Ministres, secrétaires généraux, directeurs centraux, gouverneurs… ils occupent de hautes fonctions étatiques. Les ingénieurs des écoles françaises, plus cotées que les écoles marocaines, s'adjugent les postes les plus prestigieux. Effet de mode, réseautage, compétences réelles et… idées reçues, ce qui fait la force des ingénieurs aujourd'hui. Dictature, règne, hégémonie, domination,… Lequel de ces termes qualifie le mieux la présence en force des ingénieurs dans l'appareil étatique ? Le constat est en effet saisissant. Tous les offices publics, à l'exception de deux ou trois, sont dirigés par des ingénieurs. Six ministres de l'équipe Jettou sont lauréats des écoles d'ingénieurs. La moitié des directeurs des centres régionaux d'investissement (CRI) est également constituée d'ingénieurs. Chez les gouverneurs, ils sont une bonne douzaine. Les deux seules agences de développement économique et social existant au Maroc, celle du Nord et celle du Sud sont dans le même cas. L'entourage royal, qui compte deux conseillers parmi les plus influents – Meziane Belfkih et Mohamed Kabbaj – n'échappe pas à cette omniprésence. CNSS, ANAPEC, CDG, Entraide nationale, Fondation Mohammed VI pour l'Environnement, Agence nationale pour la promotion de la PME … C'est le petit royaume des cartésiens marocains. Mais ce n'est pas tout. La liste est encore longue et plus d'une dizaine de secrétaires généraux des différents ministères et une bonne partie des directeurs centraux des ministères sont issus des écoles d'ingénieurs (voir encadré en page 16 ). Paradoxalement, leur effectif global ne dépasse guère les 6 200 pour les ingénieurs d'Etat et 2 344 pour les ingénieurs d'application, soit moins de 20 % du total des cadres de la fonction publique. Ces statistiques qui, à l'évidence, contredisent l'idée qui prévaut dans un large public concernant la prééminence des ingénieurs dans l'administration, révèlent peut-être, en creux, un fait difficile à vérifier par ailleurs : les ingénieurs ne sont peut-être pas très nombreux, mais ils occupent une majorité de postes-clés. Certes, par ailleurs, des sociétés publiques telles la RAM, le Crédit agricole, la Banque centrale populaire, Bank Al Maghrib ou encore la Comanav… sont gérées par des profils pratiquement tous issus des universités, aussi bien marocaines qu'étrangères, ou d'écoles de commerce. Ceci permet de nuancer – quoique très légèrement – la thèse selon laquelle les ingénieurs monopoliseraient la gestion du pays. Les autres profils ne disposent pas du réseau nécessaire… ou du gabarit S'ils sont si visibles c'est, sans nul doute, en raison des postes stratégiques, de plus en plus nombreux, qu'ils occupent. Alors, on les traite de corporatistes. On critique leur solidarité de corps et l'efficacité de leurs réseaux. Mais comme le note bien Abdelouahed Ourzik, directeur des études à l'Institut supérieur de l'administration, la nature a horreur du vide. En l'absence «d'élite» formée à l'université et dans les autres écoles, ce sont les ingénieurs que l'on sollicite pour combler le vide. Est-ce à dire que l'Etat ne s'est pas préoccupé de la formation d'un corps appelé à prendre en charge les affaires publiques ? Nous avons bien l'ENA (Ecole nationale d'administration) qui ne forme plus que des cadres intermédiaires et ce depuis une dizaine d'années. D'un autre côté, les gestionnaires formés au Maroc, dans les écoles de commerce publiques ou privées, se heurtent à une barrière pour accéder aux postes élevés. Ce sont en majorité des BAC+4, parfois avec les formations complémentaires, comme des DESS délocalisés, qui sont confrontées au problème de l'équivalence. A cela s'ajoute un troisième facteur : la faillite du système universitaire, qui n'est un secret pour personne. Mais ces éléments d'explication ne peuvent, à eux seuls, justifier la forte présence des ingénieurs aux plus hauts postes des organes étatiques. Pour Essaid Bellal, administrateur du cabinet de ressources humaines Diorh, la domination des ingénieurs dans les entreprises publiques et l'administration peut s'expliquer par trois facteurs. «Dans les entreprises industrielles, souvent étatiques, le premier souci se situait, jusqu'à un passé proche, au niveau de la production au détriment de la qualité et du service client. Ce sont donc un peu les profils d'ingénieurs qui étaient privilégiés», avance-t-il. Il y a aussi, ajoute-t-il, un a priori positif en leur faveur en raison de leur cursus qui les fait considérer comme des personnes douées d'une intelligence supérieure à la moyenne, «alors qu'il s'agit souvent plus d'une intelligence de logique que d'une intelligence émotionnelle». Mais il serait injuste de se limiter à cette lecture. L'effectif des ingénieurs, au sein de l'Etat, compte bon nombre d'éléments brillants et de grands projets ont été initiés et réalisés grâce à ces derniers. «Les ingénieurs ont apporté énormément de choses à l'administration, mais en face, nous avons des gestionnaires et des juristes par exemple à qui il faut donner une chance», estime M. Bellal. Trois époques successives : celles des énarques, celle des universitaires et celle des ingénieurs L'appui du réseau constitue aussi une fenêtre de lecture de cette domination, conclut Bellal. Une domination à l'origine du grand malaise qui règne aujourd'hui au sein de l'administration marocaine. Les autres corps de métier se sentent marginalisés et leurs compétences mal valorisées. La critique monte d'un cran lorsque des postes qui devraient naturellement revenir à des gestionnaires sont occupés par des ingénieurs. On cite pêle-mêle les directions des ressources humaines et des affaires juridiques au ministère de l'Equipement, la direction du Commerce intérieur au département de l'Industrie et du Commerce, la direction de l'Enseignement supérieur au département de l'Education nationale et bien d'autres, comme le secrétariat général du ministère de la Communication, de l'Intérieur, de la Formation professionnelle… «La réforme de l'administration passe avant tout par le chantier des ressources humaines. Nous n'avons pas de problèmes avec le corps des ingénieurs, auquel nous portons une grande estime, mais avec l'administration employeur. C'est pour cela que nous militons pour le professionnalisme, la compétence et l'égalité des droits vis-à-vis de l'Etat», souligne My Driss Alaoui, président de la Fédération des administrateurs. Notons pour l'anecdote que le ministère de la Modernisation des secteurs publics, l'un des rares départements dominés par les énarques, a été confié à Mohamed Boussaïd, un ingénieur Ponts et chaussées, président, par ailleurs, de l'Amicale des ingénieurs issus de l'école du même nom. Il faut reconnaître toutefois, à la décharge de ce dernier, qu'il n'a recruté aucun lauréat des Ponts et chaussées. Les administrateurs ont toutefois la vertu de reconnaître les défaillances de leur corps. «Nous ne constituons pas encore un lobby comme celui des ingénieurs, qui ne ratent aucune occasion pour promouvoir des gens du même cursus. La solidarité fait encore défaut chez nous. Nous essayons de combler cette lacune». En dépit de leur nombre important, plus de 41 000 cadres, et des associations les représentant, un réseau de 28 associations, dont 10 régionales, regroupées sous la coupe d'une fédération, le corps des administrateurs se bat depuis quelques années pour se frayer un chemin vers les postes de décision dans l'administration. Il veut retrouver ses heures de gloire. Celles qu'il a connues depuis les années 1960 et jusqu'au début des années 1990. Une période où c'étaient les énarques et les universitaires qui se taillaient la part du lion dans les postes publics, bénéficiant du soutien des hommes forts de l'époque, des administrateurs, pour la plupart. C'étaient d'abord les énarques, du temps où Brahim Frej, chambellan depuis l'arrivée au pouvoir de feu Hassan II, occupait le devant de la scène. Les lauréats de l'Ecole nationale d'administration (ENA) avaient la cote au sein de l'administration. Le cabinet du défunt Roi en employait aussi plusieurs. Hassan II, conscient toutefois de l'importance d'avoir des contrepoids entre les différents profils, opérait un certain équilibrage. «C'est ainsi, par exemple, que le ministère de l'Equipement était sacré pour Hassan II, qui le considérait aussi comme un creuset où sont façonnés les hauts commis de l'Etat. Pour ceux qui y atterrissaient, le plan de carrière était tout tracé», commente Bouchaïb Benhamida, ingénieur centralien, président de la Fédération du bâtiment. Mohamed Kabbaj et Abelaziz Meziane Belfqih, actuels conseillers du Souverain et tous deux ingénieurs Ponts et chaussées, ont été ministres au sein de ce département. Chakib Benmoussa et Mohamed Hassad, ayant suivi tous deux le même cursus que les conseillers, ont suivi des trajectoires tout aussi intéressantes. Le premier a fait un passage par le département de l'Equipement, puis un bref passage dans le privé avant d'hériter du poste de secrétaire général de l'Intérieur. Le second a été ministre des Travaux publics, PDG de la RAM et est actuellement wali de Marrakech. De tels exemples sont légion. Toujours est-il qu'avec la montée en puissance de l'ancien ministre de l'Intérieur Driss Basri, un revirement sera opéré. Ce dernier ne ratera aucune occasion de placer ses pairs. Ce sera alors l'époque de gloire des universitaires, qui prendra fin subitement avec son départ. Aujourd'hui, avec le tandem de choc Meziane Belfkih-Mohamed Kabbaj, voici venu le temps des ingénieurs. Et pas n'importe lesquels. Sont privilégiés ceux diplômés en France. Les lauréats de Ponts et chaussées, de l'Ecole centrale et de Polytechnique sont propulsés au devants de la scène, selon les nombreux témoignages que nous avons recueillis auprès de hauts responsables. Mais il est important de noter que «MM. Belfkih et Kabbaj ne mettent pas de sel dans leur seule soupe. Ils diversifient un peu leurs recrutements, qui restent cependant dominés par les profils d'ingénieurs», relève Essaid Bellal. Pour Jamal Belahrach, directeur général de Manpower Afrique du Nord, cette situation est le simple reflet de la culture de notre société. On préfère les gens que l'on connaît et que l'on maîtrise. «Encore maintenant, on ne demande pas aux gens de bien gérer mais juste de bien garder la maison. Avec le nouveau règne, un leadership est né. Désormais, on exige des résultats des commis de l'Etat. Le processus de changement est donc entamé, mais à quelle vitesse est-il opéré ?», s'interroge M. Belahrach. Et d'ajouter que «l'administration n'a pas encore totalement réalisé sa mue. Elle n'est pas encore prête à recevoir des hommes avec des schémas de pensée différents. Car cela conduirait à une remise en cause de l'existant et donc à un changement. Et c'est ce dernier qui fait surtout peur». Le diplôme n'est pas seul pris en compte Il est vrai que les dirigeants aiment s'adresser à des personnes qui partagent le même langage et qu'ils connaissent mieux. Ceci ne doit toutefois pas être considéré comme une approche systématiquement volontariste. C'est que le Maroc n'a pas su former, comme en France, par exemple, une élite politique et économique. Cette carence se révèle au grand jour à chaque formation de gouvernement. Rappelons-nous le dernier remaniement : quatre ministres ingénieurs, dont trois sont lauréats de Ponts et chaussées, ont été imposés à deux grands partis : l'Istiqlal et le RNI. Mais alors, pour faire amende honorable, doit-on privilégier l'équilibre des profils au détriment de l'intérêt de l'Etat ? Un pays se développe sans nul doute avec son élite. C'est ce qui pousse Saïd Ibrahimi, Trésorier général du Royaume et ingénieur centralien, à ironiser en se demandant «si, pour satisfaire tout le monde, allons nous privilégier les quotas au lieu des compétences?». Il faut reconnaître que les ingénieurs partagent entre eux le même mode de pensée. Mounir Chraibi, directeur général de la CNSS et ingénieur polytechnicien rejoint l'avis de Saïd Ibrahimi. «Il est important de noter que le système éducatif est sélectif. Et ce sont donc les meilleurs qui choisissent les filières scientifiques. Les gens sont nommés sur la base de leur bilan. Il est vrai que le réseautage peut constituer une fenêtre de lecture mais il ne peut, à lui seul, expliquer le fonctionnement du système». Cependant, on oublie souvent de souligner que le Roi est lui-même d'une formation universitaire et que plusieurs membres de son entourage sont des universitaires. «Des personnes issues souvent du Collège royal», tient à nuancer Jamal Belahrach, pour lequel l'élément confiance est déterminant. «Le deuxième cercle des hommes forts produit quant à lui le même schéma classique de recrutement». Au niveau de ce deuxième cercle, le processus, selon Essaid Bellal, prend en considération quatre éléments décisifs. Il s'agit, en premier lieu, de l'efficacité du réseau auquel on appartient, de l'origine du diplôme, d'une première carrière dans l'administration et, en dernier lieu, de la satisfaction aux critères de loyauté et de compétence par rapport à des attentes déterminées. Un centralien, cette fois-ci du secteur privé, appuie cette thèse. Pour Hamid Belafdil, directeur général de Polycompétences, «la notion de fidélité est encore fortement présente dans l'administration. Aujourd'hui, il est temps d'innover dans le système d'évaluation». Le malaise au sein de l'administration est perceptible Auprès des lauréats des écoles françaises, la prudence est de mise dans les déclarations. Le sujet est d'une grande sensibilité et on tient avant tout à minimiser l'importance du réseautage dans les nominations. On omet toutefois de souligner que les présidents des différentes associations sont des hommes influents dans l'administration. C'est le cas pour Saïd Ibrahimi, Trésorier général du Royaume et président de l'Association des centraliens. De Chakib Benmoussa, secrétaire général du ministère de l'Intérieur et qui est à la tête de l'Association des polytechniciens. Même schéma pour l'Association des lauréats de Ponts et chaussées, dont la présidence est confiée à Mohamed Boussaïd, ministre en charge de la Réforme de l'administration. Un réseau efficace, ce serait donc, en partie, ce qui fait défaut chez les autres ingénieurs diplômés des écoles nationales. Ainsi, l'Association des ingénieurs de l'Ecole Mohammédia, les Emistes comme on les appelle, de l'avis de Bousselham Hilia, secrétaire général du même département et diplômé de la même école, est aujourd'hui en veilleuse. Pour sa part, Zitoun Bouchaïb, président de l'Association des lauréats de l'Ecole Hassania des travaux publics et directeur des aménagements hydrauliques au secrétariat d'Etat de l'Eau, estime que cette situation ne peut que nuire à la réputation des écoles nationales. «On ne peut pas développer les écoles nationales si on ne fait pas confiance à leurs lauréats. C'est ce qui pousse les candidats à choisir d'abord les écoles étrangères car, estiment-ils, elles préparent mieux les carrières». Zitoun Bouchaïb se rappelle avec amertume l'épisode qui a suivi le départ de Bouamar Taghouane de l'Equipement. «Avec son départ, les ingénieurs de l'EHTP, qui avaient été nommés à son arrivée, ont été tout simplement écartés. C'est une réaction que nous n'approuvons pas car on juge le diplôme au lieu de juger la personne. C'est une responsabilité aussi du premier ministre au moment de la validation des candidatures avant leur transmission au Cabinet royal.» . Le processus de recrutement prend en considération quatre éléments décisifs : l'efficacité du réseau auquel on appartient, l'origine du diplôme, une première carrière dans l'administration et la satisfaction aux critères de la loyauté et de la compétence par rapport à des attentes déterminées. Les présidents des différentes associations des ingénieurs lauréats d'écoles françaises sont des hommes influents dans l'administration : Saïd Ibrahimi, Trésorier général du Royaume, est président de l'Association des centraliens. Chakib Benmoussa, secrétaire général du ministère de l'Intérieur, est président de l'Association des polytechniciens et Mohamed Boussaïd, ministre chargé de la Modernisation des secteurs publics, est à la tête de l'Amicale des ingénieurs lauréats des Ponts et chaussées.