Matériaux de construction, carburants, textile, produits alimentaires…, la contrebande touche presque tous les secteurs. L'Oriental, Sebta et Mellilia, et les régions sahariennes sont les trois portes d'entrée qui affolent autorités et opérateurs. La crise et la hausse des prix de certains produits expliquent la recrudescence du phénomène. Les autorités marocaines auront beau déployer leurs efforts pour lutter contre sa prolifération, la contrebande demeure un fléau qui a pris racine dans l'économie marocaine. Si, officiellement, peu de données sont disponibles pour en mesurer l'ampleur -le manque à gagner pour l'industrie est estimé à 16 milliards de DH par an-, les témoignages rapportés par certains opérateurs sont inquiétants. Céramistes, pétroliers, industriels du textile mais aussi pharmaciens et opérateurs de l'agroalimentaire…, tous s'accordent à dire que le phénomène persiste. Pire, il a pris de l'ampleur depuis que la crise économique a éclaté. Avec des complicités locales, des industriels étrangers introduisent frauduleusement leurs produits dans le pays pour limiter la casse. Cette pratique est courante dans plusieurs secteurs, à l'instar de la céramique, comme en témoigne Fouad Benzakour, président de l'Association professionnelle du secteur : «Nous constatons une nette hausse des entrées de produits de contrebande en provenance de Mellilia et particulièrement depuis que la crise de l'immobilier sévit en Espagne», précise-t-il. Avec Sebta, cette ville occupée s'avère en effet être une des trois principales portes d'entrée pour les contrebandiers. Si l'on se fie à la cartographie établie sur la base de différentes études commanditées par les services de la Douane, on remarque en effet que le Nord, même si des souks comme celui de Fnideq sont loin de connaître le succès d'antan, est le deuxième plus grand marché de la contrebande, après l'Oriental qui, de par sa proximité avec l'Algérie, constitue un point de passage privilégié. La liste des produits frauduleux répertoriés dans différents marchés du Royaume le prouve. Le troisième grand point d'entrée est le Sud où les contrebandiers usent des ports de la région et de la frontière avec la Mauritanie pour s'approvisionner, principalement en produits pétroliers et en cigarettes. La Douane lutte tant bien que mal Force est de reconnaître que les services de la Douane multiplient depuis quelques années les contrôles. L'intensité des coups portés aux contrebandiers commençait à être bien ressentie sur le marché. En 2012, la Chambre de commerce et d'industrie d'Oujda évoquait une «hausse exponentielle du prix du carburant en provenance de l'Algérie». Ainsi, de 120 DH le baril de 30 litres, le prix avait dépassé les 200 DH dans l'Oriental. Mais depuis la dernière hausse des prix à la pompe décidée en juin 2012, le carburant algérien a rapidement retrouvé son attractivité. D'après des estimations officieuses, il est vendu 3 à 4 DH moins cher que dans les stations services. La Douane a par conséquent maintenu la pression. Selon des sources dans cette administration, dans la seule région d'Oujda, plus d'un million de litres de carburant ont été saisis durant les cinq premiers mois de l'année, alors que pour toute l'année 2012, on en était à 1,2 million de litres. Idem pour les saisies de véhicules servant pour ce trafic : 850 sur cinq mois de 2013 contre 1 200 en 2012. Mais ces opérations ressemblent fort à un travail de Sisyphe parce que ce carburant a aujourd'hui atteint de nouvelles régions telles que Fès et Meknès. Selon le Groupement des pétroliers du Maroc (GPM), la contrebande explique en partie la baisse des ventes des pétroliers depuis le début de l'année. D'après des données de sources algériennes, rapportées par l'Observatoire de la contrebande, le trafic de contrebande de carburant vers le Maroc générerait entre 3,5 et 4,2 millions de dollars mensuellement. Les produits chinois en force Le carburant n'est pas le seul touché par la contrebande suite à la hausse des prix des produits «légaux». Paul Leggat, président du directoire de la société marocaine des tabacs, nous confiait, il y a quelques jours, que «depuis la hausse en mars dernier des prix des paquets d'entrée de gamme, une nette hausse du trafic de contrebande a été enregistrée», au point que la société évalue désormais ce business, alimenté à partir des régions sahariennes et de l'Oriental, à près de 3 milliards de DH. Le plus inquiétant est le fait que l'exonération totale des droits de douane consécutive à l'accord de libre-échange avec l'Europe n'a pas permis de mettre un frein au trafic de certains produits importés jusque-là de l'enclave de Mellilia. C'est notamment le cas des articles électroménagers. En fait, le seul impact qu'a eu l'ouverture des frontières commerciales sur la contrebande de ces produits est le changement de la provenance des articles. «Les seuls produits qui traversent illégalement la frontière sont ceux en provenance de Chine et d'autres pays asiatiques», explique Abdeljalil Lahlou, directeur général de Manar, fabricant de Siera, avant d'ajouter : «Nous assistons à une nouvelle forme de contrebande qui consiste en la sous-déclaration au niveau des douanes». La même donne est observée pour les produits de textile. Ceux fabriqués dans l'Empire du milieu constituent un business de premier rang des contrebandiers dans l'Oriental mais aussi dans le Nord. Il faut dire que les prix ont de quoi attirer même les plus réticents des clients. Selon une enquête effectuée sur le terrain par l'Observatoire de la contrebande, affiliée à la Chambre de commerce et d'industrie de l'Oriental, les articles de textile pour enfants en provenance de la Chine sont par exemple proposés à partir de 35 DH et ceux pour adultes à partir de 13 DH. La sous-facturation, autre face de la contrebande, continue de prospérer Ceci étant, de tous les produits de contrebande, ceux de l'agroalimentaire présentent le plus grand danger pour le consommateur. Pour Amine Berrada Sounni, président de la Fenagri, «le phénomène est en effet important. Les pouvoirs publics ont fourni des efforts considérables pour lutter contre la sous-facturation. Mais en contrepartie, cela a fait augmenter la contrebande». Aujourd'hui, ce sont des produits de toutes les origines, et plus particulièrement d'Espagne, qui entrent sur le marché. «Pour l'instant, c'est principalement dans le Nord que la contrebande sévit, mais on nous a tout de même rapporté des cas de quelques produits qui sont entrés à partir de Laâyoune», ajoute M. Berrada. Dans la liste des produits répertoriés, on trouve de tout : des pâtes alimentaires, du fromage, du thé… et même du lait pour bébés. Le même constat pourrait être dressé quant à la contrebande de médicaments… à une exception près : les pouvoirs publics en réduisent l'ampleur. Selon une récente intervention au Parlement d'El Hosseine El Ouardi, ministre de la santé, «le marché national ne pâtit pas du phénomène de la contrebande des médicaments». C'est du moins la version officielle, car sur le terrain, les pharmaciens déplorent la forte présence de médicaments de contrebande dans les souks, comme en témoigne le message adressé il y a quelques mois par le syndicat régional des pharmaciens de l'Oriental aux autorités, les appelant à lutter contre la commercialisation de ces produits dans le célèbre souk El Fellah à Oujda. Selon le syndicat, plus de 80 sortes de médicaments sont commercialisées dans la région, avec des prix jusqu'à 80% moins chers que ceux des médicaments équivalents en pharmacie. L'opération «Biyela» (encerclement en langue zoulou) menée début avril 2013 dans 23 pays africains a permis d'intercepter plus d'un milliard d'articles et en particulier 550 millions de doses de médicaments illicites, potentiellement dangereux, voire mortels. Ces produits sont non seulement nocifs mais entrent souvent par des voies détournées, et le Maroc n'est certainement pas épargné. Sinon, il n'y aurait aucun intérêt à l'associer à cette opération initiée par l'Organisation mondiale des douanes (OMD) et l'Institut de recherche anti-contrefaçon de médicaments (IRACM).