Selon la loi, tout nouvel entrant sur le marché devra vendre à un prix minimum de 27,13 DH à l'heure actuelle, ce qui prive les concurrents d'Imperial Tobacco de 82% des volumes du marché. Pour batailler sur les 18% du marché restant, les importateurs doivent, de plus, investir lourdement. Rebondissement dans l'affaire de la distribution des tabacs manufacturés. Il y a un an, des sociétés voulant importer en gros et distribuer des cigarettes, dans la foulée de la libéralisation complète du secteur intervenue le 1er janvier 2011, exprimaient publiquement leur indignation de voir leurs dossiers, déposés auprès du ministère des finances, rester lettre morte. Saisi par leurs soins, c'est aujourd'hui le Conseil de la concurrence qui vient à leur secours en dénonçant non seulement des dysfonctionnements dans l'analyse des exigences réglementaires d'accès au marché, mais en mettant également l'accent sur les dispositions d'ordre législatif à même de constituer une entrave à la libre-concurrence à travers la fixation d'un prix minimum pour les produits d'un nouvel entrant sur le marché. Ce prix minimum préserve encore aujourd'hui à l'ex-Régie des tabacs, autrefois entreprise publique, privatisée depuis 2003 et aujourd'hui totalement sous le contrôle d'Impérial Tobacco, 4e opérateur mondial, un monopole de fait sur 82% des volumes d'un marché estimé à 15,07 milliards de cigarettes. Mardi 12 juin courant, le Conseil de la concurrence remettait son rapport au chef du gouvernement, comme le veut la procédure, en même temps qu'il en adressait copie à la CGEM, partie demanderesse. Question : pourquoi, après avoir totalement vendu la Régie des tabacs et libéralisé le secteur, l'Etat continue-t-il de protéger un monopole ? Après 4 mois d'attente, Capital Finance saisit le Conseil de la concurrence Tout a commencé en 2011. Depuis le 1er janvier de cette année-là, la dernière barrière à la concurrence, celle relative au «monopole de l'Etat sur l'importation et la distribution en gros des tabacs manufacturés», tombe. Concrètement, n'importe quel opérateur, organisé, répondant au cahier des charges fixé, peut prétendre importer des cigares, cigarettes et cigarillos et les distribuer à travers le réseau de débits de tabacs agréé par l'Etat. En mars et mai, le ministère de l'économie et des finances, autorité gouvernementale chargée d'octroyer les licences de distribution en gros de tabacs manufacturés, donne son feu vert à l'importation directe pour deux nouveaux opérateurs sur le marché. British American Tobacco (BAT), à travers Batem, filiale locale en charge de la distribution des marques Dunhill, Pall Mall et Kent, notamment ; et Japan Tobacco International, à travers, NATC, filiale conjointe avec le producteur de boissons gazeuses NABC, qui se voit confier la distribution des marques Winston, Camel et Benson & Hedges. Certes, la plupart de ces produits étaient déjà distribués auparavant par Imperial Tobacco, mais leurs producteurs étaient, auparavant, obligés de passer par le truchement du dernier pour écouler leurs produits, moyennant commission de distribution, sans compter que le détenteur du monopole ne faisait rien pour mettre en avant les marques de ses concurrents. Il faut dire que, pour ces derniers, le jeu en vaut la chandelle. Entre 2005 et 2010, le marché officiel des cigarettes a connu une croissance notable de 13,7%, pour se situer à un volume de 15,07 milliards d'unités. Plus intéressant, dans cet intervalle de temps, il a changé de structure, enregistrant un accroissement de la part du tabac blond au détriment du brun qui ne représente plus aujourd'hui que 8,3% du marché. Parallèlement, les ventes de Marlboro et de Winston, segment visé par BAT et JTI ont crû à une cadence prononcée. Celles des Marlboro ont connu une hausse de 68% en cinq ans et celles des Winston se sont appréciées de 32%. De quoi expliquer donc la volonté des deux opérateurs mondiaux d'importer et de distribuer eux-mêmes leurs propres marques. La poule aux œufs d'or accordée à l'ex-Régie des tabacs maintenue Mais, si le ministère de l'économie et des finances a ouvert la porte à ces deux opérateurs mondiaux, tel n'a pas été le cas pour un autre opérateur, local, lui, désirant importer des cigarettes blondes, en provenance d'Egypte notamment. Il s'agit en l'occurrence de la société Capital Finance, opérant dans plusieurs métiers dont l'importation et la distribution de produits alimentaires, de produits d'hygiène corporelle et domestique, disposant déjà de structures de logistique ad hoc. Déposé le 17 mars 2011, chez les Finances, le dossier de demande d'autorisation restera sans suite. Après une attente qui aura duré 4 mois, Capital Finances saisit, le 13 juillet, la CGEM et le ministère des affaires économiques et générales, en vue d'une saisine du Conseil de la concurrence, à travers la Fédération du commerce et services du patronat. Points contestés, la détermination du prix minimum en vigueur et les exigences réglementaires en termes d'accès au marché pour tout nouvel entrant. De quoi s'agit-il exactement ? En fait, depuis la privatisation de la Régie des tabacs en 2003, la loi 46-02, effective depuis avril 2003, impose pour tout nouveau produit de tabac devant être lancé sur le marché un prix minimum ne pouvant être inférieur, selon l'article 24-1 «[…]à la moyenne arithmétique des prix de vente au public en vigueur des produits de tabacs manufacturés de même catégorie[…]». En l'occurrence, pour le marché des cigarette blondes, Il s'agit d'additionner les prix publics des paquets de 63 marques existantes sur le marché et d'en dégager une moyenne arithmétique. Laquelle moyenne arithmétique, qui était de 22,80 DH en 2006, est de 27,13 DH depuis le mois de juin 2011. Concrètement, cela veut dire que tout nouvel entrant sur le marché ne pourra vendre ces cigarettes à un prix inférieur à ces fameux 27,13 DH. Or, le gros du marché des cigarettes est justement ailleurs. En effet (voir graphe en page précédente), 82% des 15,07 milliards de cigarettes vendues au Maroc en 2010 sont des marques vendues à moins de 27 DH et produites et/ou distribuées par Impérial Tobacco. Parmi elles, Marquise, la reine des blondes au Maroc, qui accapare 67% des parts, tous segments confondus. La marque, marocaine, vendue à 17,50 DH le paquet, est une poule aux œufs d'or pour Impérial Tobacco, tout comme elle l'a été pour Altadis, qui avait acquis la Régie des tabacs en 2003. Entre 2005 et 2010, ses ventes se sont accrues de 36%. Mais elle n'est pas la seule. Dans le lot des marques à succès d'Impérial Tobacco, on trouve aussi le duo Fortuna-Gauloises avec ses 13% de parts de marché et ses 1,96 milliard de cigarettes écoulées en 2010. En jouant sur un prix «modéré» pour ces deux marques, avec une Fortuna à 20 DH et une Gauloise dont le prix initial a été ramené de 25 à 22 DH, Altadis, avant son rachat par Impérial Tobacco en 2009, a ainsi quasiment verrouillé le marché avant la libéralisation en s'appuyant sur le système du prix minimum. Pourquoi ces prix minimum ? Selon l'Etat, représenté par le ministère des finances, l'objectif est double : d'une part garantir le niveau des recettes fiscales de l'Etat, et, d'autre part, répondre à des objectifs de santé publique visant à réduire le nombre de fumeurs à travers le maintien de prix élevés. Un système de fixation de prix qui doit intégrer la logique des segments Des arguments battus en brèche par le Conseil de la concurrence, qui avance dans son rapport plusieurs contre-arguments. En effet, estime-t-il, la base de calcul de la moyenne arithmétique des prix ne prend pas en considération les différences de gamme entre produits. Ainsi, tout comme un fumeur de Marlboro ne peut substituer à sa cigarette préférée des Marquise, il doit exister plusieurs moyennes selon les segments du marché des blondes qui seraient au moins trois : premium, moyenne gamme et bas de gamme. Ensuite, ce système de fixation des prix peut être utilisé artificiellement par les opérateurs comme une barrière d'accès au marché, grâce à l'introduction de nouvelles références qui auront forcément un prix plus élevé que le minimum et qui auront pour effet d'augmenter le seuil. Ou, pire, grâce au maintien sur le marché de produits déjà existants et peu vendus mais encore dans le circuit, servant le maintien du prix minimum à un seuil élevé. Le Conseil de la concurrence donne pour exemple les trois marques vendues par Imperial Tobacco que sont Fortuna Light, West et Gitanes filtre dont les ventes cumulées atteignent à peine 5 millions d'unités. Enfin, quant à l'objectif de fixer des prix élevés pour réduire le nombre de fumeurs, le Conseil de la concurrence démontre que l'objectif n'a pas été atteint et qu'un système de taxation combinant impôts ad valorem et taxe fixe serait plus adéquat tout en permettant de supprimer l'obligation du prix minimum jugée comme une entrave à la concurrence et annihilant les effets voulus de la libéralisation d'un secteur, où Imperial Tobacco s'adjuge aujourd'hui 82% de parts d'un marché, avec la bénédiction de l'Etat. Et encore, ce n'est pas le seul reproche fait par le conseil, les conditions d'accès au marché, jugées contraignantes, surtout si elles sont combinées au prix minimum.