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Halte à la théorie du game-changer
Publié dans La Vie éco le 12 - 03 - 2023

L'issue incertaine de la guerre en Ukraine oblige les deux adversaires, soutenus par leurs alliés respectifs, à utiliser les armes les plus sophistiquées et décisives pour terrasser leur ennemi. Ces armes providentielles, ou game-changer, sont-elles vraiment décisives pour l'issue de la guerre ?
NIZAR DERDABI
Ancien officier supérieur de la Gendarmerie Royale et enseignant à l'Ecole de guerre économique.
Quand s'arrêtera cette fichue guerre ?!? Que ce soit du côté ukrainien ou russe, chacun – population civile et responsables politiques ou militaires – doit secrètement espérer la fin de ce conflit meurtrier dont l'issue semble de plus en plus incertaine. Car tout le monde a bien fini par s'en rendre compte: personne ne sort vainqueur d'une guerre de haute intensité opposant deux puissances militaires lourdement armées et équipées – en grande partie grâce à ses alliés pour l'Ukraine – et disposant de ressources humaines et matérielles constamment renouvelées, voire presque inépuisables. Dans ce contexte, le vœu le plus fort souhaité par les deux camps est de pouvoir disposer, le plus tôt possible, de l'arme providentielle qui pourra faire basculer le conflit en sa faveur. Ce que les experts des plateaux télévisés identifient sous le nom de game-changer. Et que les militaires qualifient d'arme de rupture technologique ou de rupture stratégique. Autrement dit, l'arme ou le système d'armes qui donnera un avantage déterminant sur le terrain à ses forces armées et qui impactera invariablement l'issue de la bataille. Et cette quête de l'arme ultime ne date pas d'aujourd'hui. Déjà vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Troisième Reich cherchait à développer des Wunderwaffen, littéralement «armes miracles», pour inverser le cours de la guerre après les débâcles successives de l'armée allemande à partir de 1944.
à chaque phase de la guerre son game-changer
Néanmoins, la récurrence de ce terme de game-changer depuis le début du conflit, utilisé à chaque fois qu'un des deux camps enregistre des victoires successives sur le champ de bataille peut nous laisser dubitatifs. Ainsi, dès les premiers jours de l'offensive qui ont vu l'aviation russe détruire une grande partie des batteries de défense aérienne ukrainienne dans le but d'avoir la maîtrise du ciel, de l'armement fourni par les alliés est venu complètement rééquilibrer le rapport de force. En effet, la livraison de systèmes portatifs de défense aérienne (MANPADS) par les Américains et les Britanniques à l'armée ukrainienne a joué un rôle déterminant dans la destruction d'avions et d'hélicoptères russes. Les Russes ont donc perdu leur capacité à avoir la maîtrise de la 3e dimension à cause de la menace des MANPADS, qui ont donc été désignés par les experts militaires comme le premier game-changer de ce conflit. Mais, rapidement, une nouvelle arme a fait irruption sur le champ de bataille et a été immédiatement considérée comme la nouvelle arme providentielle : les drones ainsi que les munitions rôdeuses. Toutes ces armes, que ce soit les drones Bayraktar TB2 turques, les munitions rôdeuses Switchblade américaines ou les drones iraniens Sahde-136, ont été qualifiées de game-changer dès leur première utilisation. Puis après, ce fut le tour de l'artillerie avec les canons français Caesars d'être mise en avant, suivie par les lance-roquettes multiples américains HIMARS qui ont permis de mener des frappes en profondeur et qui ont été déterminants dans la contre-offensive ukrainienne de septembre 2022. Ensuite, les analystes militaires russes ont pris le relais, en qualifiant les missiles longue protée russes utilisés pour détruire des centrales électriques et des sites stratégiques ukrainiens d'armes décisives qui ont permis à la Russie de faire basculer le momentum de cette guerre qui était en faveur de l'Ukraine. Puis maintenant, on revient au game-changer traditionnel, le char d'assaut, considéré comme le fer de lance de toutes les manœuvres militaires terrestres depuis la Seconde Guerre mondiale et vivement réclamé par Zelensky pour permettre à son armée de relancer une grande offensive vers l'Est. Et la prochaine demande d'armement concernera les avions de chasse, qualifiés de décisifs et d'indispensables par Kiev, pour ne pas céder à l'avancée des troupes russes. Mais selon Justin Massie, codirecteur du Réseau d'analyse stratégique de l'Institut d'études internationales de Montréal, «l'aviation ne sera pas un game-changer, à moins que les Occidentaux fournissent leurs meilleurs appareils, des F-35 par exemple». On imagine déjà la suite. Pour faire face au retour en force des chars d'assaut et des avions de chasse sur le champ de bataille, on reviendra aux game-changers du début du conflit, à savoir les missiles antichars et anti-aériens. On tourne en rond finalement et on met le terme game-changer à toutes les sauces. Il faut donc qu'on arrête avec cette théorie du game-changer ! Car derrière ce terme galvaudé, il y a un intérêt des industriels de la défense de mettre en avant leur armement de dernière génération et de le présenter comme l'arme ultime pour forcer la décision sur le champ de bataille. Et donc par extension, l'arme qu'il est nécessaire d'acquérir pour l'intégrer à son arsenal.
La «théorie du glaive et du bouclier»
Joseph Henrotin, chargé de recherche au Centre d'analyse et de prévision des risques (CAPRI), s'interroge d'ailleurs sur l'incidence de ces game-changers dans l'issue des batailles. Pour lui, la primauté de la victoire devrait plus être attribuée à la doctrine ou la qualité et les modes de commandement militaire qu'à ces fameux game-changers. Il précise d'ailleurs qu'«aucune arme à travers l'Histoire n'a permis à elle seule de gagner une guerre : le game-changer ne peut pas avoir d'incidence directe sur le plan stratégique.»
On peut donc se permettre de parler de game-changer pour une seule bataille ou une série de batailles successives pour lequel un des deux adversaires arrive à imposer sa volonté à l'autre. Mais pour une guerre de longue haleine, le game-changer peut rapidement devenir obsolète, car l'adversaire aura eu le temps de s'adapter à cette nouvelle arme de rupture technologique. Le game-changer est avant tout une arme qui s'appuie sur une technologie nouvelle, pour laquelle on n'a pas encore réussi à développer de parade. Mais en récupérant des drones tombés sur le champ de bataille par exemple, il est possible, après les avoir disséqués puis analysés, d'en déduire les failles ou de concevoir des mesures de riposte adéquates.
L'arme nucléaire : le Game-finisher
Cette course technologique incessante que se livrent les armes offensives et les systèmes de défense répond à la «théorie du glaive et du bouclier». Lorsque les blindés par exemple parviennent à «renforcer leur bouclier de défense» à l'aide de moyens technologiques pour parer aux attaques des roquettes adverses, les fabricants d'armes développent de nouvelles technologies pour «affûter leur glaive» afin de transpercer ce nouveau blindage infaillible.
Mais si aucune arme n'a permis dans l'Histoire militaire, à elle seule, de gagner une guerre, il existe une arme dont l'effet de dévastation et de sidération est tel qu'il pourrait mettre un terme immédiat à n'importe quelle guerre : l'arme nucléaire. Cette arme, qualifiée de non conventionnelle, peut à elle seule changer les règles de la puissance. C'est d'ailleurs suite à l'utilisation de la bombe nucléaire à Hiroshima et Nagasaki en août 1945 que les états-Unis avaient forcé la capitulation du Japon. Et l'arme nucléaire se trouve actuellement entre les mains de Poutine, sans que Zelensky ni ses alliés occidentaux ne semblent pas se soucier de son utilisation par Moscou. Qu'est-ce qui pourrait empêcher Vladimir Poutine de céder à la tentation d'utiliser l'arme nucléaire, au moins tactique, pour mettre fin à cette guerre afin de ne pas avoir à endosser une défaite inacceptable pour son héritage ? Ainsi, si l'issue de cette guerre ne va pas dans le sens de la Russie, nous risquons d'assister à l'utilisation du game-finisher : l'arme nucléaire. Avec toutefois une incertitude majeure : à l'inverse de la situation qui prévoyait en 1945, la Russie n'est pas le seul pays qui est en possession de cette arme de l'apocalypse...


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