Si la diplomatie du gaz pèse grossièrement dans l'échiquier géopolitique, le Maroc a donné un cachet spécial à sa diplomatie des phosphates. Garant de la sécurité alimentaire mondiale, OCP Group laisse opérer son soft power sans en abuser... Nous sommes en 2008 quand le monde se réveille sur une réalité à trois temps. Primo : les engrais phosphatés sont indispensables pour nourrir les habitants de la planète. Secundo : ces engrais ne seront plus aussi accessibles et bon marché. Tertio : il y a un seul pays, le Maroc, qui sera capable d'en garantir durablement la production. Ce fut le déclic... Le voyant Morocco s'allume subitement sur tous les radars mondiaux. Et depuis, le Royaume a commencé à construire sa vision de développement, sa stratégie de politique étrangère et de diplomatie en tenant compte de son nouveau statut de futur acteur majeur de la sécurité alimentaire et par-delà de la stabilité politique, que ce soit en Afrique ou dans le reste du monde. L'année 2008 est, en effet, une année charnière dans l'industrie des phosphates. Pour la première fois, on parle de la «fragilité du marché des engrais». Certaines études ont même évoqué un «peak phosphoros», en référence au point de rupture, quand la production d'une matière première atteint son niveau maximal. La mise à jour des réserves des grands pays producteurs, comme la Chine et les Etats-Unis, prédisait leur épuisement durant la décade 2030. Le développement massif des biocarburants, l'augmentation des prix des hydrocarbures et une forte demande sur les produits alimentaires ont fait que les cours des phosphates ont connu, cette même année, une hausse de 800%. Le prix de la roche culminait à 400 dollars la tonne, avant de retrouver un niveau plus raisonnable, aux alentours de 100 dollars… A cette époque, l'OCP venait d'entamer sa grande révolution. L'actuel PDG, Mostafa Terrab, avait été nommé à la tête de l'Office deux ans plus tôt. Et il allait faire bon usage de ce positionnement du Royaume, à la tête du top 5 des pays qui concentrent 95% des réserves restantes de cette roche vitale. Selon l'actualisation la plus récente, tenant compte des dernières découvertes et réévaluation, le Maroc contrôle, à lui seul, plus de 70% des réserves mondiales. Acteur majeur d'une industrie vitale C'est un chiffre qui donne tout son sens à la devise consacrée de l'OCP : acteur majeur de l'industrie des engrais dans le monde. Et même «garant de la sécurité alimentaire mondiale». Surtout quand le premier producteur mondial (la Chine avec 85 millions de tonnes en 2021) impose des barrières à l'exportation à travers une taxe de 135% destinée à interdire les expéditions à l'étranger pour assurer sa consommation domestique. Et que les Etats-Unis – historiquement plus grand producteur, consommateur et exportateur mondial de roche et d'engrais phosphatés – voient leurs réserves se réduire comme peau de chagrin. Ainsi, la crise de 2008, tout comme le choc actuel généré par la guerre en Ukraine qui a permis à l'OCP de réaliser des performances exceptionnelles, n'est pas que conjoncturelle. C'est une situation qui va s'installer progressivement dans le temps, certes pas de manière aussi accentuée, mais à mesure que les réserves des autres pays producteurs diminuent, que la demande mondiale sur les engrais se fait pressante avec l'augmentation exponentielle de la demande sur les produits alimentaires et le biocarburant. Plus que jamais, le monde réalise que la sécurité alimentaire n'est pas garantie, y compris dans les pays développés. En Europe, on découvre avec stupéfaction, et pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, le terme «pénurie», et de surcroît quand il s'agit de produits alimentaires. Chaque pays a compris l'urgence de diversifier ses sources d'approvisionnement. La nourriture comme arme de guerre On découvre également qu'au XXIe siècle, la nourriture pourrait encore être utilisée comme arme de guerre. Le monde a pris conscience du rôle de la sécurité alimentaire dans la garantie de la paix et de la stabilité du globe. «Alors que l'Europe fait face à une guerre d'usure géo-économique sur deux fronts avec la Russie, le projet du Maroc d'augmenter sa production d'engrais (...) modifie l'équation stratégique en contrant la capacité de Moscou à militariser le lien alimentation-énergie», lit-on dans une récente étude publiée par le think tank américain, Middle East Institute. Alors que d'autres pays monnaient leurs contrats de gaz contre des positions politiques, le Maroc agit tout autrement. Ce faisant, poursuit l'auteur de l'étude, «le Maroc a démontré son importance croissante en tant que partenaire géopolitique de l'Europe et des Etats-Unis en Afrique subsaharienne». Le centre de réflexion, basé à Washington depuis 1946, parle d'une «décision judicieuse de l'OCP» qui est celle d'augmenter ses parts de marché. «Jouant un rôle à peu près analogue à celui de l'Arabie saoudite sur le pétrole, le Maroc pourrait devenir le banquier central du marché mondial des engrais et un garant de l'approvisionnement alimentaire mondial», conclut l'étude. De son côté, un rapport de la Banque mondiale, Food Security Update, publié le 10 novembre, explique que «plusieurs pays cherchent des moyens d'augmenter les importations d'engrais». Au Brésil, «le manque d'engrais en quantité suffisante peut réduire les récoltes futures, compromettant la disponibilité alimentaire locale et les moyens de subsistance des producteurs», relèvent les spécialistes. Ce pays, par ailleurs grand producteur de biocarburant, important 85 % de ses besoins en engrais, est cité en exemple de cette frénésie mondiale pour la sécurisation des approvisionnements en cet intrant. C'est, au demeurant, au ministre de l'Agriculture brésilien, Marcos Montes, que l'on doit la première mention officielle de l'expression «diplomatie des phosphates». Et c'était, rappelons-le, à l'occasion d'une visite au Maroc en mai dernier. Diplomatie des phosphates à la manière chérifienne «Alors que la Chine réduit ses exportations pour satisfaire son marché local, que la Russie et la Biélorussie sont soumises à des sanctions internationales, tandis que l'Ukraine est assiégée, le spectre de la crise alimentaire a activé la diplomatie des phosphates en Afrique et en particulier au Maroc», abonde dans le même sens Paul Kibiwott Kurgat, expert kényan en politique extérieure et diplomatie. En fait, l'expression n'est pas une trouvaille. Elle date de 2016 et même avant. Comme il y a eu la diplomatie du gaz, celle du pétrole et, en pleine pandémie de Covid-19, la diplomatie des vaccins, pourquoi n'y aurait-il pas une diplomatie des phosphates ? L'OCP est certes une entreprise qui a pour finalité de gagner de l'argent ; d'investir pour en gagner encore plus et distribuer des dividendes à l'Etat actionnaire. L'entreprise publique démontre année après année qu'elle sait le faire, tout comme elle use finement de son soft power pour servir en plus de ses intérêts économiques, les intérêts politiques, géopolitiques et diplomatiques de l'ensemble du pays. Mais de là à faire le raccourci, comme certains le tentent, entre les phosphates et la cause nationale du Royaume, c'est aller vite en besogne. Déjà que pour les Marocains, la question du Sahara est tranchée, comme peut en témoigner, entre autres, l'essor phénoménal que connaît Phosboucraâ, la filiale de l'OCP à Laâyoune : un écosystème industriel d'envergure est lancé pour des investissements de 17 milliards de dollars. Et depuis déjà quelques années, le Royaume a choisi de faire relativement la part entre questions politiques et intérêts économiques. La preuve : la création, en 2016, des 14 antennes d'OCP Africa a concerné des pays dont la moitié continue à reconnaître la république fantoche du Polisario. Dans le lot d'ailleurs, seuls quatre pays ont ouvert des consulats à Laâyoune ou Dakhla... De plus si la diplomatie du gaz ou du pétrole consiste à les utiliser pour obtenir des faveurs de gouvernements, de décrocher des positions sur certains dossiers ou encore à proposer des contrats de livraison à des prix préférentiels pour le même objectif, on ne peut pas en dire autant pour la politique que mène le Maroc grâce à ses phosphates.Une politique pour laquelle l'Afrique joue le rôle d'un laboratoire grandeur nature. L'Afrique, un laboratoire grandeur nature Le point commun entre les 14 pays africains où l'OCP a créé des filiales, c'est qu'ils sont à fort potentiel agricole et qu'ils représentent toutes les zones de l'Afrique subsaharienne. Ce sont aussi des pays, dont certains à fort poids démographique, où l'agriculture est un pilier de l'économie. Cela au point que, comme l'ont d'ailleurs relevé certains médias internationaux, «dans plusieurs pays en développement, les gouvernements n'hésitent pas à subventionner les engrais pour augmenter leur popularité, principalement parmi les populations rurales». La preuve... Le 14 septembre dernier, juste après l'élection de Samuel Rutto à la magistrature suprême de son pays, il a annoncé dans un tweet que le Kenya allait revoir profondément sa position sur la question du Sahara. Dans la presse locale, il a été fait allusion à une promesse qu'il a faite aux agriculteurs lors de sa campagne électorale et selon laquelle le nouveau président allait leur obtenir des engrais à prix réduit. Dans la foulée, les médias marocains ont évoqué des négociations avec le Pérou pour la fourniture d'engrais au moment où ce pays venait juste de reconsidérer ses relations avec la Rasd. Cet épisode a même fait polémique. Il y a aussi le cas du Nigéria qui est fort éloquent. Il y a quelques années encore, personne n'aurait prédit que l'axe Alger-Abuja-Pretoria allait péricliter grâce, quelque part, à une dimension engrais. Co-développement et approche win-win Car, pour le Nigéria, comme pour les autres pays d'Afrique, le tournant décisif négocié en 2016 par OCP Africa a permis de déployer une approche globale centrée sur le fermier. Elle a déjà atteint plus de 2 millions d'agriculteurs, notamment à travers la customisation des engrais, la cartographie des sols, la formation, les essais sur le terrain et l'accès au marché. L'objectif du groupe est d'ailleurs de stimuler les rendements des agriculteurs dans 35 pays du continent. «Au-delà de la fourniture d'engrais adaptés aux sols et aux plantes, OCP Africa est engagé à servir, soutenir et autonomiser les agriculteurs à travers un vaste programme de transformation agricole en partenariat avec le ministère de l'Agriculture (du pays concerné, NDLR)». Cette déclaration de Mohamed Anouar Jamali, CEO de OCP Africa, résume l'approche de l'OCP et à travers elle toute la politique africaine du Maroc, dont les piliers sont le co-développement et l'approche win-win. Il l'a faite d'ailleurs, fin novembre dernier, à l'occasion du retour de l'OCP au Soudan : un navire affrété par l'entreprise nationale venait en effet de décharger sa première cargaison d'engrais au Port Sudan, après quatre décennies d'absence. L'OCP se positionne aujourd'hui comme un groupe qui contribue à nourrir une population mondiale grandissante en lui fournissant des éléments essentiels à la fertilité des sols et à la croissance des plantes. Il maîtrise par ailleurs toute la chaîne, depuis la production d'engrais adaptés à chaque type de sol, jusqu'à leur distribution sur place, en passant par l'industrialisation, la commercialisation, le courtage et le transport. Il est le seul acteur mondial à adopter actuellement cette approche dans un domaine aussi stratégique et vital que la sécurité alimentaire. Et surtout, il est en passe de devenir un fournisseur incontournable : le seul à pouvoir satisfaire les besoins de continents entiers, l'Afrique en premier, mais aussi l'Amérique latine et dans une certaine mesure l'Asie. Les seuls facteurs qui, jusque-là, pouvaient brider son élan restent l'énergie et l'ammoniac. Là encore, l'OCP anticipe. Son programme d'investissement 2023-2027 qui vient d'être présenté devant le Souverain lui permettra de s'affranchir à terme des aléas internationaux en produisant l'essentiel de ses besoins en ammoniac. Quant à l'énergie, il passe au tout renouvelable d'ici 2027. Pour l'heure, le groupe ne cherche nullement à convertir son poids économique en «quick win» politiques. Mais au moment opportun, la magie de son soft-power pourrait être mise à profit pour peser dans l'échiquier mondial, pour permettre au Royaume de renforcer et de nouer de nouvelles alliances et défendre plus fermement ses intérêts suprêmes. D'autant que le dernier discours royal, du 20 août, est limpide quant au positionnement de notre pays. «Le dossier du Sahara est le prisme à travers lequel le Maroc considère son environnement international. C'est aussi clairement et simplement l'aune qui mesure la sincérité des amitiés et l'efficacité des partenariats qu'il établit», souligne le Souverain. C'est dire que pour nos alliés, la carte des phosphates pourrait s'avérer, un jour ou l'autre, une bonne pioche diplomatique. FOCUS Dates fatidiques : A raison de 88 millions de tonnes de production (niveau 2020), la Chine devrait voir ses réserves de phosphates en roche s'épuiser définitivement dans 34 ans, soit en 2056. C'est ce que révèlent les statistiques publiées par U.S. Geological Survey, Mineral Commodity Summaries, (janvier 2022). Pour le troisième producteur mondial, les Etats-Unis, selon les mêmes données, il en a encore jusqu'à 2062. La Russie, avec 14 millions de tonnes produites en 2020, ses réserves seront à plat d'ici 40 ans. Réserves confortables : En retenant comme référence son niveau de production de 2020 (soit 37,4 millions de tonnes), le Maroc, deuxième producteur mondial, dispose de réserves suffisantes pour les... 1334 années à venir. A lui seul, le Maroc peut supporter la totalité de la production mondiale, niveau 2020, pendant 228 ans ! Plus encore, des trois grands producteurs, seul le Maroc a été capable d'augmenter significativement sa production entre 2020 et 2021. Engrais : OCP a fortement investi dans le développement de sa capacité de production d'engrais écoresponsables, se fixant pour objectif d'atteindre 15 millions de tonnes de produits finis d'ici 2023, alors que sa capacité était de 3 millions de tonnes en 2008. Entre-temps, le complexe industriel de Jorf Lasfar est sorti de terre avec ses différentes unités de production.