L'histoire de la poésie arabe antéislamique regorge de ces poètes qui rivalisaient en joutes poétiques mais aussi en actes de bravoure. Le poète n'en est pas moins guerrier lorsqu la bataille est inéluctable et que les mots ne parviennent pas à faire plier les hommes de la tribu rivale. Il est mort le poète du monde arabe et le monde entier en a pris connaissance. C'est assez rare que la disparition d'un poète, arabe de surcroît, suscite autant d'intérêt auprès des médias occidentaux qui lui ont accordé la une et les gros titres. Il s'agit de Mahmoud Darwich, dont on vient de célébrer le quarantième jour du décès. Grand poète, il l'est à plus d'un titre. Adulé par les foules du Moyen-Orient et jusqu'au Maghreb, Darwich était la voix arabe de la poésie. Même ceux qui n'ont jamais lu intégralement un de ses nombreux recueils ont au moins un jour vu sa frêle silhouette sur une photo de journal, lu son nom quelque part ou entendu sa belle et douce voix de velours déclamer un poème sur la scène d'un théâtre. On sait que les Arabes ont, de tout temps, eu pour la poésie un respect profond et quasi religieux. Bien avant l'avènement de l'islam, le statut du poète était établi, sa voix était celle de la tribu. Ses vers et ses poèmes étaient souvent les préliminaires aux guerres tribales avant de fourbir les armes ou lorsque la verve se tarissait. L'histoire de la poésie arabe antéislamique regorge de ces poètes qui rivalisaient en joutes poétiques mais aussi en actes de bravoure. Le poète n'en était pas moins guerrier lorsque la bataille était inéluctable et que les mots ne parvenaient pas à faire plier les hommes de la tribu rivale. Le poète était donc ce que l'on pourrait appeler aujourd'hui un intellectuel engagé, mais alors jusqu'au bout, auprès des siens. Il y eut même ce qu'on pourrait appeler le journaliste versificateur des guerres entre tribus en la personne de Nabigha Addoubiani. Sans compter, fait assez étonnant, peu avant l'avènement de l'islam, des femmes poètes telles Al Khansaâ et Salma Bent Oumays, entre autres, qui chantaient les exploits des guerriers et consolaient leurs familles. Autre particularité, un poète arabe, mais de religion israélite, Asamawâal, fut célèbre par son sens héroïque de l'honneur. Les poètes d'après l'avènement de l'islam n'avaient rien à envier à leurs aînés. Mais si la religion a mis fin aux guerres fratricides, le poète restait un intellectuel engagé, voire un conseiller du prince, tour à tour courtisan avoué ou opposant contrarié, avec les fortunes diverses qui sont le lot, partout et de tout temps, de nombre d'hommes d'esprit subjugués par le pouvoir. Le meilleur d'entre eux et peut-être le parangon de ce poète, tantôt engagé et tantôt limogé, est certainement Abou Tayeb Ahmed Ibn Al Houssayn, surnommé Al Moutanabbi. Ses détracteurs, fort nombreux, disaient qu'il avait la prétention de se prendre pour un prophète, d'où ce surnom : «L'homme qui se prétend prophète». Ainsi donc, si le monde arabe n'a pas connu de grands romanciers, il a donné naissance à des poètes de grande envergure. Ils ont marqué son histoire passée et récente. Jusqu'aux mises en garde du Coran contre les poètes et leur bagout et au fait que le Livre saint (sourate Yâe Sine) précise que le Prophète Mohammed n'en fut pas un : «Wa ma âllamnahou achiîra wa ma yanbaghi lah» (Nous ne lui (le Prophète) avons pas enseigné la poésie ; cela ne lui convient pas.) Mais tout cela n'empêchera pas les poètes arabes et musulmans de proliférer et de célébrer leur religion en termes glorieux tout en chantant de beaux éloges du Prophète que la postérité conservera comme les meilleurs Amdah (louanges). Les poètes finiront par reconquérir leur statut intellectuel avancé, notamment sous le règne des califes omeyyades et abbassides. Il n'est donc pas étonnant qu'un poète, doté du talent de Mahmoud Darwich et ayant son origine et son parcours, draine une foule d'admirateurs alors que la poésie est censée s'adresser aux élites. C'est aussi parce que ce grand poète était resté un homme simple, abordable, humble devant le succès et jamais dupe, contrairement à bon nombre de poètes arabes du temps passé, face aux sirènes de la gloire et aux fastes du pouvoir. Dans un fort instructif supplément spécial consacré à Darwich, le quotidien palestinien Al Qods, paraissant à Londres, a donné la parole à tous les poètes et amis du disparu. Dès l'ouverture, l'écrivain Amjad Nasser, qui a bien connu le défunt, se demande : «Mahmoud Darwich aurait pu se satisfaire de ses réalisations poétiques qui ont fait sa célébrité et sa popularité. Mais il ne le fit pas. Il aurait pu se contenter de la Palestine comme étendard de sa poésie. Mais il ne le fit pas non plus. Pourquoi ? Parce qu'il est un véritable poète.»