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Les salles meurent en catimini, le cinoche ne fait plus rêver…
Publié dans La Vie éco le 02 - 09 - 2005

50 millions de spectateurs en 1980… 6 millions en 2004 ! 250 salles en 1980,
140 en 2004. Le cinéma n'arrive plus à soutenir la concurrence
des films piratés, des cafés transformés en salles de projection.
Des salles obscures sont reconverties en parkings, en supermarchés. Le
cinoche n'alimentera-t-il plus que les souvenirs des quinquas nostalgiques
? (Triste) état des lieux.
Jean-Pierre Lemoine arbore depuis quelque temps une mine déconfite. Le sémillant propriétaire du complexe Mégarama se fait du souci à propos du devenir de son joyau, monté pour la bagatelle de 200 millions de dirhams. Inquiétude légitime quand on s'aperçoit que Mégarama commence à pâtir du même mal qui affecte les salles obscures marocaines : la désaffection du public. Il n'y a pas lieu de s'alarmer, pour l'heure, mais les petits nuages qui couvrent déjà le ciel de Mégarama n'annoncent pas des lendemains radieux. Jean-Pierre Lemoine ne se résigne pas à ces sombres perspectives et ferraille vaillamment contre le piratage des films, empêcheurs des salles de tourner en rond. Les siennes avaient de quoi prospérer. En tout cas, il en était inébranlablement convaincu au moment oà1 il avait décidé d'implanter un multiplexe à Casablanca. Cela relevait de la pure folie étant donné le peu d'attrait qu'exercent les salles sur les Marocains. Mais Jean-Pierre Lemoine n'en fait qu'à sa tête. «Nous comptons avoir entre 1 et 1,7 million de spectateurs la première année», assurait-il. Le directeur du complexe, David Franciel, ne se montrait pas moins confiant, chiffres à l'appui : «Sur les 6 millions d'habitants de Casablanca, 1,5 million ont le pouvoir d'achat pour s'offrir un billet de cinéma par mois. Parmi ces derniers, ils sont 400 000 à n'avoir aucune difficulté financière, donc à pouvoir se rendre au cinéma plusieurs fois par mois. Or, notre structure est rentabilisée avec 1,5 million de spectateurs par an. J'ai même peur que le complexe soit trop petit, tant la demande est forte, et sachant que nous offrons une cinquantaine de films par mois.»
Début juin 2002, le Mégarama était fin prêt. Des milliers de Casablancais bravèrent la canicule pour découvrir ses quatorze salles et savourer la haute qualité de l'image et du son qu'elles offraient. Pendant des mois, il fallait s'armer de patience, suivre une longue file pour retenir l'une des 3 650 places proposées. Celles-ci n'étaient pas «données», puisque leurs tarifs atteignaient 45 DH pour les séances de 19h45, 20h30 et 22h30, mais les gourmets du cinéma y trouvaient leur compte tant le gà®te et le couvert frisaient la perfection. Pas de mets faisandés, rien que du surchoix fraà®chement mitonné. Le public y mordait à pleines dents. Le nombre de spectateurs franchissait allègrement le cap du 1,5 million escompté. Jean-Pierre Lemoine buvait du petit-lait. Il était en passe de gagner son pari. La troisième année, les choses commencèrent à se gâter, avec l'invasion effrénée des films piratés. «C'est jeter son argent par la fenêtre que de payer 30 ou 45 DH pour voir, par exemple, le dernier Spielberg, La Guerre des mondes, alors que l'on peut l'avoir pour la vie pour 8 DH le CD ou 20 DH le DVD», commente cet enseignant qui semble ignorer que c'est dans une salle de cinéma qu'un vrai cinéphile assouvit son chaste vice. Sans ce fléau, Jean-Pierre Lemoine se serait attelé à la construction de deux autres multiplexes, à Tanger et à Marrakech. Peinant à maintenir son navire amiral à flot, il ne tient pas à s'embarrasser d'autres bâtiments voués à la dérive.
De 33% en 1980, le taux de fréquentation est tombé à 9% en 2004
Pendant que le Mégarama s'efforce de surnager, le Dawliz sombre inexorablement. Les complexes de Tanger et de Meknès sont fermés depuis le 31 décembre 2003. Celui de Casablanca-Corniche, prétendument en rénovation, est en train d'être converti en hôtel. Casablanca-Habous, lui, a été épargné, grâce à la société de distribution Maghreb modern film qui, en le rachetant, l'a sauvé des eaux. Ne survit plus au naufrage que le Dawliz-Rabat-Salé, dont on dit que ses heures sont comptées. Impensable. Il voguait superbement naguère.
Sur les causes de cet effondrement, Souheil Benbarka, propriétaire du Dawliz, ne moufte mot, comme à son habitude. Son épouse, Amal Benbarka, est plus diserte. Sans prendre de gants, elle montre du doigt le propriétaire du Mégarama qui exigerait des distributeurs de ne pas approvisionner ses concurrents, en particulier le Dawliz. Résultat : les spectateurs se sont mis à bouder ce dernier, et celui de Casablanca-Corniche, qui représente 60 % du chiffre d'affaires de la société, a vu sa fréquentation baisser de 80 %. Dès lors, il n'y avait d'autre issue que baisser le rideau. Désireux d'éviter une polémique stérile, Jean-Pierre Lemoine s'emmure dans un sage silence. Mais le cinéaste et vice-président de la Chambre marocaine des producteurs de films, Saâd Chraà ̄bi, vient à sa rescousse, en le disculpant : «Si les spectateurs se sont mis à fuir le Dawliz pour se précipiter vers le Mégarama, c'est parce que ce dernier leur offrait des structures d'accueil dont le premier ne disposait pas. Il faut savoir que depuis la création du Dawliz-Corniche, en juillet 1988, Souhaà ̄l Benbarka n'a jamais jugé nécessaire d'améliorer la qualité de ses salles. Il ne pouvait ou ne voulait pas se mettre au diapason de son concurrent».
A Casa, le Kawakib allait être vendu à Acima et le Mauritania transformé en «kissaria» chinoise
Le malheur qui frappe ces mastodontes donne la mesure du désastre qui s'abat sur le parc cinématographique. A cet égard, les chiffres parlent d'eux-mêmes. Culminant à 33% en 1980, le taux de fréquentation des salles baisse jusqu'à atteindre seulement 23,6 % en 1990, puis 18 % en 1995, 15 % en 2000, 13 % en 2003, 9 % en 2004. Fatalement, le nombre de salles épouse la même courbe descendante : 250 en 1980, 191 en 1994, 155 en 2000, 150 en 2003, 140 en 2004. La disparition des salles est la maladie endémique du secteur cinématographique. Pour l'heure, aucune mesure n'est susceptible de l'enrayer. Rien qu'en 2005, alors qu'on n'en est qu'au mitan, le cinéma l'Arc, à Casablanca, a déposé les armes, et, cet été, quatre salles, deux à Fès, une à Essaouira et une autre à El Jadida, ne passeront pas la saison. «Quand je vois toutes ces salles fermer, ça me rend malade», avoue le réalisateur Driss Chouika, qui sait que le pire est à venir. Victimes désignées : les villages. Autrefois, on pouvait se régaler les mirettes à Moulay Bousselham, Imintanout ou Sidi Yahia. Aujourd'hui, c'est passez votre chemin, il n'y a rien à voir. Les villes moyennes ne sont pas logées à meilleure enseigne. A Ouarzazate, par exemple, le Hollywood africain, pas un seul lieu oà1 se distraire de la chaleur accablante. El Jadida, qui en comptait quatre, dont deux, le Marhaba et le Paris-ciné, fameux, les a transformés en hypermarchés. Les villes importantes, quant à elles, après avoir longtemps épargné leurs joyaux, cèdent de plus en plus à la tentation de les convertir en affaires juteuses. A Casablanca, le Vox, somptueuse salle à toit ouvrant, conçue par Bayer en 1935, est depuis belle lurette devenu un parking. Au lieu et place du Dawliz-Corniche se dressera un profitable hôtel. Mais ce sont surtout les cinémas de quartier qui tombent comme des mouches, mois après mois. Malgré le branle-bas de combat des nostalgiques pour qui ils forment des lieux de mémoire. «C'étaient des lieux de culte pour nous», renchérit Driss Chouika.
Il y a un an, le propriétaire du cinéma Kawakib, à Casablanca, s'apprêtait à le céder au groupe Acima. Des personnalités des arts et de la culture en eurent vent. Ils se dressèrent contre l'indélicat propriétaire, qui eut la sagesse de fléchir. Il y a trois mois, le cinéma Mauritania, «véritable monument de la nouvelle médina», dixit Saâd Chraà ̄bi, allait être transformé en kissaria chinoise. De quoi révolter les mêmes personnalités. Ban et arrière ban. Capitulation du propriétaire. Deux cinémas sauvés par le gong, c'est une prouesse qu'il n'est pas possible de renouveler à chaque coup. Tant ces lieux qui ont illuminé l'enfance, l'adolescence et la jeunesse des demi-siècles, ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes. A leur propos, Driss Chouika, tout en évoquant avec gourmandise les émois et les joies qu'il y cueillait, parle de «dépotoirs». Quand on juge sur pièces, ce qualificatif n'est nullement excessif. Sièges bancals, charivari incessant, bruits suspects, coupures abruptes, atmosphère asphyxiante et tant d'incommodités parfois salaces, voilà ce qui attend le spectateur qui s'y hasarde. Nul n'ignore que ces lieux font office de tout sauf de cinémas. Lupanars, fumoirs, dortoirs. Il suffit de demander, et on peut vous y livrer parfois femme, fumette ou piquette, comme dans ce cinéma qui avait défrayé la chronique, en 2001, à la suite d'une descente de police.
La cabine de projection, importée pour 1 MDH, est dédouanée à 85%
On comprend alors que les spectateurs désertent ces salles, provoquant ainsi leur fatale mort. Afin d'éviter celle-ci, des exploitants ont remis à neuf leurs salles. Il faut dire qu'ils étaient stimulés par l'exemption, pendant cinq ans, de la taxe parafiscale (4,75 % du prix du billet) qui est versée au Centre cinématographique marocain. «Une loi fabriquée sur mesure par l'ancien directeur du CCM pour protéger ses investissements privés», avance Saâd Chraà ̄bi. Un miroir aux alouettes sur lequel certains se sont cognés, estime Mohamed Belghiti, président de la Chambre des exploitants de salles. Cette exonération est inconsistante, dans la mesure oà1 elle ne concerne pas les dividendes qui, eux, demeurent imposables. De surcroà®t, une rénovation entreprise dans les règles coûte 4 millions de dirhams au bas mot. Et les équipements importés, dont la cabine de projection (1 MDH) sont dédouanés au taux de 85 %. De quoi dissuader les meilleures volontés. D'ailleurs, à ce jour, seule une trentaine de salles ont été rénovées, les 110 autres se résignent à la décrépitude.
Etat de délabrement avancé, piratage, concurrence déloyale des cafés transformés nuitamment en salles de projection, usage croissant des DVD à domicile, expliquent la tornade qui emporte irréversiblement le parc cinématographique marocain.
Mais dans cette marche à l'ombre vient se glisser une lueur : la séduction exercée sur le spectateur par le film marocain. En 2003, les quatre films marocains distribués sur un total de 350 ont drainé 1,2 million de spectateurs. Un score plus qu'honorable. En 2004, rebelote : sur les 6 millions de spectateurs enregistrés, un million a vu Les Bandits de Saà ̄d Naciri, 400 000 spectateurs ont été attirés par Casablanca by night de Mostafa Derkaoui et respectivement 200 000, 130 000 et 80 000 pour Jawhara de Saâd Chraà ̄bi, La Chambre noire de Hassan Benjelloun et Rahma de Omar Chraà ̄bi. Il est dommage que ces hirondelles ne soient pas suffisamment nombreuses pour faire le printemps du cinéma au Maroc
Le cinéma «L'Arc», à Casablanca, a déposé les armes en 2005 et le Dawliz-Corniche, dans la même ville, que l'on disait en rénovation, est en train d'être reconverti en hôtel.


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