Le «harcèlement moral», terreur imposée à une personne et qui la brise psychologiquement, est, dans certains pays, puni par la loi. En Suède, 10 % à 15 % des suicides sont consécutifs à une persécution psychologique. Aucun chiffre sur le phénomène au Maroc. La peur de perdre son emploi et l'organisation compartimentée du travail empêchent la solidarité entre collègues de jouer et facilitent l'élimination du harcelé. La vie de M.B. est complètement bouleversée. Cette jeune femme de 35 ans vient de perdre son emploi et ses illusions. Journaliste estimée, elle aspirait à un grade supérieur. Elle en possédait les atouts, lui répétait-on, il n'y a pas si longtemps. Pour s'en montrer digne, elle se dépensait sans modération, délaissant sa petite fille et sa vieille mère, seules compagnes de sa solitude après son divorce. Son directeur la félicitait pour la haute tenue de ses articles, ses lecteurs lui envoyaient un courrier admiratif, ses collègues l'entouraient d'égards. A sa grande surprise, la promotion tant espérée ne vint pas, ou plutôt elle échut à un autre journaliste. D'entrée de jeu, le nouveau chef de service se prit à lui mener la vie dure. Il trouvait des défauts imaginaires à ses articles, exigeait qu'elle les reprenne, pour, en fin de compte, ne pas les passer. «Et pour comble de cynisme, il me reprochait, en face de mes collègues, de ne pas être rentable». Au début, M.B. se défendait, arguments à l'appui. Mais voyant que rien n'y faisait, elle s'adressa à son directeur : «J'avais la faiblesse de croire qu'il allait me rendre justice. Je n'en revins pas quand il donna raison à mon persécuteur. Il l'avait réellement embobiné». Depuis, son persécuteur redoubla d'actes insultants à son endroit : il passait au compte-gouttes ses articles, la traitait de «prétentieuse» devant ses collègues et ne faisait aucun cas de ses remarques et suggestions lors des réunions de rédaction. Humiliée, dénigrée, la jeune femme ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Sa santé commença alors à en pâtir. De retour d'un arrêt maladie, elle découvrit que sa place était prise par une autre. Elle s'en émut auprès de son directeur, qui lui lança : «L'entreprise a décidé de se passer de vos services». Sans autre forme de procès. Le harcelé, poussé à bout, peut aller jusqu'au suicide M.B. a subi là l'une des souffrances les plus profondes que l'on puisse subir dans l'univers du travail. Cette souffrance ne porte pas de nom en arabe, elle en arbore un en français, depuis qu'un médecin psychothérapeute, Marie-France Hirigoyen, a jeté un pavé dans la mare professionnelle : «harcèlement moral». La formule décrit une terreur froide, jamais physique, mais dont la cible sort généralement usée et brisée, parfois même les pieds devant. Reste que cette souffrance sociale, porteuse de préjudices incommensurables, est, au Maroc, interdite d'expression. On n'en souffle mot, un silence de plomb entoure le phénomène. Aucune allusion n'est faite au harcèlement moral dans le tout frais Code du travail ni dans les quelques textes épars qui en tenaient lieu. Or, il faut le savoir, les agressions viennent, note M.-F. Hirigoyen, largement autant des collègues de bureau que des supérieurs hiérarchiques, quand ce n'est pas des subordonnés. A cet égard, les exemples, au Maroc, de supérieurs qui ont été poussés vers la porte par les manigances de leurs subalternes ne manquent pas. A combien estime-t-on le nombre de harcelés en entreprise ? Aucune étude marocaine ne peut y répondre. Il n'en existe pas, cela dispense de se pencher sur cette grave question. Qu'on ne s'y trompe pas cependant. Les salariés, qu'ils soient du public ou du privé, sont frappés de plein fouet par le phénomène, comme en témoignent les personnes interrogées. Karim, informaticien dans une usine pharmaceutique, était très content de sa situation. D'autant que le chef du personnel ne tarissait pas d'éloges à son égard. «Par la suite, j'ai compris qu'il ne me louait que pour mieux me détruire». Du jour au lendemain, rien n'allait plus. Le supérieur hiérarchique changea complètement d'attitude. Il se mit à critiquer, sans rime ni raison, le travail de Karim. Commença alors l'enfer, les convocations incessantes, les rapports désobligeants et les reproches immérités. La victime finit par claquer la porte, «sinon, je serais devenu fou», dit-elle. Karim apprit plus tard que son harceleur était coutumier du méfait. Dans de telles situations, les réflexes de solidarité entre collègues se dissolvent. Certes, les collègues de Karim se montraient désolés pour ce qu'il lui arrivait, mais ils s'abstenaient de prendre son parti. Il est temps d'élaborer une loi pour mettre fin aux ravages du harcèlement Après avoir essuyé quelques déboires par les soins de sa supérieure hiérarchique, A. K. remarqua qu'on «oubliait» sciemment de lui passer ses appels téléphoniques. Elle en parla à sa meilleure amie. Réponse : «T'es devenue névrosée ou quoi?» Comment expliquer l'apathie des collègues ? «Non seulement parce que la peur de perdre son emploi est très forte, mais aussi parce que l'organisation du travail compartimente de plus en plus le travail de chaque individu. Dans ce contexte du «chacun pour soi», il est plus aisé d'isoler la personne dont on souhaite se débarrasser», écrit Marie-France Hirigoyen. Le silence et le vide se font peu à peu autour de la personne visée. Parfois la solitude tourne au drame. Un cadre d'entreprise, qui avait demandé une augmentation après que sa femme eût perdu son emploi, s'est vu mis au placard, privé de téléphone, puis viré pour une obscure raison. Il a alors tenté de mettre fin à ses jours. Il n'en réchappa que pour voir sa femme faire ses valises. Eût-il lu le livre de M.-F. Hirigoyen que de tels drames ne se seraient pas produits. A tous les harcelés, elle conseille de «sortir de la nasse d'une manière ou d'une autre. Et surtout d'en parler. Se plier, faire le dos rond, attendre que le harcèlement passe est la pire des solutions. Si vous restez inerte, c'est votre vie familiale, votre vie tout court qui va trinquer». Le prix du harcèlement est lourd, et pour tous : en dépressions, en arrêts de travail, en stress, en baisse de productivité, en «fatigue d'être soi» (titre d'Alain Ehrenberg , éd. Odile Jacob), en mortalité aussi. Une enquête menée en Suède montre que 10 à 15% des suicides sont consécutifs à une persécution psychologique. Il est temps d'élaborer un arsenal juridique réprimant le harcèlement sur le lieu du travail afin que cesse la souffrance