Seul juge de la priorité des textes à étudier, le gouvernement reporte, trop souvent, les propositions émanant des députés. Sur un total de 44 lois adoptées en 2003, seules 4 étaient d'origine parlementaire ! Le Parlement serait-il victime de discrimination ? Surprise, colère et surtout incompréhension, mardi 4 mai 2004. Ce jour-là, lors de la réunion de la commission de la justice, de la législation et des droits de l'homme de la Chambre des Représentants, le gouvernement demande le report de l'examen de la proposition de loi déposée par le groupe socialiste (USFP) en vue de la révision de l'article 6 du Code de la nationalité. Une révision ouvrant le droit à la Marocaine mariée à un étranger de transmettre automatiquement sa nationalité à ses enfants. Ce report est ressenti comme l'expression de la volonté manifeste de brider davantage l'initiative législative parlementaire. Et pourtant, ce texte avait emporté l'adhésion de tous les députés de la gauche gouvernementale, il s'inscrivait pleinement dans la logique du Code de la famille et il avait respecté les délais fixés (entre le dépôt du texte et le début d'examen par la commission) par le nouveau réglement intérieur de la Chambre des Représentants. Ce n'est pas la première fois que pareille chose se produit. Depuis toujours, les propositions de lois des députés finissent oubliés dans les tiroirs du Parlement, les députés et les conseillers ne disposant d'aucun moyen pour amener le gouvernement à programmer l'examen et le vote de leurs propositions de lois. En effet, l'article 56 de la Constitution donne au gouvernement toute latitude pour «museler» l'initiative législative parlementaire : «L'ordre du jour de chaque Chambre est établi par son bureau. Il comporte, par priorité, et dans l'ordre que le gouvernement a fixé, la discussion des projets de lois déposés par le Gouvernement et des propositions de lois acceptées par lui». Celui qui fixe l'ordre du jour de l'Assemblée contrôle l'initiative législative. Certes, l'article 52 de la Constitution contrebalance cette hégémonie. En disposant que «l'initiative des lois appartient concurremment au Premier ministre et aux membres du Parlement», il pose le principe de l'égalité juridique entre le droit d'initiative gouvernemental (par le biais des projets de lois) et le droit d'initiative parlementaire (par le biais des propositions de lois). Mais l'égalité tend à devenir de plus en plus théorique. La preuve, sur un total de 44 lois adoptées par le Parlement lors de la première année (2003) de la législature actuelle, seules 4 lois étaient d'origine parlementaire ! Grogne dans les rangs des députés de la gauche gouvernementale Depuis l'adoption du nouveau règlement intérieur de la première Chambre (janvier 2004), une brèche a été ouverte dans le dispositif juridique de verrouillage gouvernemental de l'initiative législative parlementaire. Alors qu'auparavant le gouvernement était maître du choix du moment pour programmer l'examen d'une proposition de loi en commission, désormais l'article 95 de ce règlement lui impose un délai de 30 jours à partir de la date de dépôt de la proposition de loi, pour se prononcer. Passé ce délai, la commission est libre d'entamer la discussion de ce texte. Pour empêcher l'ouverture de la discussion, le gouvernement doit demander le report de l'examen du texte. C'est ce qui s'est passé le 4 mai pour la proposition de loi de révision du Code de la nationalité. Cette demande de report a été ressentie comme une manœuvre dilatoire pour perpétuer le statu quo. C'est ce qui explique la grogne d'une partie de la majorité. Pour éviter que les relations ne s'enveniment, surtout que dans le cas du Code de la nationalité il s'agissait d'un conflit entre le gouvernement et sa majorité, une commission interministérielle, présidée par le Premier ministre Driss Jettou, a été constituée et a tenu sa première réunion le 10 mai dernier. Objectif : dresser l'état des lieux des propositions de lois déposées au Parlement et programmer leur examen en commission. 47 propositions de lois sont sur les bureaux des deux Chambres Résultat : si le gouvernement garde le droit régalien de reporter à sa guise l'examen d'une proposition de loi émanant des députés, la réunion du 10 mai aura au moins eu le mérite de dresser un état des lieux des projets qui «dorment» et de voir ceux qui sont potentiellement «examinables». 81 propositions de lois sont actuellement sur les bureaux des deux Chambres, dont 42 à la Chambre des Représentants et 39 à la Chambre des Conseillers. En fait, pour la deuxième Chambre, sur les 39 textes enregistrés, 34 sont hérités de la période d'avant ses deux renouvellements par tiers (en 2000 et en 2003). Du coup, ils sont considérés comme «caducs». Il ne reste donc en tout que 47 textes. Si le nombre de ces textes semble relativement faible, c'est que chaque assemblée procède à une remise à zéro à chaque nouvelle législature. Un deuxième tri éliminera une bonne partie de ces propositions de lois. Cela concerne à titre d'exemple quatre textes déposés par des députés du PJD, avant les communales de septembre 2003, pour la révision de certains articles du Code électoral et qui sont aujourd'hui dépassés. D'autres textes deviennent «caducs» parce que leur objet a été traité par des projets de lois adoptés entre-temps par le Parlement. Exemples : les textes relatifs à la suppression de la Cour spéciale de justice, au délit de corruption, au statut de la CNSS… Cela montre que les groupes parlementaires sont appelés à une actualisation régulière dans ce domaine en retirant les textes dépassés ou devenus sans objet. Les parlementaires les plus prolifiques en propositions de lois enregistrées sont ceux de l'USFP, avec 9 propositions, suivis par ceux du PJD et du FFD (7 chacun), l'Alliance socialiste (6) et l'Istiqlal (5) ou l'UC/PND (5). Les députés du RNI et de l'UD sont les moins productifs dans ce domaine, avec seulement 2 propositions de lois enregistrées pour chacun des deux partis. La lanterne rouge, ce sont les députés du groupe MP/MNP, qui n'ont présenté depuis le début de la législature qu'une seule proposition de loi. S'il y a une conclusion à tirer de ces chiffres, c'est que le ventre mou de la majorité parlementaire (RNI et partis du pôle haraki) est peu actif sur ce terrain législatif. Les dysfonctionnements d'une majorité parlementaire Cela dit, quelles seraient les propositions de lois qui pourraient avoir l'aval du gouvernement pour être éventuellement adoptées par le Parlement ? Pour Mohamed Saâd Alami, ministre chargé des Relations avec le Parlement, la réponse coule de source : «Le critère essentiel est celui de l'adéquation de ces propositions de lois avec le programme gouvernemental quel qu'en soit l'auteur ou son appartenance à la majorité ou à l'opposition». Mais M. Alami ne dit pas de quelles propositions il s'agit. Dans les couloirs du Parlement, on parle de 14… Mais pourquoi y a-t-il autant de propositions de lois présentées par les partis de la majorité ? Une question posée au président du groupe parlementaire de l'USFP à la Chambre des Représentants et membre du bureau politique de l'USFP, Driss Lachgar. Sa réponse lève le voile sur les dysfonctionnements de la majorité parlementaire. M. Lachgar estime que, dans les démocraties établies, les propositions de lois sont le plus souvent présentées par les groupes parlementaires de l'opposition. Quant aux groupes de la majorité, il sont censés légiférer en symbiose avec le gouvernement, issu de leurs rangs et leurs nuances s'expriment à travers l'amendement des projets de lois et non pas par le biais des propositions de lois. Au Maroc, l'initiative législative d'origine parlementaire est surtout le fait des groupes de la majorité, et ce sont les plus actifs sur ce terrain. Pourquoi ? Le problème résiderait, selon lui, dans les dysfonctionnements d'une majorité parlementaire dépourvue de chef politique. Une majorité hétérogène dont les leaders ne se réunissent pas de manière régulière. Le problème majeur, selon M. Lachgar, serait l'absence de relations institutionnalisées. Dans ce contexte, les propositions de lois servent parfois d'avertissement, de rappel à l'ordre, d'aiguillon, c'est également un moyen commode d'endosser officiellement la paternité d'un texte gênant pour le gouvernement. À supposer qu'une proposition de loi ait franchi le double barrage de l'irrecevabilité financière et législative (voir ci-dessous), elle se heurtera à l'obstacle de l'inscription à l'ordre du jour : le gouvernement pourra utiliser sa priorité pour s'opposer à toute proposition de loi. En France, cette priorité n'est plus absolue depuis la révision de 1995 (voir ci-dessous). Au Maroc, cela demeure un chantier de la réforme constitutionnelle, celui de la revalorisation de la fonction législative du Parlement Si le gouvernement garde le droit régalien de reporter à sa guise l'examen d'une proposition de loi émanant des députés, la réunion du 10 mai aura au moins eu le mérite de dresser un état des lieux des projets qui «dorment» et de voir ceux qui sont potentiellement «examinables». Driss Lachgar : «Dans les démocraties établies, les propositions de lois sont le plus souvent présentées par l'opposition, la majorité étant censée légiférer en symbiose avec le gouvernement. Or, au Maroc, c'est surtout la majorité qui propose les lois». Le nouveau réglement intérieur de la première Chambre ouvre une brèche dans le verrouillage de l'initiative parlementaire : le gouvernement a désormais 30 jours pour se prononcer ; au-delà, la commission est libre d'entamer la discussion du texte.