Entre avril 1998 et mai 2002, 99 dossiers de parlementaires accusés de délits n'ont pu aboutir. Un projet de loi tente de rectifier le tir. Dans l'histoire parlementaire du pays, il y a eu une seule levée d'immunité parlementaire, celle de Mohammed Seghir en 1999. Le 26 décembre 1999, la Chambre des Représentants avait voté la levée de l'immunité parlementaire du député MDS de Taroudant, Mohammed Seghir. Une date à marquer d'une pierre blanche puisqu'il s'agissait d'une première dans l'histoire parlementaire du pays. Elle reste, aujourd'hui encore, un cas unique dans les annales parlementaires nationales ! A titre de comparaison, dans un pays comme la France, il y a en moyenne 40 à 60 levées d'immunité parlementaire par législature ! Au Maroc, à part le cas Seghir, les douze demandes de levée d'immunité, adressées par le Premier ministre Abderrahmane Youssoufi en janvier 2000 au Parlement – six à la Chambre des Représentants et six autres à la Chambre des Conseillers -, ont été purement et simplement mises sous l'éteignoir… malheureusement du fait d'un chantage politique de la part d'un des partis de la majorité. L'étonnement devient indignation lorsqu'on apprend qu'en amont, et pour la seule période d'avril 1998 à mai 2002, 48 enquêtes préliminaires ont été menées dans des affaires mettant en cause des parlementaires (33 concernant la première Chambre et 15 intéressant la deuxième) et 51 dossiers ont été déférés devant les tribunaux (25 concernant la première Chambre et 26 la seconde) ! Aucun de ces 99 dossiers n'a pu arriver jusqu'à la Commission de la Justice habilitée à statuer sur les levées d'immunité. Ces chiffres sont tout ce qu'il y a de plus officiel, ils sont avancés par Lahkim Bennani, conseiller de l'actuel ministre de la Justice. Pire, un avocat travaillant dans le recouvrement des créances a révélé à La Vie éco qu'il avait près d'une centaine de dossiers en souffrance concernant des parlementaires (un parlementaire peut traîner plusieurs dossiers) et remontant à la précédente législature. Là encore, aucun de ces dossiers n'a pu arriver à bon port. Créances non honorées, faux et usage de faux, chèque sans provision, mauvaise gestion constituent le principal motif de ces poursuites. Nous sommes donc bien loin de la noblesse des opinions exprimées ou des votes effectués par les représentants de la Nation. Il s'agit plus prosaïquement d'actes privés délictueux reprochés à certains de nos honorables députés et conseillers. L'article 39 inopérant en ce qui concerne la levée de l'immunité parlementaire Ces élus se réfugient de toute évidence derrière leur immunité parlementaire pour fuir la Justice. Mais sont-ils au-dessus des lois ? Ce régime de protection des élus a-t-il été sciemment détourné de sa fonction originelle ? Nos élus confondent-ils allègrement immunité et impunité ? L'immunité parlementaire est définie par Jean Gicquel, un des grands constitutionnalistes français, comme découlant «du principe de la séparation des pouvoirs en vue de conforter l'indépendance des élus. L'immunité ne doit pas être interprétée comme un privilège d'impunité, allant à l'encontre de l'égalité de tous devant la loi, mais simplement comme un ensemble de garanties attachées au libre exercice du mandat représentatif». Qu'en est-il des dispositions de la loi fondamentale marocaine ? L'article 39 de la Constitution établit nettement la distinction entre deux catégories d'immunité. La première interdit les poursuites pénales ou civiles pour tous les actes accomplis dans l'exercice des fonctions parlementaires (opinions ou votes). Cette immunité, hormis trois exceptions prévues par ce texte, est absolue. La seconde concerne les actes accomplis en tant que personne privée ou en dehors de l'enceinte parlementaire. Elle protège le parlementaire contre des poursuites pénales, abusives et vexatoires, pour crimes ou délits, qui pourraient être intentées contre lui. Si dans le premier cas, il s'agit d'une immunité de fond, dans le second, il est question d'une immunité de procédure. Tous les dossiers évoqués dans lesquels des parlementaires sont impliqués relèvent exclusivement de la catégorie concernant les actes privés des élus en dehors de leurs fonctions parlementaires et qui ne sont protégés que par une immunité de procédure. Pourquoi alors les levées d'immunité sont-elles inopérantes ? L'argumentaire juridique réside justement dans des problèmes de procédure et de délais pour le traitement des demandes de levée d'immunité. Mohamed Saâd Alami, ministre chargé des Relations avec le Parlement, estime que le consensus est désormais atteint sur cette question : «Mis à l'épreuve, l'article 39 de la Constitution s'est révélé insuffisant pour organiser efficacement et avec célérité la levée de l'immunité parlementaire. Il est donc indispensable d'adopter des dispositions juridiques complémentaires en matière de procédure et de délai». Conditions draconniennes dans le nouveau projet Déposé à la Chambre des Représentants en juin 2001, le «projet de loi N°17-01 pris pour l'application de l'article 39 de la Constitution» n'a pu être examiné à la Commission de la Justice et de la législation que pendant deux réunions, en juillet 2002, la proximité des élections législatives ayant entraîné son report. Aujourd'hui, «le gouvernement a réaffirmé son intérêt pour que ce projet de loi soit examiné et adopté avant la fin de la session actuelle», annonce M. Alami. Malgré ses failles, ce texte a l'avantage de préciser et de fixer la procédure de levée de l'immunité. Une procédure qui passe par les étapes suivantes. D'abord (article 2 du projet de loi), le procureur du roi compétent «fait procéder à l'enquête préliminaire» et s'assure«du caractère sérieux des faits reprochés au parlementaire et de la qualification juridique qui peut leur être appliquée». Ensuite, le dossier est transmis au procureur général du roi, «qui, au vu des informations recueillies par le procureur du Roi, formule la demande d'autorisation [de levée de l'immunité] et l'adresse au ministre de la Justice». Enfin, ce dernier saisit le président de la Chambre concernée. L'étape du Premier ministre prévue dans la formule actuelle est supprimée. Mais le plus révolutionnaire dans ce projet, c'est qu'il fixe un délai de 15 jours aux délibérations de la Chambre concernée sur la demande de levée de l'immunité, «à partir du jour de sa réception par le président de la Chambre (…). À défaut de décision dans ce délai, l'arrestation ou la poursuite peuvent intervenir pour les faits et les motifs contenus dans la demande». Lahcen Benssas, spécialiste des affaires parlementaires, considère que ce délai est trop court. Il propose de l'allonger, de prévoir la possibilité de sa prorogation et la motivation de cette dernière… Des amendements au projet de loi dans ce sens sont parfaitement envisageables. Le plus important réside dans l'introduction de l'obligation de délibérer dans un délai connu à l'avance. Voilà pour l'interprétation juridique. Il y a néanmoins une interprétation plus politique fondée sur des mœurs et des pratiques que nous espérons, aujourd'hui, révolues. Il était de notoriété publique que la députation avait un prix que les candidats payaient sans hésiter pourvu qu'ils soient protégés. En cela l'immunité parlementaire a été complètement vidée de son sens et s'est transformée en privilège d'impunité. Ces pratiques se sont poursuivies jusqu'au gouvernement d'alternance. Car, c'est à partir de cette date que les premières demandes de levée d'immunité parlementaire ont été émises (les douze demandes présentées par le Premier ministre). Le vote de la levée d'immunité de Mohamed Seghir a été le premiere et le dernier de la législature. Pourquoi ? Il est honteux de constater qu'un parti à l'honorabilité reconnue avait menacé de quitter le gouvernement si l'un de ses députés était dépouillé de son immunité parlementaire. Le gouvernement Youssoufi avait cédé. C'en était fait de la timide tentation de moralisation de la vie parlementaire. Aujourd'hui, nous sommes dans un autre contexte. Espérons que l'actuelle législature sera celle de la normalisation et de la banalisation de la levée de l'immunité parlementaire. Autrement, l'institution législative finira par se discréditer complètement aux yeux d'une opinion publique prompte à l'antiparlementarisme primaire. Au risque d'entraîner dans son discrédit la démocratie naissante elle-même. Les représentants de la Nation ne sont pas au-dessus des lois.