L'éclatement de la crise des subprimes fut un moment bien particulier dans les annales de ce pays. Voulant se rassurer coûte que coûte, on avait servi à toutes les sauces la fameuse résilience de l'économie marocaine face à la crise mondiale. La rapidité avec laquelle cette assertion fut développée (sans explication théorique ni observation empirique) en démontrait le caractère farfelu. En effet, par quel miracle allions-nous être à l'abri d'un séisme économique qui a secoué toute la planète ? Le Maroc n'a certes pas subi le choc initial de la crise, en raison de sa déconnexion des marchés financiers internationaux (même si la bourse dévissait l'année même de 13,5%), mais il connaîtra depuis lors une longue période de récession dont il peine à sortir, en raison de la fragilité de ses structures productives. Cette récession, dont on constate a posteriori les effets dans moult secteurs, a frappé particulièrement celui dont on se targue de la solidité et le porte flambeau du développement international de ce pays, à savoir le secteur bancaire. Aujourd'hui comme hier, se conforter dans le déni et refuser de voir que ce poids lourd de l'économie marocaine n'est pas en aussi bonne forme qu'il n'en donne l'impression, est une faute dont on risque de payer le prix fort. En effet, les ratios de performance du secteur affichent une baisse tendancielle inquiétante depuis plus d'une décennie. C'est ainsi que le ratio de retour sur fonds propres (taux mesurant le profit réalisé pour chaque dirham investi par les actionnaires) a connu une régression continue depuis une décennie, dégringolant à 9,5% en 2017 contre 20,6% en 2007. En 2016, il avait même franchi à la baisse la barre des 9% pour s'établir à 8,6%, soit quasiment le même niveau qu'en 1997 ! Avec un coût des fonds propres de 8,9% en 2017 (taux mesurant le profit exigé pour chaque dirham investi par les actionnaires), le secteur s'approche dangereusement de la zone de destruction de valeur. D'autant plus que cette régression est allée de pair avec une forte concentration (les trois premières banques représentaient 38,6% des crédits en 2000 contre 64,1% en 2017). Cette inflexion dans la rentabilité, qui peut sembler un accident de parcours, est désormais bien installée compte tenu des transformations structurelles auxquelles fait face le métier. La première tendance lourde qui se dégage à la lecture des performances du secteur consiste en le recul de la marge d'intermédiation dans le sillage de la baisse des taux d'intérêt. Celle-ci est observée depuis plus de deux décennies (le taux directeur de 2,25% depuis mars 2016 était de 6,5% en 1996). Il en a résulté une diminution de la part de la marge d'intermédiation (différence entre le rendement des crédits et le coût des dépôts) dans les revenus globaux du secteur bancaire (67,1% du Produit Net Bancaire en 2017 contre 82,4% en 2003). Cette baisse n'a été compensée que partiellement par la hausse de la part des commissions (13,1% en 2017 contre 11,3% en 2003). Des commissions elles-mêmes liées à l'activité de gestion des comptes et donc d'intermédiation. Ce jeu de chaises musicales n'enraye pas la tendance de fond, il renseigne juste sur l'impasse stratégique dans laquelle se trouvent nos banques. Mais à leur décharge, la baisse des taux d'intérêt est un phénomène mondial. La mauvaise nouvelle, en revanche, est que cette baisse ira en s'accentuant. Dans les années à venir, il ne sera pas étonnant de voir des taux aux alentours de 1% avec toutes les implications sur la rentabilité des banques marocaines. Or dans une lecture réductrice, on semble limiter notre appréciation de la solidité du secteur à ses ratios de solvabilité. Ces derniers sont certes confortables aujourd'hui (11% en 2017 contre un minimum de 9%), mais une baisse prolongée de la rentabilité finira par affecter cette solvabilité. La preuve est que l'année 2017 affiche le ratio de solvabilité de base le plus faible sur les six dernières années. La deuxième tendance lourde affectera la nature même du métier de banque tel qu'on le connaît et tel qu'il a été pratiqué par les banquiers lombards depuis le XVe siècle. Les banques donnent, en effet, l'impression d'avoir perdu la bataille des canaux de distribution et de contact privilégié avec les clients au profit de nouveaux entrants. Les principaux distributeurs de crédit et les opérateurs monétiques majeurs seront désormais les géants de la technologie qui ont investi massivement le secteur financier (Amazon, Apple ou encore Alibaba pour ne citer que ceux-là). La rupture technologique que nous connaissons leur permet de proposer d'ores et déjà à leurs clients des produits financiers sophistiqués et de leur offrir des moyens de paiement à la pointe de la technologie. À 150 milliards de dollars, Ant Financial (filiale d'Alibaba) vaut plus que Goldman Sachs, sauf que cette dernière a 150 ans d'existence alors que la première est plus jeune que le pont à haubans de Sidi Maarouf (elle a été créée en octobre 2018). De même, ApplePay compte aujourd'hui 127 millions d'utilisateurs pour un volume de transactions de 49 milliards de dollars. Le dernier talon d'Achille des banques est leur coût élevé d'exploitation dû à l'importance de leurs réseaux de distribution et de la lourdeur de leurs structures pyramidales. Cette faille les rend fort vulnérables face à l'assaut des nouveaux entrants qui ont une grande force de frappe, grâce justement à leur agilité et à la souplesse de leurs structures. Les changements de l'environnement (baisse des taux) et les ruptures technologiques ravagent tout sur leur passage, quelle que soit la taille des acteurs en jeu (Kodak, Nokia, Hitachi, etc.). La dernière digue à laquelle s'accrocheront les banquiers est réglementaire (nécessité d'un agrément pour pratiquer les opérations de banque). Elle les protégera un temps, avant le déferlement final.