Pour la première fois dans l'histoire, les médecins du privé font grève pour «préserver la dignité du médecin». Un problème de plus qui vient aggraver la situation du secteur de la santé : manque de moyens humains et matériels, couverture sociale insuffisante… Les patients doivent prendre leur mal en patience pour encore longtemps. Les médecins du secteur libéral en grève. Une première au Maroc ! Depuis toujours, les médecins privés exprimaient leur mécontentement via des communiqués de presse. Aujourd'hui, ils opte pour un arrêt de travail car, affirme Moulay Said Afif, président du Collège syndical national des médecins spécialistes privés, «nous sommes excédés par le silence des pouvoirs publics par rapport à nos revendications. Nous voulons rétablir la dignité des médecins». Le ministère de la santé qui a dû, durant ces dernières années, gérer les débrayages des médecins du secteur public, doit donc se pencher sur le dossier de la médecine libéral. Un souci de plus qui vient aggraver la situation du secteur de la santé. Celui-ci, rappelons-le, souffre de plusieurs maux dont principalement l'insuffisance des ressources notamment humaines, l'absence d'une carte sanitaire et une couverture médicale inéquitable. Ce qui se traduit concrètement par une inaccessibilité d'une grande frange des Marocains aux soins. Pourtant, dans son article 31, la Constitution de 2011 dispose que «l'Etat, les établissements publics et les collectivités territoriales œuvrent à la mobilisation de tous les moyens à disposition pour faciliter l'égal accès des citoyennes et des citoyens aux conditions leur permettant de jouir des droits aux soins de santé, à la protection sociale, à la couverture médicale et à la solidarité mutualiste ou organisée par l'Etat». Depuis 2012, le Maroc a accéléré la dynamique des réformes afin de répondre à ces nouveaux objectifs constitutionnels et d'accompagner la transition démographique et épidémiologique que connaît actuellement sa population. On peut noter que certains indicateurs ont enregistré une amélioration notoire durant ces dernières années. Le Maroc a en effet stabilisé son accroissement démographique avec un taux de 1,05% contre 2,58% en 1960. L'indice de fécondité est de 2,2 enfants par ménage et le seuil de renouvellement des générations est de 2,1. En 50 ans, l'on a gagné 28 ans d'espérance de vie. Celle-ci est aujourd'hui de 74,8 ans contre 47 ans au lendemain de l'Indépendance. Au ministère, il est également précisé que le taux de mortalité infanto-juvénile est actuellement de 30,5 pour mille contre 138 pour mille en 1980 et le taux de mortalité maternelle de 112 pour 100 000 naissances vivantes contre 359 en 1980. Sur le plan épidémiologique, de nombreuses maladies telles que la diphtérie, la coqueluche, la poliomyélite ou le paludisme sont aujourd'hui quasiment éliminées. Des avancées qu'on ne peut certes passer sous silence, mais qu'en est-il réellement sur le terrain ? Le constat est plutôt décevant : l'accessibilité aux soins reste limitée en raison, d'une part, de l'éloignement des infrastructures sanitaires ou même leur inexistence dans plusieurs régions du pays, et, d'autre part, en raison du coût des prestations de soins et des médicaments auquels nombre de familles ne peuvent faire face. Selon les indicateurs retenus par l'Organisation mondiale de la santé, on constate le taux élevé des dépenses directes des ménages en santé qui dépasse 55%. En ce qui concerne l'accessibilité géographique, l'OMS note que 11% de la population vit à plus de 10 kilomètres d'un établissement de soins de santé primaires. Enfin, l'organisation retient la faible qualité des soins dans les établissements de santé publics. Les Marocains prennent en charge plus de 50% de la dépense médicale A cela s'ajoutent les nouveaux besoins en santé auxquels le Maroc ne peut répondre. Du fait de la transition démographique, notamment le vieillissement de la population et l'urbanisation accélérée enregistrée ces dernières années, le pays est confronté à de nouveaux risques sanitaires. Ainsi, au ministère de tutelle, on note que le Maroc connaît une transition épidémiologique qui fait qu'actuellement la morbidité est essentiellement due aux maladies chroniques dégénératives et aux accidents de la voie publique. Les nouvelles maladies sont essentiellement les pathologies dégénératives, les affections cardiovasculaires et le cancer. On retiendra aujourd'hui que plus de 25% de la population sont touchés par des maladies chroniques contre 14% en 2004. Les maladies non transmissibles, à leur tour, représentent 75% de tous les cas de décès. Le constat est que ces nouvelles pathologies ne peuvent pas être prises en charge dans les centres de santé mais dans les hôpitaux, ce qui nécessite la construction de nouveaux établissements et la mise à niveau des infrastructures existantes. Et leur prise en charge dans le secteur privé est coûteuse. Ce qui constitue un dilemme pour un large pan de la population : même lorsque les patients bénéficient d'une couverture médicale dans le cadre de l'Assurance maladie obligatoire ou du régime de l'assistance médicale pour les démunis, se faire soigner demeure une sinécure. L'accès aux soins est donc le principal défi du Maroc. Il se mesure, en premier lieu, par rapport aux infrastructures. Ainsi, le rapport sur les «inégalités régionales sous le prisme de l'accès aux droits humains», publié par le ministère des finances en 2015, met le doigt sur l'importance des inégalités en matière de santé. Le pays présente beaucoup d'insuffisances à ce niveau. En moyenne, le ratio est de 1,16 lit pour 1 000 habitants. Pour améliorer l'offre sanitaire, le ministère a mis en service, depuis 2012, 87 établissements de santé et il programme la construction de cinq nouveaux CHU qui viendront renforcer l'existant à Tanger, Agadir, Rabat, Béni-Mellal et Laâyoune. Ces CHU vont permettre de disposer de plus de 3 200 lits supplémentaires avec un coût de 11 milliards de dirhams. En attendant, on peut dire qu'aujourd'hui l'offre en infrastructures reste insuffisante, ce qui impacte directement l'offre des soins à travers le Royaume. Ainsi, entre 1998 et 2011, la couverture nationale des médecins s'est nettement améliorée, passant de 2 579 personnes par médecin à 1 633 personnes. Mais trois régions seulement concentrent 53% des médecins pour 26% de la population : le Grand Casablanca, Fès-Boulmane et Rabat-Salé-Zemmour-Zaër. Autre indicateur à retenir : dans les deux secteurs public et privé, il y a plus de spécialistes que de généralistes. Ce qui se traduit, dans la pratique, par une aggravation de la dépense et du recours aux soins spécialisés. Cette dépense va en grande partie au secteur privé puisque 48,6% sont destinés à l'achat des médicaments et 38,7% aux frais de soins payés aux cabinets et cliniques privés. Les hôpitaux ne captent que 4,4% de cette dépense médicale des ménages qui est estimée à 802 dirhams par personne et par an. Si la mise en place progressive de la couverture médicale, entamée en 2006, devait, en principe, alléger la part versée par les ménages, nombre d'observateurs estiment que cet objectif n'a pas été tout à fait atteint. Les dysfonctionnements de l'AMO et du Ramed sont nombreux Aujourd'hui, malgré un taux global de couverture médicale atteignant 62% de la population, sur le terrain, on constate que l'accessibilité aux soins n'est pas toujours garantie. Et pour cause : les nombreux dysfonctionnements de l'AMO et du Ramed ainsi que le retard pris sur le calendrier de mise en place de l'assurance maladie des indépendants. «Lorsque les patients sont couverts par l'AMO qui garantit une couverture entre 75 et 80%, ils sont souvent contraints de payer une partie des frais restant au noir au médecin et à la clinique. Ce qui n'est pas normal! Par ailleurs, de plus en plus de médecins refusent d'attendre les prises en charge de la CNSS ou de la CNOPS. Ils demandent aux patients de payer la facture et de remplir un dossier de remboursement. N'est-ce pas des dysfonctionnements qui limitent l'accès aux soins ?», s'interroge une association de défense des consommateurs de Casablanca. Et d'ajouter que «les médecins privés qui réclament aujourd'hui une assurance maladie et une retraite doivent être sensibilisés à ces problèmes et comprendre la situation des patients ne pouvant accéder aux soins». Réagissant à cela, le directeur d'une clinique à Rabat explique «que le chèque de garantie est toujours demandé par les professionnels car il faut se prémunir contre l'insolvabilité de certains patients. Mais concernant le paiement au noir et le refus de la prise en charge, il faut reconnaître que dans toutes les professions il y a des brebis galeuses et il faut les sanctionner». Par ailleurs, pour l'Association de défense des droits des consommateurs, «l'actuelle position du secteur libéral n'est réellement motivée que par la hausse des tarifs de santé. Seulement, ils doivent tenir compte du pouvoir d'achat des citoyens et du niveau de couverture médicale». La révision de la tarification est certes une revendication formulée par les médecins privés en vue d'assurer des soins de qualité, mais les organismes gestionnaires de l'assurance maladie ne l'entendent pas de cette oreille. Pour préserver leur équilibre, ils restent prudents quant à la révision de la tarification nationale de référence. Si certains actes médicaux ont vu leur tarif réévalué, pour d'autres en revanche, notamment la réanimation, ce n'est pas encore le cas. Au vu de tout cela, il est temps d'opérer des réformes structurantes dans le secteur de la santé. Ce qui nécessite, selon un spécialiste de la question, une implication des pouvoirs publics et des producteurs de soins. Ce qui semble être difficile pour l'heure, étant donné leurs désaccords dont sont otages les patients marocains. Les discussions sur les tarifs sont bloquées depuis 2015, le secteur libéral est excédé par le retard de mise en place de la couverture sociale des médecins et le secteur public manque de moyens et est de plus en plus déserté par les médecins. Voilà ce à quoi devra s'attaquer le prochain ministre de la santé.