C'est l'histoire d'une monnaie utilisée par 15 pays, sur laquelle ils n'ont aucun contrôle. C'est l'ancienne puissance coloniale qui tire les ficelles depuis plus de 70 ans au grand dam des 15. Histoire et perspectives. Pour commencer, faisons un peu d'histoire. Le 25 décembre 1945, la France a créé le franc CFA, le jour où elle a ratifié les accords de Bretton Woods(1). Le franc CFA est utilisé, aujourd'hui, par 15 Etats, dont huit en Afrique de l'Ouest (Bénin, Burkina Faso, Côte-d'Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo), six en Afrique centrale (Cameroun, République centrafricaine, République du Congo, Gabon, Guinée équatoriale et Tchad) et l'Union des Comores, utilisant le franc comorien. Ces pays forment la zone PAZF (Pays africains de la zone franc). Les pays de l'Afrique de l'Ouest sont regroupés au sein de l'Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) dont l'institut d'émission est la Banque centrale des Etats de l'Afrique de l'Ouest (BCEAO). Son code ISO est XOF. Les pays de l'Afrique centrale sont regroupés au sein de la Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale (CEMAC) dont l'institut d'émission est la Banque des Etats de l'Afrique centrale (BEAC) et le code ISO est XAF. Au total, cette monnaie est gérée par trois banques centrales, BEAC, BCEAO et BCC (Banque centrale des Comores), qui dépendent toutes de la Banque de France. L'acronyme CFA n'a pas le même sens dans toute la zone. Au sein de l'UEMOA, CFA signifie «Franc de la communauté financière d'Afrique». Au sein de la CEMAC, «Franc de la coopération financière en Afrique centrale». Imaginez l'euro ou le dollar avec des significations diverses d'un Etat à l'autre au sein de sa zone naturelle… Une monnaie unique pour quelle finalité? La théorie économique veut qu'une monnaie unique soit au service de l'intégration économique. L'exemple le plus édifiant est celui de la zone euro. Or, la monnaie unique africaine est un des principaux facteurs du sous-développement économique de la zone. Sa création ne répond pas à une ambition d'intégration économique au profit des pays africains, mais plutôt à un dessein d'hégémonie économique au profit de la France. La France de De Gaulle voulait, ainsi, garder la main sur ces économies. Projet ingénieux qui a permis de garder sous tutelle les quinze économies et de disposer, gratuitement, de leurs matières premières et réserves de change. Une monnaie arrimée à une économie externe Le franc CFA a une parité fixe avec l'euro. Sa valeur est garantie par le Trésor public français. Cela veut dire qu'un franc CFA ou comorien vaut partout et toujours 0,002 euro. Et un euro vaut 500 francs CFA ou comoriens. Par cet arrimage, la France prétend garantir la stabilité monétaire de la zone. Mais ce qu'on ne dit pas, c'est qu'à cause de cet arrimage, le FCFA subit les répercussions des fluctuations du franc français et aujourd'hui de l'euro. Or, les PAZF et l'UE n'ont pas les mêmes impératifs de développement. Ainsi, quand la France dévaluait son franc pour booster ses exportations, les autres devises devenaient chères. Les PAZF, eux, n'en profitaient pas, car leurs exportations portent, uniquement, sur des produits agricoles de base (banane, café, coton ou bois), dont la demande n'est pas élastique. Donc leurs recettes d'exportation n'augmentent pas d'un iota. Par contre, les importations deviennent plus chères. En effet, il est admis qu'une monnaie forte agit comme une taxe sur les importations et une subvention sur les exportations. Résultat: déficit chronique de la balance commerciale des Quinze. Et renchérissement de leur dette, libellée en dollars. «Aujourd'hui, le franc CFA, arrimé à l'euro, est beaucoup plus déterminé par les événements de la zone euro que par la conjoncture au sein de la zone franc. C'est une hérésie!», répète sans cesse Kako Nubukpo, économiste et ancien ministre togolais de la prospective. Mainmise du Trésor public français Autre bizarrerie de ce micmac économique, pour toutes leurs transactions à l'international, les PAZF doivent passer par la Banque de France. Pour importer, ils doivent convertir leur FCFA en euro et le commander à la France, alors qu'il est imprimé en Allemagne. La France joue le rôle d'intermédiaire. Dans le cas de l'export, le système est plus machiavélique. De 1945 à 1973, quand un des PAZF exportait, il était dans l'obligation de laisser les 100% de sa recette dans un compte ouvert à la Banque de France au nom de sa banque centrale. De 1973 à 2005, il laissait 60% de sa recette d'export. Et depuis 2005, il y laisse encore 50%. Selon un rapport de la zone franc, la BEAC et la BCEAO disposaient, en 2005, de plus de 3 600 milliards de francs CFA, soit 72 milliards d'euros, auprès du Trésor français. D'après Séraphin Prao Yao, enseignant chercheur à l'Université de Bouké, en Côte-d'Ivoire, et auteur du livre «F CFA, instrument de sous-développement», la France rémunère ces dépôts à 0,75%, information relayée par l'hebdomadaire américain Businessweek en 2014, et prête à ses anciennes colonies à des taux usuriers. Une monnaie qui dessert la croissance Avoir une monnaie relève de la souveraineté nationale. Entendons par souveraineté, la capacité d'un Etat à décider et à s'engager librement et sans contraintes. Le FCFA pose ce problème de souveraineté. Seule la France contrôle cette monnaie, mais pas les pays utilisateurs. «Quand un pays devient indépendant, il y a trois symboles qui le reflètent : l'hymne national, le drapeau et la monnaie», explique Demba Moussa Dembélé, président de l'Africaine de recherche et de coopération pour l'appui au développement endogène (Arcade). La monnaie manque encore aux PAZF. «L'indépendance politique est plus facile que l'indépendance économique». Durant cette dernière décennie, des pays africains ont mis en place des plans de développement en vue de mettre leur économie sur l'orbite de l'émergence. Nous en citons le Plan stratégique Gabon émergent, le Plan Sénégal émergent et le Plan national de développement de la Côte-d'Ivoire. Or, comment peut-on mettre ces économies en branle s'ils ne sont pas souverains sur leur monnaie ? Comment peuvent-ils financer leur programme d'émergence avec une monnaie artificielle ? Autre anomalie : la monnaie unique n'est utilisée que dans la zone. Pis. Elle n'est pas utilisée dans les transactions commerciales entre l'UEMOA et la CEMAC. Un commerçant sénégalais ne peut pas payer un fournisseur camerounais en franc CFA. Un importateur congolais ne peut pas payer en franc CFA son fournisseur ivoirien. Par ailleurs, les trois banques centrales copient leur politique sur la Banque centrale européenne, ce qui est un non-sens. La politique de la BCE vise à lutter contre l'inflation, alors que les PAZF aspirent à lutter contre le sous-développement et la pauvreté. Par ailleurs, ces banques ne peuvent prendre aucune décision sans l'accord de la BCE. De fait, les gouverneurs n'ont aucune obligation devant les Parlements des pays membres pour expliquer les fondements de leur politique monétaire, comme le font tous les gouverneurs de banques centrales. Après 70 ans d'utilisation du franc CFA, les résultats parlent d'eux-mêmes. Force est de reconnaître que c'est une monnaie qui a favorisé le cloisonnement des économies des Quinze, alors qu'elle est censée favoriser l'intégration économique. En finir avec le F CFA Pour preuve, en 2014, le commerce intra-UEMOA représente 15% du volume total de leurs échanges, celui intra-CEMAC 3%. Les exportations de l'UEMOA vers la CEMAC ne représentent que 3,7% et leurs importations en provenance de la CEMAC 2,1%. Dans l'UE, en 2013, 63% des importations de l'UE et 59% de ses exportations proviennent de l'UE. En 70 ans, cette monnaie aurait accompli des miracles en Afrique. Or, il n'en est rien. Les PAZF figurent parmi les pays les plus pauvres au monde. Selon le FMI, sur les 35 PPTE (pays pauvres très endettés), 14 sont issus de la zone Franc, à l'exception de la Côte- d'Ivoire. Il sont, aussi, parmi les moins compétitifs au monde. Aucun pays de la zone ne figure dans les «Top 10 africain» de la compétitivité 2014-2015. La compétitivité traduit la capacité d'une économie ou d'une entreprise à faire face à la concurrence étrangère. Or, le calcul de l'indice de compétitivité d'un pays se base, uniquement, sur les prix: c'est le rapport entre l'indice des prix à l'importation et l'indice des prix à la production. La monnaie a donc une influence importante sur la compétitivité. Le premier à jeter le pavé dans la mare est Joseph Tchundjang Pouemi, économiste camerounais, avec son ouvrage publié en 1980 : «Monnaie, servitude, liberté : la répression monétaire de l'Afrique». Depuis, des voix s'élèvent partout en Afrique pour la suppression du FCFA. A ce niveau, je partage avec vous la question posée par Mallence Bart-Williams, jeune économiste et réalisatrice sierra-léonaise, lors d'une conférence TedX à Berlin. «Après mes études en économie, une question est restée sans réponse : Pourquoi 500 unités de notre monnaie valent une unité de la vôtre, alors que c'est nous qui possédons les réserves d'or?». La France a officiellement ouvert le débat. En octobre 2012, à Dakar, François Hollande encourageait les gouverneurs des banques centrales à utiliser, de façon plus active, les réserves de change auprès du Trésor public français. «Si nous voulons aller de l'avant, il faut absolument jeter le CFA à la poubelle, invite M. Dembélé. Les pays africains doivent avoir une monnaie sur laquelle ils ont un contrôle total, qui puisse servir leur projet de développement. Une monnaie, c'est un instrument fondamental de développement économique et social. Si vous ne maîtrisez pas votre monnaie, c'est une partie de votre processus de développement que vous ne maîtrisez pas». Par ailleurs, le FCFA est, aujourd'hui, arrimé à l'euro et non le franc français. Les PAZF ont signé un accord avec le franc français et non l'euro et a fortiori les autres pays européens. Du coup, la légitimité du rôle de garant du Trésor français n'est plus cohérente. Les PAZF n'ont pas choisi d'arrimer leur monnaie à l'euro. En France, les Français ont ratifié, en 1993, par voie référendaire le traité sur l'Union Européenne. Dans les PAZF, le passage de l'arrimage du franc CFA à l'euro a été imposé. A bon entendeur… (*) Nezha Hami Eddine Mazili est économiste spécialiste de l'Afrique (1) Accords économiques qui ont dessiné les grandes lignes du système financier international en 1944 en vue de mettre en place une organisation monétaire mondiale et de favoriser la reconstruction et le développement économique des pays touchés par la guerre.