I Y a-t-il un printemps arabe ? Pour répondre à cette question, il faut s'interroger d'abord sur le sens du printemps dans ce cas. On a donné le nom de printemps à des mouvements sociaux qui avaient pour objectif le changement vers le progrès et la liberté : c'en était le cas depuis « le printemps des peuples » dès 1848, qui était à l'origine de la création des Etats démocratiques européens, en France, en Allemagne, en Italie, en Autriche, en Hongrie, etc. C'était aussi le cas du printemps de Prague en 1968, qui était une tentative de libéralisation de la Tchécoslovaquie avec « un socialisme à visage humain » initié par Alexander Dubček. Le printemps des peuples en Europe a mis des décennies pour s'installer d'une manière stable et durable. Le printemps de Prague a été avorté par les chars soviétiques et n'a connu une nouvelle renaissance qu'après la chute du mur de Berlin en 1989. Deux ans plus tard, c'est l'Algérie qui a connu la première manifestation du printemps arabe en décembre 1991. Une manifestation qui sera avortée et dont les conséquences et les suites terroriseront l'Algérie et le monde arabe pendant deux décennies. Le printemps a été associé donc à un mouvement social qui tend à se débarrasser d'un pouvoir absolu, qui tend vers le développement des libertés individuelles et collectives et dont l'objectif final est d'installer un régime politique démocratique. Dans ce sens, on peut considérer que les différents mouvements sociaux que connaissent les pays arabes forment bien ce que l'on a appelé « le printemps arabe ». II Un premier printemps arabe avorté Le 26 décembre 1991, des élections libres et démocratiques étaient organisées en Algérie après les évènements d'octobre 88 et la nouvelle constitution de 1989. Celle-ci met fin au parti unique et ouvre une nouvelle ère marquée notamment par la liberté d'expression, le pluralisme et la naissance des partis politiques. Le premier tour des élections de 91 donne une majorité importante au parti islamiste : le FIS, et plusieurs ballotages favorables qui laissent prévoir une majorité absolue au second tour. L'armée décide alors d'annuler les élections et de mettre fin au processus démocratique naissant. Cette décision, soutenue par des pays occidentaux et notamment la France, a coûté à l'Algérie une décennie noire qui a fait 150000 morts, des milliers de blessés et un million de déplacés et d'exilés. Cet acte de l'armée algérienne a fait avorter la première manifestation du printemps arabe, a traumatisé le peuple algérien et a retardé ce printemps de plus de vingt ans. Ailleurs dans le monde arabe, il n'y a pas eu de mouvements sociaux suffisamment importants pour qu'ils puissent déclencher un véritable changement politique. Les deux guerres de l'Iraq (90-91 et 2003), et son invasion par les troupes américaines, la guerre de Gaza (décembre 2008 – janvier 2009) ont déclenché d'importantes manifestations dans plusieurs pays arabes, mais qui sont restées centrées sur la protestation contre les USA et Israël. Elles étaient aussi le plus souvent bien encadrées par les organisateurs, et plus discrètement par les forces de l'ordre, pour qu'il n'y ait pas de débordement, ni au niveau des slogans, ni au niveau des circuits autorisés, ni au niveau du temps imparti. Le mois de décembre 2010 a connu la chiquenaude de Sidi Bouzid en Tunisie, qui va avoir pour première conséquence, quelques jours plus tard, la fuite de Ben Ali. Le 25 janvier suivant, le printemps s'installe en Egypte. Le 11 février, Moubarak démissionne. Plusieurs pays arabes vont connaitre le début de leur printemps : à degrés divers, tous sont concernés : le Bahreïn, la Lybie, le Maroc, la Jordanie, le Koweït, le Yémen, la Syrie, etc. Les moins touchés par ce mouvement sont les pays meurtris par une guerre civile récente (l'Algérie et le Liban) ou encore sous le joug de la colonisation (la Palestine). III Les enjeux du printemps arabe Le dénominateur commun à tous les pays arabes depuis leur création ou leurs indépendances, à quelques nuances près et avec des couleurs locales variées, est un régime politique avec un chef d'Etat au pouvoir absolu. Celui-ci est un despote _ un roi ou un président à vie_ qui mène le pays d'une manière toujours autoritaire, mais adaptable aux différentes conjonctures, qui s'appuie sur un solide appareil de répression et qui est soutenu le plus souvent par une ou des puissances étrangères avec lesquelles il entretient des relations d'intérêt mutuel. En outre, le plus souvent, il accumule une fortune personnelle disproportionnelle à la taille de son pays et qui le place parmi les hommes les plus riches du monde. Le régime le baigne dans une sacralité patriotique et/ou religieuse qui crée autour de lui un halo qui le met, aux yeux du peuple, au-dessus de tout et au-dessus de toute responsabilité. Il ne peut que bien faire et ne rend compte à personne. L'enjeu central du printemps arabe est donc de transformer ce régime en un régime démocratique moderne comme ceux des démocraties traditionnelles occidentales ou celles qui sont nées après la chute du mur de Berlin en Europe de l'Est ou en Amérique latine. Ce nouveau régime une fois installé devra faire de la démocratie, non seulement un mode politique de gouvernement, mais une culture progressivement enracinée dans les mentalités et dans toutes les structures sociales. Cet enjeu central doit être « l'idée fixe » des jeunes qui sont sur le terrain et des politiques qui récupèrent le plus souvent les fruits du printemps. IV La démocratie d'abord, la démocratie toujours L'Egypte est l'un des pays où le printemps arabe est en train de se réaliser avec les difficultés et les résistances attendues. Ce qui y arrive en ce moment donne à réfléchir à tous les mouvements sociaux du printemps arabe. Permettre à l'armée d'intervenir dans la vie politique, quel que soit le prétexte, fait douter de la sincérité des démocrates. Cautionner l'armée pour réprimer une partie de la population qui manifeste pacifiquement est une erreur mortelle, quelle que soit la taille de la population en question. C'est une action qui renforce ceux qui bénéficiaient de l'ancien régime et qui cherchent à sauver leurs intérêts par tous les moyens. Ce qui est arrivé au Président Morsi est certainement un coup d'Etat militaire et une entorse flagrante à la démocratie naissante. Mais Morsi, qui était élu avec 51% des voix, a certainement aussi a prêté le flanc à ses adversaires politiques en ignorant complètement les 49% qui ont voté contre lui et en cherchant à semer les germes d'un projet de société qui ne rallie pas tout le peuple. Par ailleurs, l'Islam politique est une donnée de la réalité sociétale du monde arabe. Il faut l'intégrer et éviter le piège de l'islamophobie développée par certaines factions politiques occidentales. Cette intégration est l'une des fonctions de la démocratisation et la modernisation des sociétés arabes. Mais de l'autre côté, les militants de l'Islam politique doivent accepter sincèrement le jeu démocratique parce qu'il est le seul à même de rassembler et non de diviser. Ils doivent s'ouvrir sur les autres sensibilités de leur société et les accepter dans leur différence et non pas seulement les « tolérer ». L'extrémisme de tous bords est à combattre par la confrontation des idées et par des garde-fous politiques qui peuvent le maintenir dans des proportions sans impact dans la société. Si ces idées élémentaires mais fondamentales étaient « la bible » des égyptiens, les démocrates auraient attendu la fin du mandat du Président Morsi pour évaluer sa politique et la sanctionner. Mais le Président lui-même aurait dû jouer le jeu démocratique et respecter les constantes universelles de la démocratie. Maintenant, si le retour de Morsi semble difficile à imaginer, les erreurs ayant été commises de part et d'autre, il n'en demeure pas moins qu'il soit encore temps pour que les différentes sensibilités politiques se réconcilient sur la base d'une plateforme commune qui les réunisse autour d'un projet social qu'elles présenteront ensemble à l'approbation populaire. V L'objet de la plateforme commune Cette plateforme sera la base de la constitution à laquelle doit adhérer le peuple entier. C'est un contrat social dont les termes doivent être clairs et constants. On peut présenter ces termes en quelques points qui ne sont pas exhaustifs : 1. Instituer la démocratie avec ses constantes universelles et ses différentes institutions 2. Reconnaître le droit à la différence à tous les citoyens 3. Respecter et protéger les droits des minorités 4. Exclure l'armée de toute activité politique Ce sont là au moins quatre conditions qui doivent être des constantes que reconnaissent, maintiennent et défendent tous les protagonistes de l'action politique dans un pays démocratique. Tout le reste, c'est-à-dire les référentiels idéologiques, les visions, les stratégies, les programmes politiques, les programmes d'action, etc., peut faire l'objet de points de vue différents, de choix et de vote. VI L'impact de l'étranger Les puissances étrangères, notamment les pays occidentaux, ne cherchent évidemment que leurs intérêts, prennent des positions et agissent même des fois pour soutenir la partie qui semble pouvoir le mieux sauvegarder ces intérêts. Ils se soucient peu des valeurs démocratiques qu'ils prétendent défendre. L'exemple actuel concernant l'Egypte est flagrant : Les Etats Unis refusent de désigner l'action de l'armée comme coup d'Etat parce que cela implique la suspension de l'aide américaine à l'Egypte. Quand on sait que le principal bénéficiaire de cette aide est justement cette armée, on comprend mieux leur position. L'Union Européenne a soutenu discrètement le coup d'Etat sans le nommer et la France est allée jusqu'à dire hypocritement que cette action sert la démocratie en Egypte ! Ces positions ont pour finalité d'infléchir le cours des évènements dans le sens que ces puissances souhaitent. En fait, l'impact de l'étranger dépend de la force démocratique du régime politique en place dans un pays. Un pouvoir absolu est souvent tributaire des puissances qui le protègent. Un régime fort d'une démocratie aux standards universels peut se libérer des diktats d'où qu'ils peuvent venir (puissances étrangères ou institutions financières internationales). Il peut être alors un partenaire à part entière dans des relations internationales équilibrées. VII Le mot de la fin Le printemps arabe est une réalité. Comme toute révolution, il connait des flux et des reflux. Il finira par gagner dans tous les pays arabes car c'est le sens de l'Histoire. Dans l'histoire de l'humanité, aucune révolution ne s'est terminée en quelques semaines, ni en quelques mois. Si on ne considère que les deux derniers siècles, on se rend compte par exemple que « le printemps des peuples » et les révolutions européennes qu'il a engendrées ont duré des décennies, ont généré beaucoup de souffrance et ont fait des milliers de victimes. Mais elles ont donné naissance à des pays démocratiques dans lesquels l'Homme connait la dignité et un respect de ses droits que ne connaissaient pas les siècles révolus. « La démocratie est le pire des régimes – à l'exception de tous les autres déjà essayés dans le passé. » se plaisait à dire Churchill. (Democracy is the worst form of government – except for all those other forms, that been tried from time to time.) Il est grand temps que les pays arabes essaient ce « pire des régimes... ».