Au Maroc on nait musulman comme on nait blanc ou noir. La croyance est une vérité héréditaire génétiquement transmissible. On nait sunnite de rite malékite et de foi achâarite, point barre. Nos ennemis de même confession sont par ordre de gravité les chiites, les kharijites, les wahhabites ...viennent ensuite les juifs et les croisés. Il y a des lois pour consolider cet héritage : une conversion à une autre religion est passible de prison, ne pas observer le jeûne pendant un mois est passible de prison, remettre en question un dogme religieux est passible de prison... il est interdit de penser hors du rite malékite et de la foi achâarite si non vous tomber sous l'accusation d'ébranler la foi d'un musulman. La sécurité spirituelle est une invention marocaine. Et pour sécuriser on sécurise dès l'école primaire. Instituteur bilingue à la fin des années 70, dans la campagne tangéroise, j'enseignais le français le matin, l'arabe l'après midi dans une classe de CE2 à des gamins de 8/9 ans. Je leur apprenais à lire, écrire et compter. Ils m'apprenaient mon métier. En les observant durant un mois, j'ai plus appris que les deux années de formation à l'école régionales des instituteurs. Les gamins débordaient d'énergie, de vitalité et de dynamisme. La gageure était de les maintenir assis, concentrés et réactifs durant le cours. Sans une pédagogie ludique, la mission est impossible. Lors de la récréation du matin, après une heure vingt minutes de cours, les gamins jaillissaient dans la cour, couraient, criaient, dépensaient leur trop plein d'énergie contenue. L'après midi, cours d'arabe. Leur vitalité est intacte mais l'attention s'est relâchée. Un court moment de distraction de l'instit et c'est le raffut. Le dernier quart d'heure était consacré à l'éducation islamique. Miracle, la classe s'est métamorphosée. Tous, sans exception aucune, sont figés sur place, les bras croisées, me fixant visiblement concentrés, la bouche légèrement entr'ouverte, buvant mes paroles. Au début, j'ai pensé qu'en fin de journée, ils étaient tellement fatigués qu'ils se tenaient tranquilles mais, j'ai noté qu'à la fin du cours, dès qu'ils sortaient de la classe, ils redevenaient eux-mêmes, criards, chamailleurs, courant dans tous les sens. Il m'a fallu quelque temps pour comprendre le pourquoi de cette trêve paisible de ce dernier quart d'heure. Ils avaient peur. Je leur faisais peur. Le contenu du cours d'éducation islamique consistait en un groupement de versets coraniques concernant la damnation et les châtiments éternels de l'enfer. Il n'était question que de chaînes, de coupes de pus pour étancher la soif des damnés, de feux éternels, de peau qui repousse sans cesse comme le foie de Prométhée pour un supplice qui dure sans espoir de délivrance...Les gamins écarquillaient les yeux, leurs bouches étaient à présent béantes. Et du fin fond de ma mémoire remonta un souvenir totalement enseveli, je me suis revu gamin, en culotte, la bouche béante, les bras croisés, écarquillant les yeux, au milieu d'autres gamins, fixant monsieur Kebdani qui, pour nous rapprocher de l'enfer, utilisait des comparaisons très concrètes. Imaginez le feu de bois que votre mère allume pour vous griller des brochettes le jour de l'aïd ; quand vous soufflez sur le feu, des étincelles s'élèvent, n'est-ce pas ? On ne répondait pas, on opinait de la tête. Les étincelles sont minuscules, n'est-ce pas ? On approuve d'un hochement de tête. Kebdani, calme jusque là, s'est mis à vociférer : « Eh bien, les étincelles de l'enfer sont plus grandes que le plus grand des châteaux qui existent sur terre ». Silence assourdissant dans la salle. Chacun entendait dans sa tête le crépitement des étincelles de l'enfer. J'ai fait alors cet amer constat : vingt ans plus tard on a fait de moi un monsieur Kebdani. J'ai quitté l'enseignement primaire en 1980.Je ne sais donc pas si les messieurs Kebdani continuent de sévir. Mais un article récent dans Hespress de M Assid , intitulé « l'école marocaine forme des croyants au lieu des citoyens » laisse penser que les programmes n'ont pas changé. Les Kebdani au Maroc ont leurs mentors : le parti islamiste PJD au pouvoir et son partenaire conservateur l'Istiqlal qui ont fait barrage à la motion de liberté de conscience dans la dernière constitution. Sans liberté de conscience, sans libertés individuelles, sans liberté de penser, il ne faut pas s'étonner du bonnet d'âne décerné cette année par l'UNESCO à l'école marocaine.