Avant d'aborder l'expérience de la coordination du 20FEV Casablanca nous voudrions tout d'abord présenter notre parti-pris en ce qui concerne les oppositions au régime makhzénien [1] : le logiciel de la majorité des organisations politiques - islamistes ou de gauche - opposées au régime est apparu comme inadapté aux perspectives offertes par les nouvelles formes de résistance et de créativité portées aussi bien par les activistes non encartées que par les jeunes de ces organisations. Nous pouvons dire que les responsables des « oppositions traditionnelles » rentraient, jusqu'à la veille du lancement du mouvement du 20 février, dans le jeu de « la segmentarité » [2] et de la division qui accorde à la monarchie la possibilité d'arbitrage entre fractions opposées (réformistes Vs radicaux ou encore laïcs Vs islamistes). Le mouvement du 20 février a montré que plusieurs acteurs, ne partageant pas nécessairement le même point de vue sur toutes les questions, peuvent se retrouver pour militer ensemble à partir de revendications sur lesquelles ils sont d'accord tout en entamant des débats et controverses sur les thématiques de divergence [3]. Il faudrait tout de même préciser ici que les rapprochements politiques (front populaire ou démocratique, alliance électorale ou de lutte, rassemblement de gauche, convention entre laïcs et islamistes, etc.) sont cimentés et offrent des alternatives stratégiques pertinentes lorsqu'ils sont associés à une dynamique réelle, de lutte et de confrontation avec le terrain. De leur côté, plusieurs intellectuels et artistes qui ne travaillent pas directement à la légitimation de « la façade démocratique » du régime et qui gardent leurs convictions de « démocrate-critique » ont adopté pendant plusieurs années une stratégie de « distance » vis-à-vis du « prince ». Cette stratégie leur permet de rester, individuellement intègre, en échappant à la proximité de la cour qui gratifie la loyauté et banni tout projet réellement démocratique sans même parler des réprobations aléatoires qui dépendent de l'humeur du « prince » et de ses proches. Le renferment de l'intellectuel ou de l'artiste dans son champ de spécialisation lui donne une certaine marge de liberté mais évite toute confrontation avec le régime et reporte sine die son éventuelle participation à la construction d'une « émancipation collective ». Certains membres de cette élite culturelle n'ont commencé à sérieusement prendre position de manière publique sur les questions de démocratie, de liberté, de dignité et de justice sociale qu'à partir du déclenchement du mouvement 20 février [4]. Mais beaucoup d'autres restent indécis par peur des sanctions du régime ou d'une possible récupération du pouvoir par des forces obscurantistes. Là aussi le logiciel de ces élites risque d'être rapidement dépassé par les formes d'expression artistiques et culturelles des jeunesses (à l'image du Festival de la Résistance et des Alternatives) ou des réflexions pointues publiées sur les différents sites et blogs (lakome, mamfakinch, hespress par exemple). La dynamique sociale, populaire et créative n'attendra personne. Elle va, d'un côté, pousser les générations précédentes de militants et d'intellectuels à changer de logiciel au risque de se retrouver à la marge de la construction d'alternatives au régime actuel. D'un autre côté, cette dynamique va engendrer de nouvelles formes de luttes et de coordination d'actions qui vont rompre avec les vieilles formes de réflexion, de mobilisation, de réunion et de prise de parole. Les nouvelles technologies ont déjà révolutionné notre mode de délibération et de communication et la nouvelle génération grandit et affute ses armes militantes et réflexives dans un contexte favorable à l'émancipation vis-à-vis des formes sclérosées des différentes traditions conservatrices. Les groupes Salafis (que ceux-ci soient islamistes ou se déclarant comme progressistes) ne passionne plus les citoyen-ne-s. Il s'agit aujourd'hui de construire collectivement un projet émancipateur pour une société de dignité, de liberté et de justice sociale. L'intérêt de l'analyse de l'évolution de la coordination du 20 février de Casablanca est de saisir les dynamiques qui ont permis à ce mouvement de rompre avec les logiques de contestation qui ont prévalu jusqu'en 2011 dans la scène militante marocaine. Cela rend également possible l'évaluation des logiques de blocage qui ont eu des répercussions négatives sur l'évolution du 20FEV. Sans avoir la prétention de donner une explication de l'émergence et du recul du mouvement du 20 février de Casablanca l'article de Mounia Bennani-Chraïbi et Mohamed Jeghllaly [5] apporte un retour réflexif sur une expérience concrète de lutte. Cet article offre à ceux qui n'ont pas directement participé au mouvement la possibilité de comprendre le déroulement des Assemblées Générales (réunions publiques délibératives du mouvement), l'organisation logistique des manifestations ou encore le choix des slogans. Mais cette contribution peut aussi mettre en évidence certaines raisons qui conduisent à la dispersion des efforts et au recul de la dynamique contestataire. Les activistes pourront donc se saisir de cette réflexion pour essayer de dépasser ces contraintes dans leur pratique militante. La question centrale des auteurs est de voir « comment un champ d'alliance et d'opposition se configure-t-il en lien avec des événements extérieurs puis se reconfigure-t-il tout long de la dynamique protestataire ? » Ils essaient d'abord d'y répondre en faisant le récit de la genèse du 20Fev en insistant sur les discussions sur facebook, les premiers sit-in de solidarité avec les soulèvements dans la région et les premières rencontres qui ont préparé « la sortie » le jour du 20 février 2011. Les auteurs vont ensuite accorder une importance à la configuration inédite qui se dessine dans la scène politique marocaine lorsque des acteurs associatifs, des artistes ainsi que des organisations de gauche non gouvernementale (Annahj, PSU, PADS, CNI) et des islamistes (Al Adl Wal Ihssane) rejoignent, avec leurs militants et leurs jeunesses respectives, les revendications soulevées par la jeunesse active sur internet. Et d'expliquer concrètement cette jonction entre gauche et islamistes par : L'une des principales caractéristiques de la coordination de Casablanca est de concilier la diversité des acteurs en établissant des règles de non mise en valeur de leurs organisations ou revendications spécifiques tout en évitant l'hégémonie d'un groupe au sein du mouvement. L'un des enjeux des participants au mouvement était de maintenir l'ouverture de la coordination aux sympathisants et aux curieux tout en encourageant la créativité dans les formes de lutte et d'expression. Les auteurs expliquent qu'à partir du mois de mars alors que le mouvement est à son apogée, des conflits internes apparaissent lorsqu'un « collectif des indépendants du mouvement du 20 février » prend forme et accuse les organisations politiques de coordination préalable à travers la constitution d'un « noyau dur » (sorte de rencontres informelles entre membres des organisations politiques présentes dans le mouvement pour décider des initiatives à défendre ou pas en Assemblée Générale). Plusieurs membres du 20fév Casablanca n'hésitent pas à qualifier ce groupe « indépendants » de « baltagis de l'intérieur » et à rentrer en conflit avec eux tout en étant en confrontation ouverte avec le régime marocain qui, pour sa part, n'hésite plus à réprimer après le discours du 9 mars. A partir de cette situation conflictuelle aussi bien en interne qu'en externe Bennani-Chraibi et Jeghllaly proposent une piste pour comprendre l'affaiblissement du mouvement à Casablanca : La répression subie, la peur d'un ennemi intérieur et le souci de réussir les mobilisations (la grande marche du 20 mars ou les manifestations dans les quartiers populaires durant l'été 2011) poussent les militants « organisés » dans des structures partisanes à renforcer leur concertation. Cette situation permet aux militants d'Al Adl, plus disciplinés [6] et organisés que les autres, de gérer les aspects logistiques lors des grandes manifestations alors que les 20 févriéristes « non organisés » ou qui sont proches du camp démocrate et des forces de gauche se sentent dépossédés puisque les « adlistes » semblent contrôler le déroulement des manifs. En réalité, mis à part certains militants d'ATTAC, les organisations de gauche ont délégué ce travail de fourmis plus « par paresse » que par conviction. Nous voudrions souligner que, paradoxalement, la sortie d'Al Adl [7], en décembre 2011 du mouvement 20Fev, a permis l'émergence de jeunes démocrates ou de militants au sein de la gauche qui ont assumé l'organisation de manifestations du 20Fev et ont accumulé un expertise logistique importante. Pour finir, nous pouvons dire que le mouvement du 20 février a ouvert une brèche et permet aujourd'hui l'émergence ou le renforcement de différentes contestations non seulement démocratiques (20Fev), sociales (UESCE, diplômés chômeurs, manifs contre la vie chère) ou syndicales (différents mouvements de grèves dans plusieurs secteurs) mais également artistiques et culturelles (productions cinématographiques underground, deux éditions du Festival de la résistance et des alternatives). D'ailleurs, un responsable des forces de sécurité, interviewé par les auteurs de l'article, résume très bien l'ouverture du champ des possibles : « Plus jamais ce ne sera pareil, les citoyens n'ont plus le même rapport à l'autorité ». Vidéos de Mounia Bennani-Chraibi expliquant l'émergence du mouvement du 20 février : [youtube]http://youtu.be/d36Ggqx2wbw[/youtube] [youtube]http://youtu.be/cAtfROu7fdo[/youtube] Pour lire tout l'article « La dynamique protestataire du Mouvement du 20 février à Casablanca. » de Mounia Bennani-Chraïbi et Mohamed Jeghllaly : ICI P.S : nous espérons que cet article suscitera un débat et des réponses de la part les lecteurs de Mamfakinch et des différents participants et/ou observateurs du mouvement 20 février. Nous nous basons ici principalement sur nos expériences personnelles ainsi que sur l'article qui analyse la coordination du 20 février Casablanca. Cette dernière ne représente pas la diversité des situations des différentes coordinations des villes et villages marocains. Nous espérons donc que des auteurs pourront apporter un éclairage sur diverses d'autres expériences : Taza, Agadir, Safi, l'axe Imzouren-Aith Bouayach-Bouikidarn, Kenitra, etc. [1] Nous pouvons plus précisément définir ce régime comme un « Etat néo-patrimonial ». Ce concept est mobilisé aussi bien par un anthropologue tel que Abdellah Hammoudi ou un économiste comme le défun Driss Benali. [2] Ce concept est mobilisé dans les travaux d'anthropologues anglo-saxons notamment John Watterbury et Ernest Gellner. [3] Nous pouvons toruver un exemple de ces débats dans la conférence organisée en 2011 entre les organisations politiques faisant partie du mouvement (Annahj, Al Adl, PSU, PADS, Al mounadil-a). [4] Il existe bien sûr des exceptions d'intellectuels ou d'artistes qui se sont toujours rebellés contre le régime. [5] Cet article a été publié dans la Revue française de science politique, 2012/5 -Vol. 62. [6] Les auteurs de l'article soulignent que cette discipline a également permis de « canaliser le mouvement et d'une certaine manière à le « modérer » » pour qu'il n'y ait pas de débordement de la rue lors des manifestations. [7] S'agissant de la défection de l'organisation islamistes, les auteurs précisent que « par-delà le communiqué officiel, les entretiens réalisés montrent plutôt que les responsables d'Al Adl ont le sentiment que leurs « sacrifices » ont bénéficié au PJD et que le peuple n'est pas encore « mûr » ».