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La lumière de l'aveugle
Publié dans La Gazette du Maroc le 05 - 12 - 2005


Paysages humains
À partir de ce numéro,
La Gazette du Maroc donne rendez-vous à ses lecteurs pour une plongée dans le monde des bars, au Maroc. Chaque semaine, notre reporter raconte une histoire humaine bercée par les effluves de l'alcool. Entre rêves et espérances, entre rage et mystère, la vie défile dans sa crudité la plus absolue, dans sa nudité la plus criarde pour toucher quelques pans de la société où l'on vit. Un voyage dans les bars pour rencontrer des hommes et des femmes qui livrent des secrets, parlent de leurs préoccupations, des heurs et des malheurs, du temps, de l'amour, de l'illusion…
'emprunte le titre de cette chronique à Nazim Hikmet, grand allié substantiel dont la mémoire est aujourd'hui oubliée. Mais ses paysages humains vivent au-delà du temps. Je lui emprunte cette phrase parce qu'elle a été à l'origine de cette idée d'écrire des chroniques sur la vie, par le prisme de l'alcool, dans un lieu où l'on s'oublie, où l'on vient noyer la vie dans le creux d'un verre. Paysages tels des visages de l'existence pour dire comme dans un livre ce qu'est la variété de la faune humaine. J'ai rencontré des hommes, des femmes, des jeunes filles, des gamins pressés par la vie et qui font de la bouteille une compagne pour la vie. J'ai parlé à des aigris, à des enragés, à des soumis, à des révoltés, à des blasés, à des fous, à des criminels en puissance qui n'ont pas encore concrétisé leurs crimes, à des joyeux tendres qui aiment le vin, à des amoureux trahis, à des jaloux, à des politiciens en croisade, à des illuminés, à des SDF… A des humains mis à nu. Aujourd'hui, pour cette première chronique, c'est d'un aveugle qu'il s'agit. Un homme qui ne voit que ce qu'il a décidé de voir. Intérieurement. Voici son histoire. On va l'appeler Brahim. La cinquantaine bien tassée. Le regard ouvert et sans contours. Un visage passé à l'abattoir des jours. Le teint fade de celui qui se nourrit mal. Mais la dégaine sûre d'un homme qui veut voir et qui sait quand il le faut. Brahim aurait pu faire sienne cette phrase de Kafka “de temps à autre, il faut savoir fermer les yeux pour mieux voir”. Et sans connaître quoi que se soit sur le parcours de son acolyte tchèque, Brahim a, un jour, baissé le voile.
Le rideau est tombé et le théâtre qui se joue dans sa tête vau, de loi, de très loin, les scènes de la vie normale. Cet homme a mis un jour le doigt sur les variantes de la survie selon les époques, le jeu des saisons, les rencontres et les illusions. Et il dit entre deux verres que chacun trouve une issue à sa mesure. Son issue propre qui ne peut être celle d'un autre. Brahim se dit aussi aveugle qui a perdu la vue à force de pleurer.
Plus de douze années de larmes, cela assèche une vallée fertile, pourtant, la cécité a été la brèche pour ce bonhomme. “Depuis que je ne vois plus, je suis plus calme et plus heureux”. Du moins plus insouciant qu'avant. Il dit qu'il voit à l'intérieur. “Tout passe par le prisme de l'invisible, mon fils”. Et rien que l'invisible, c'est cela son salut à ce type. Il ne se soucie guère de ce qui arrive dehors, et quand il y est mêlé par le plus malheureux des hasards, il le passe au crible de l'imaginaire. Il voit ce que lui seul voit. Ni toi, ni moi, ni personne sur cette terre ne peut savoir ce qu'il voit. Et si le bonheur était dans cette vie intérieure ? Je ne dis pas que c'est cela, mais je me pose des questions. C'est étrange comme cet homme à changé depuis qu'il a mis une barrière entre ce qu'il est et ce que nous voyons tous. Je dis cela au cas où, cher lecteur, tu penses qu'il est plus malheureux que les autres. Peut-être que cette limite marquée entre nous et lui est le secret de son calme apparent.
Encore une fois, je ne peux pas affirmer qu'il est heureux, mais il est autre, et il donne l'air de bien s'arranger avec ce qu'il est devenu sans cette ouverture vers le dehors. Dans le bar, les verres s'entrechoquent. L'aveugle siffle son vin rouge et réfléchit. Les gens qui l'ont connu quand il voyait ce qu'ils continuent à voir affirment qu'il est autre depuis qu'il ne voit pas ce qu'ils voient toujours. Ce type ne voit plus rien et il est le soûlard le mieux loti dans ce bar. On ne l'a jamais vu s'énerver ni protester. Il n'est pas résigné, il est détaché, oui c'est le mot, il est “au-dessus de quelque chose”. Mais au-dessus de quoi? Qu'a-t-il trouvé que je n'ai pas trouvé moi-même? Lance un ami que l'aveugle snobe en lui tournant le dos. D'où puise-t-il cette force de ne pas se laisser atteindre ? Il est là à déambuler doucement et sa démarche reflète ses humeurs. Il marche, il se suffit de marcher.
Et il s'arrête quand il le veut sans atteindre à quoi que se soit. Je ne sais pas s'il a touché à la grâce de ne plus s'en faire ou s'il est plus meurtri que nous tous, mais au moins, il a cet air calme que je ne peux pas avoir. Pour ma part, j'évite de trop me laisser emporter par les pensées surtout quand le sujet touche à la paix de l'esprit. Les autres piliers de bar non plus, n'insistent pas. L'aveugle, lui, sait que tant que la vie bouillonne, il n'y a pas de paix possible pour personne. Il tente de m'expliquer que peut-être il n'a plus d'espoir et que ce que tout le monde prend pour de la sérénité c'est la mort qui marche doucement en tâtonnant dans ce bar sans reliefs où la lumière se refuse au regard. Pourtant au même moment, il se dit qu'il était souvent condamné à faire des acrobaties pour ne pas sombrer dans le vide.
Et que pense-t-il de nous tous, ceux qui voient encore ce que, lui, ne voit plus ? Strictement rien qui puisse nous faire plaisir. Et il ne faut pas prendre les dires et les pensées de ce bonhomme pour de l'aigreur, encore moins pour de l'amertume. “Non, je suis en dehors du jeu. C'est cela la règle quand on est perd la vue. On accepte de ne plus faire partie du monde tel qu'il est vécu par vous tous. Moi, le monde, je le vois comme je le veux. C'est moi qui lui impose mes visions et mes désirs et quand cela ne me plaît pas, je change de chaîne mentale. En somme je suis une parabole depuis que je n'ai plus d'yeux. Je capte tout et je filtre et quand cela va mal, je lâche le signal”. Et l'alcool ? “Rien de moins qu'un tord-boyaux, et je ne suis pas alcoolo. Je bois par habitude et je ne compte pas m'arrêter. En fait, le bar est une société à part entière où je peux bouger à ma guise. C'est cela mon arrangement avec les espaces, je les intériorise et après je les façonne comme un artiste. Oui, je suis un artiste du noir ”. Et Brahim de murmurer dans l'oreille de son ami qu'il snobait deux minutes auparavant que les lolos de la barmaid avaient baissé de volume depuis un mois. Va savoir comment toute cette arithmétique de l'esprit se dégoupille loin des regards ! Brahim, lui, ne dira pas un mot, mais lance ce sourire dont il a le secret en tapant sur l'épaule du voisin : attention, c'est l'aveugle qui marche !


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