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Mohamed T. dit “le vieux”
Publié dans La Gazette du Maroc le 05 - 12 - 2005

Mohamed T. purge une condamnation à mort pour coups et blessures, meurtre avec préméditation et dissimulation du cadavre après l'avoir brûlé. Après plusieurs années dans le couloir de la mort, il trouve à redire sur cette sentence qu'il juge «non-équitable». Il avoue le meurtre, mais refuse l'intention. Il précise que c'était un accident et rejette la préméditation. Pourtant, à écouter le récit de ce crime, on se rend compte du mince fil qui sépare la vérité de la réalité de Mohamed T. Son histoire est peu banale, une aventure sous-tendue par la jalousie, la cupidité, l'amour passionnel, la volonté de se venger, l'amour marié à la haine, la perdition et la démence.
Dans la prison centrale à Kénitra, il y a des personnages et il y a des détenus. La différence entre les deux types est claire. Il y a ceux qui font de ce couloir noir un cimetière avant la mort qu'ils savent toujours ajournée et ceux qui en font un terrain de jeu pour déjouer les rets du destin. Mohamed T. fait partie de cette catégorie humaine qui a trouvé un arrangement avec soi, le destin, la fatalité… et même la mort.
Un homme qui recule
Mohamed recule. Invariablement. D'où? Vers où? Peut-il survivre à cet insignifiant saut dans nulle part et contempler ce moment dans toute sa nudité? Ce moment où on lui remet un pan entier de son passé devant les yeux pour le contempler, le commenter, le corriger à vif ? Il connaît la réponse et ne se fait aucune illusion sur ce qui adviendra de lui face à cette manœuvre hybride où l'être humain se voit, malgré lui, en train de racler sa mémoire. Pourtant il cède à l'idée que tout est toujours possible. Possible de fuir si la force lui manque pour fixer dans les yeux ce qu'il ne veut plus voir comme un aveugle qui a tiré les rideaux sur l'estrade de la vie. Possible d'oublier en faisant semblant que plus rien ne l'atteint. Possible de se noyer dans l'étendue infinie de ses amnésies. Possible, tout est désormais possible, et le champ des possibilités peut paraître interminable quand on est incapable de faire une ébauche de la fraction de seconde qui se profile malgré notre résistance. Le temps est éclaté autant que l'esprit qui file sans retenue vers les zones les plus sombres de la méconnaissance de soi. «Quand je suis arrivé ici, il y a de cela des années, j'ai tiré un trait sur l'espoir. Mais je ne suis pas désespéré. Je vis sans attentes, voilà la nuance, mon enfant». Oui, le bonhomme nous appelle, «mon enfant» et précise qu'il est vieux et il aime qu'on s'adresse à lui en prenant en compte cet état de fait. L'âge n'y est pour rien, c'est juste une volonté de mettre beaucoup distance entre lui et nous, les autres. «Je n'aime pas beaucoup les accointances. Je suis pour ainsi dire un homme sans attaches et surtout sans aucune volonté de pousser au-delà de la constatation une relation humaine. Disons pour simplifier que je garde mes distances et je demande à tout le monde de faire pareil.»
Une vieille histoire
«Il y a une grave erreur commise à mon égard, mais je n'attends pas de redressement de tort. Je ne veux même pas en entendre parler. J'ai tué, mais c'était dans le feu de l'action. Il y a eu bagarre; il y a eu échange de coups et puis la mort a frappé. Je vous dis aujourd'hui que je ne voulais pas tuer ce type. Mais il est mort. Point final». Pourquoi une telle rixe pour risquer la mort ? «J'étais fou de me laisser emporter, pourtant je ne dis pas cela par regret. Non, j'ai juste un autre regard sur ce qui s'est passé ce jour-là. Il devait y avoir une explication avec ce type, il fallait tirer les choses au clair. Je l'ai provoqué pour en découdre avec lui. Et la suite a été un champ de bataille. On s'est massacré; il était aussi fort que moi et à un moment, le temps d'un instant, j'ai su que c'était ou lui ou moi. Je te le répète, je ne voulais pas le tuer, je n'en avais pas l'intention. Mais vu comment les choses se sont déroulées, il fallait aller jusqu'au bout. De toutes les façons, c'était ou lui ou moi, et si j'avais faibli, il serait aujourd'hui à ma place et moi à la sienne».
L'origine de la haine entre les deux hommes prend racine autour d'une femme. Mohamed en était amoureux et l'autre aussi. Elle était ce que l'on pourrait appeler une femme fatale. Belle et arrogante, et on dit qu'elle aimait faire courir plusieurs hommes derrières elle. Elle aimait aussi courir plusieurs lièvres à la fois et en avait les crocs bien acérés. Ce qui se tramait entre les deux amoureux transis l'excitait et la laissait indifférente à la fois. Mohamed n'entendait pas cette histoire de cette oreille. Il avait une autre approche des faits. Cette femme était la sienne. «Oui, la mienne dans le sens où l'on était ensemble. Ce type est sorti de nulle part et le jour où j'ai appris qu'il rôdait dans les parages, je suis allé m'expliquer avec lui. Une bonne discussion entre deux hommes à propos d'une femme, tu sais ce que c'est. On se dit tout. On révèle même de secrets. Et moi, je ne voulais rien d'autre que de clarifier la situation. Je lui ai dit ce qu'il en était. J'étais entiché et je l'avais pour le moment dans la peau. Je lui ai demandé de quitter la scène. Il me dit que lui aussi était amoureux et qu'il ne pouvait pas céder sa place. Et que, comble de la bêtise, c'était à elle de trancher. Entre nous, je ne voulais pas en arriver là.». Mohamed n'est pas homme à s'en laisser conter. Il devait réagir devant cette menace d'un autre mâle, décidé à lui ravir sa place : «Il m'a clairement, et ça je respecte, oui, il m'a clairement dit qu'il ne laisserait pas tomber». Mohamed réfléchit et ne sait plus où donner de la tête. «Il devait y avoir une solution, mais le type était décidé et il me narguait. J'avoue que j'ai voulu lui faire la peau, mais pour le corriger, mais il fallait attendre, parce que je ne voulais pas non plus donner satisfaction à l'autre (la femme) qui n'attendait qu'une bagarre entre deux mâles pour s'en réjouir».
Là, nous arrivons à un point crucial du récit. Mohamed se ravise, prend son temps, fait une pause avec lui-même.
Mohamed coule depuis longtemps dans une oisiveté sereine. Son calme en est devenu suspect aux yeux de tous ses co-détenus qui ne peuvent pas comprendre comment il y arrive. Mais cette sérénité se brise comme du verre quand le vide se saisit de lui. Ce qu'il vit dans ces moments n'est ni une amnésie, ni un oubli passager, mais un effacement de soi, une non-existence.
Quand on est dans la position de celui qui recule, qui va en biais, nous ne sommes plus qu'un condensé du présent sans repères passés. Les lisières du vécu n'excèdent pas l'instant que l'on vient de sucer jusqu'à la lie en s'y accrochant comme le dernier salut. Nous ne sommes plus qu'un simple ancrage dans l'instant avec, de temps à autre, une légère projection dans l'avenir le plus proche possible qui n'excède jamais ce pas indécis dans l'inconnu.
L'homme et on double
Mohamed a mis le doigt dans cet engrenage qu'il voyait venir comme un rouleau compresseur. Il l'a, tant de fois, rejeté et combattu; il l'a aussi esquivé pensant qu'il s'en débarrasserait avec facilité. Il a réussi, à force de biaiser, à ajourner le face à face avec l'instant. Là, il est de plain-pied face à un visage, une variante de lui-même qu'il ne peut plus ignorer. Toute l'autre panoplie qu'il a apprise à connaître, qu'il a vu défiler au jour le jour est absente aujourd'hui, juste parce que le passé a refait surface. Il sait désormais qu'il lui faut s'arranger avec cette facette et pas une autre; il lui faut trouver un compromis avec cette variante récalcitrante et acharnée de lui-même, de ce qu'il a toujours été. S'arranger, cela veut dire tout simplement céder à l'inéluctable. Mais comment faire quand on ne sait plus ce qu'il faut entreprendre; quand l'inertie est meurtrière et le moindre geste, la moindre pensée peut vous ôter le dernier souffle de courage ? Toute votre vie n'est qu'une poussière emportée par le souffle de l'incertain. Vous pouvez tenter de rassembler les jours et les instants, il y a toujours des phases entières qui manquent au puzzle. C'est là que Mohamed fait l'expérience de la machine disloquée, cet enchevêtrement d'idées, de chair, de pensées lointaines et de sang qui fume, et que rien ne peut cimenter. L'instinct te pousse, devant ce mélange de peur et de vide, à reculer. On ne pense pas. On recule. On ne marche pas en arrière non plus, on n'esquisse pas le moindre mouvement, on est transporté dans un espace qui échappe à la mémoire, même celle du corps. C'est cela perdre pied.
Deux hommes et une femme
«Je suis allé le voir une deuxième fois, malgré moi. Et là, je lui ai dit que toute cette histoire pouvait très mal finir. Il me regarde droit dans les yeux et me dit que cela pouvait finir comme bon me semblait, et que lui n'avait que faire de toutes ces discussions sur une femme. C'était, pour lui, une affaire entendue, c'est la femme qui tranche». Mohamed ne pouvait se résoudre à une telle sortie, qui lui semblait humiliante : «Je ne me voyais pas aller demander à la femme si elle voulait rester avec moi ou avec l'autre. Déjà de savoir qu'il y avait un autre me révoltait, mais j'étais pris, je ne pouvais pas tourner le dos et partir. Il y a ici des détenus qui m'ont dit pourquoi je n'avais pas laissé tomber cette femme puisqu'elle était joueuse. Tu sais ce que je leur ai dit ? J'ai répondu que je n'avais pas les couilles de le faire». Et là, Mohamed s'épanche sur l'impossibilité de quitter une femme. Quel regard il lance au mur au moment où il se met dans la position de celui qui traverse le temps pour saisir l'instant où la question de partir s'était posée à lui. Il se mure dans le silence et l'on peut deviner tout ce qui se joue dans cette tête soudainement hermétique. Et là, sur le kaléidoscope de visages qui défilent à la vitesse de la lumière, il arrive que l'on agrippe une figure au hasard de la rapidité de la main. On s'en saisit, et on ne la lâche plus. On y met tout le poids de la désespérance. Et le visage emprisonné dans les nacelles du vide charrie tout ce qu'il peut.
La mémoire est raclée et les sédiments qui remontent n'atteignent jamais la surface. Ils sont happés par d'autres strates de l'oubli qui, cheminant elles aussi vers cette sortie inattendue que leur offre les trous de mémoire, buttent sur une paroi inviolable. La survie. Qui a traversé les affres de l'irréparable sait ce que ce mot peut bien vouloir dire. Survivre, c'est le dernier cercle de l'enfer. C'est l'avant et l'après vie. Survivre, c'est prendre un coin dans un des multiples à-côtés de la vie, que chacun de nous trouve à sa mesure, et s'y blottir. En termes de survie, c'est là le lot de tous, quelles que soient les illusions que l'on s'administre pour éviter l'irréparable. Puis comme il était parti au loin il refait surface face à lui-même : «Tu crois que c'est facile de lâcher quand on ne peut pas le faire. J'étais lié à cette femme. Je savais tout et je ne pouvais rien faire. Alors qui faut-il accuser ? Moi, elle, l'autre ? Non, je crois qua chacun est responsable de ce qu'il était et aujourd'hui, le compte est bon pour nous tous».
«Je suis coupable»
«C'est quoi ma culpabilité ? C'est de ne pas avoir laissé tomber. J'ai tenté, mais je ne pouvais rien faire. Alors le jour où je suis allé le voir pour la troisième fois, c'était à la tombée de la nuit. Il était là, toujours au même endroit, l'air de celui qui ne se doute de rien. Je lui ai dit qu'il fallait en finir avec tout ça. Il a dit qu'il était d'accord. Nous sommes partis loin du quartier, dans un terrain vague et nous nous sommes battus comme deux fous. Chacun de nous en voulait à l'autre et je crois que le temps a fait en sorte que nous nous détestions plus que nous le pensions. La bagarre était terrible et un moment, il fallait vraiment en finir. J'ai frappé avec un caillou, il a chancelé, je lui ai donné un deuxième coup et un troisième. Une fois par terre, je ne pouvais plus m'arrêter, je lui ai défiguré le visage dans la rage. J'ai très vite compris qu'il ne se relèvera plus. Les dès étaient jetés. Un homme est mort et il fallait me ressaisir». La suite est simple. Il fallait se débarrasser du cadavre. «Je l'ai brûlé et j'ai creusé un trou où je l'ai jeté.» Les jours passent et personne ne se rend compte. Sauf la belle dulcinée qui, elle, s'est très vite faite à la conclusion que l'un de ses deux amoureux manquait à l'appel. C'est elle qui avertit la police et c'est elle qui enfonce Mohamed. Celui-ci avoue le tout et ne rechigne pas à détailler les faits. Il récuse l'intention du meurtre, mais dit que la suite des évènements a fait qu'il fallait se débrouiller «pour brouiller les pistes. Et je ne pense pas qu'il y ait quelqu'un qui pourrait m'en vouloir d'avoir voulu sauver ma peau. Mais bon, elle avait décidé qu'il fallait que je paye et elle m'a donné à la police».
Fin de partie
Pour ceux qui appréhendent l'existence comme ils s'attaquent à une longue autoroute des sentiments, il en faut beaucoup pour tenir un cap. Des détours et des raccourcis, c'est en somme cela la marche d'un homme face à la vie. Et même quand le cap tenu est irrégulier, il n'illustre qu'un succédané de la réalité.
Pour Mohamed, l'illusion a toujours semblé le plus dur à assumer. Il était conscient, bien avant son admission dans le couloir de la mort, qu'il était en perdition sur cet immense terrain en friche que sont les jours. Il avait alors décidé, par une nuit de tourmente, de vivre la mort comme un espoir ajourné.
Après tout, tant que la vie coulait dans ses veines, tant que sa tête n'a pas été posée sur la guillotine, l'échafaud n'est qu'un poids variable avec lequel il peut espérer jouer. Ce jeu lui garantit une espèce de santé en suspend. Il mise sur l'instant qui vient. Il oublie ce qui passe. Il l'efface au moment même où le temps s'y incruste.
C'est une faculté surhumaine qu'il nous faut pour morceler les parcelles éparses du temps. Etre conscient de chaque goûte qui coule dans le sablier de la vie est une tâche de forçat. Mais Mohamed voit dans cette prise directe avec la durée, le véritable sens de sa liberté. Curieusement, et même paradoxalement, c'est ce qui le fait encore vivre en espérant. L'espoir n'étant pas une projection définie qui décide de son point de repère et de sa finalité. Non, l'espoir est une croyance. Une intuition. L'espoir est un vœu.


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