Quand quelqu'un devient embarrassant, il est fréquent qu'on lui dise : “Occupez-vous de vos oignons.” N'ayant aucune intention de chagriner qui que ce soit, il s'en occupe aussitôt. Jusqu'à en pleurer. De rire. C'est ainsi lorsqu'on est à l'écoute des gens. Le chemin sûr qui mène à la solidarité. Cependant, quand l'écoute devient des écoutes, cela veut dire qu'on s'occupe des oignons des autres. Il n'est donc plus question de rire. La routine agace. Pourtant, il ne faut pas baisser les bras. Surtout quand on a la main lourde. Dans ce cas, pour écrire, il est nécessaire d'être imaginatif. L'ordinateur n'enregistre pas encore de dictée. Si quelqu'un vous dit au téléphone : “Allô, j'écoute”, répondez sans hésiter : “De quel droit ?” et vous lui clouez le bec. Il peut détourner la question : “Allô, je ne vous écoute pas, parlez.” Vous lui répondez du tac au tac : “Je ne parle pas à quelqu'un qui ne m'écoute pas”. Alors que, par ailleurs, plus on s'écoute moins on s'entend. On est donc mieux servi que par soi-même. Je me sers, donc je suis. Suivre qui ? Tout le monde. Mais le monde ne tourne pas rond. On peut mourir de rire ou de chagrin. Quelle différence ? Mourir de rire n'est pas confortable. A cause des crampes. C'est gênant d'aller au cimetière en se tenant les côtes ou plié en deux. Ce serait bizarre de pleurer quelqu'un qui se tord dans sa boîte ou roule dans son linceul. Par la force des choses, il n'a pas un sou dans la poche, puisqu'il n'y a pas de poche, et pourtant on dit de lui qu'il était vif-argent. Pour quelqu'un d'autre, il serait malvenu de dire qu'il était de l'or en barre. Ce métal précieux n'est pas à la portée de n'importe qui. C'est ce qu'on dit. Pourtant, on dit aussi que le silence est d'or. Par conséquent, il n'y a qu'à se tenir coi. Et se servir. Il se passe quand même de drôles de choses. Quand on manipule de l'argent sale on a les mains propres. C'est peut-être que tout se passe en ligne. Le progrès. On n'a jamais vu quelqu'un transporter un ou deux sacs remplis d'argent sale. Par contre, des sacs bourrés de pain sec et autres restes cela se trouve. Ce qu'on pourrait appeler le recyclage citoyen. C'est encore se servir, avec l'avantage d'avoir parfois une surprise. Une cuisse de poulet non entamée. On ne sait pas si ces trouvailles sont offertes aux différentes associations caritatives. C'est fort possible. Les dîners de gala organisés au profit de telle ou telle organisation attirent beaucoup de monde. Et pas seulement le beau linge. Aux aurores, des ombres furtives viennent recueillir les restes. Des restes mais de qualité. Des galas à double effet, en somme. Un cinéaste d'outre-mer aimait de temps à autre fumer un cigare, mais son ordinaire était le tabac jaune. Il racontait que lorsqu'il allait s'approvisionner chez un buraliste et trouvait devant lui un ouvrier qui achetait du tabac ordinaire, il ressortait aussitôt, gêné. Il disait qu'il n'exploitait personne et il devait son aisance à son travail. Et pourtant il avait mauvaise conscience. Il n'est pas rare qu'un bras tendu au-dessus de votre tête, un fumeur hurle : “Un Roméo, Carlos !”. Alors qu'on fume soi-même un modeste tabac. La seule consolation, c'est qu'on se trouve à égalité chez le médecin. Et que dire quand vous achetez un beef-steak et qu'un vieil homme demande un os et un peu de gras. On est gênés tous les deux. Il y a toujours la possibilité de simplifier les choses et de faire l'échange. Mais là, la fierté s'interpose. Quelqu'un disait : “Je laisse la fierté aux imbéciles.” Pourtant, un peu de fierté aide à vivre, à faire front. Et à renouer avec certaines choses. Ce qui ne veut pas dire renonciation ou démission. Ou encore pire. Compromission. On se souvient de cette réplique de l'un des personnages des “Sorcières de Salem” d'Arthur Miller, récemment décédé : “C'est exigeant une fierté toute neuve.” C'est une pièce écrite au début des années cinquante pour aujourd'hui. De même que “La mort d'un commis voyageur”. Le film qu'avait tiré de cette dernière Lazlo Benedek, avec Frédéric March, est inoubliable, mais pas la chose avec Dustin Hoffman. On en est aujourd'hui à s'occuper de ses oignons et à se servir. Il faut être doué, avoir beaucoup d'adresse et d'adresses. Pour cela, il est nécessaire de s'immerger dans le monde. Et ensuite, de s'inscrire parmi les pays émergents. Ne s'immerger que pour émerger. Mais une fois immergé, il n'est pas certain qu'on vous laisse émerger. Il y a toujours quelqu'un qui ne veut pas vous voir la tête hors de l'eau ou d'autre chose. On préfère finalement s'occuper de ses oignons, mais à la manière du pied-noir qui voit passer une jeune femme au physique splendide et s'enflamme: “Elle a un oignon que les yeux m'en pleurent”.