Guerre civile en Côte d'Ivoire Depuis près de deux ans, les Marocains de Côte d'Ivoire ont peur. Ils ont, pour la plupart, presque tout perdu avec la guerre civile qui gangrène le pays depuis l'élection du président Gbagbo. La semaine dernière, depuis l'aéroport international d'Abidjan, plusieurs avions militaires ont procédé, d'urgence, au rapatriement de quelque 250 de nos concitoyens qui ont pu regagner Rabat, sains et saufs. Les histoires de ces familles se ressemblent. Elles ont émigré depuis plusieurs années, voire plusieurs décennies vers l'Afrique de l'Ouest pour y fonder des commerces et faire des affaires. On chiffre à près de 1 500 le nombre des expatriés marocains qui vivent à Abidjan, Bouaké et Ma qui représentent les principales villes du pays. Ce chiffre chute régulièrement depuis une quinzaine d'années et la relève des familles implantées en Afrique noire n'est pas assurée. Naïma Amrani, dont le défunt époux est parti, parmi les premiers en 1952, à l'assaut de la Côte d'Ivoire, dit: “à cette époque, rares étaient les familles qui acceptaient de partir pour l'Afrique. Certaines l'ont fait, ouvrant la voie aux autres qui ont trouvé finalement que l'idée était bonne et que les affaires étaient prospères là-bas”. Ces hommes partis à l'aventure décideront souvent de rester en Afrique noire, en y emmenant femmes et enfants et en s'insérant le mieux du monde dans une société accueillante qui a “toujours témoigné de l'estime, une grande admiration pour le peuple marocain et ses Rois, de Mohammed V à Mohammed VI”. On pouvait les croiser notamment à Abidjan où leurs commerces étaient réputés dans tout le pays, sur l'avenue 8, la rue 12, la rue du Commerce et surtout dans la luxueuse galerie du Plateau, dans le centre-ville. Leurs négoces, très polyvalents, concernaient le prêt-à-porter, les tissus, les articles de sport, en passant par les chaussures et les babouches marocaines, jusqu'à l'agroalimentaire dans lequel ils brillaient en important en Côte d'Ivoire olives, sardines, thons, tomates, oranges et autres produits diversifiés. Le début de la fin Depuis deux ans, rien ne va plus pour la communauté marocaine résidant en Côte d'Ivoire. “L'ancien président était un homme de bien” dit encore Naïma Amrani. Depuis l'arrivée de Gbagbo, le pays est en feu et les discriminations raciales banalisées. “Vous vous rendez compte qu'on prêche là-bas désormais la mort de l'homme blanc. Et nous aussi, avec la communauté libanaise, nous sommes maintenant considérés comme des Blancs, des Occidentaux. Tout le monde crie dans les rues : “les Blancs dehors ! Les Blancs à mort !” C'est la nouvelle politique de Gbagbo. Depuis son arrivée au pouvoir, c'est la faillite. Il pille le pays (comme cette piscine municipale d'Abidjan réquisitionnée par le fils du président et transformée en Casino) et a pour seul slogan politique un nationalisme fasciste qui cherche à liquider tout ce qui n'est pas noir en Côte d'Ivoire”. Elle précise les larmes aux yeux “qu'elle s'était toujours sentie un peu Africaine et proche des Ivoiriens”. Selon cette rescapée de l'enfer ivoirien, tous les Marocains ont souffert d'exactions multiples, de chantages et leurs magasins ont été visés sans vergogne par les milices qui sèment la peur de jour comme de nuit dans les rues des grandes villes. “Il y a deux ans, des dizaines de commerces avaient été saccagés, pillés, les personnes qui y travaillaient avaient été menacées et parfois violentées par les Ivoiriens qui semblaient avoir perdu la tête. En 2004, c'est encore pire...” dit Naïma Amrani. Et quand les magasins étaient vidés, la foule s'amusait à brûler ce qui restait. Depuis quelques semaines, les choses ont empiré. Le gouvernement ivoirien encourage-t-il les émeutes contre les Marocains ou feint-il qu'il s'agit de dommages collatéraux provoqués par la révolte nationaliste ? Au sein de la communauté marocaine rapatriée d'urgence il y a quelques jours d'Abidjan, on cite volontiers l'exemple de Bouziane Fouad qui a récemment ouvert une grande galerie dans le centre-ville. Avec la montée des violences et les terribles préjudices économiques subis par ses entreprises, Bouziane Fouad a reçu la visite privée de l'actuel ministre de l'Intérieur ivoirien qui était accompagné de son épouse. Fidèle à Bouziane et aux autres commerçants marocains, comme la majorité de la classe dirigeante ivoirienne, le ministre a réitéré son soutien aux Marocains de Côte d'Ivoire et a dépêché dans la journée une dizaine de policiers qui ont encerclé la galerie Bouziane pour la protéger des assaillants. Mais ces actions, ponctuelles, ne sont pas suffisantes et ne résolvent point le problème. La plupart des commerces de nos concitoyens ont été touchés. On évoque aussi le cas, désastreux, de Abdelmalek Saâdani Hassani qui avait l'exclusivité des marques Adidas et Nike à Abidjan et qui a dû affronter les pires tourments depuis quelques mois. Les Marocains en bavent Mohamed est un jeune homme de 35 ans qui est installé à Abidjan depuis cinq ans. Il est allé faire fructifier un héritage familial. Il entre comme associé avec un autre Marocain, Ali, son aîné de dix ans qui travaille dans le tissu. Les évènements de ces quinze derniers jours ont eu un impact terrible sur sa vie. Aujourd'hui, il ne veut plus risquer un retour “là-bas”. “J'ai été traîné sur plus de dix mètres par deux gaillards qui voulaient me tuer. Ils me traitaient de raciste alors que tous mes amis depuis que je suis installé en Côte d'Ivoire sont des gens de couleur. Les habitants du quartier le savent, je suis un homme de principes et je suis venu dans ce pays pour travailler et les affaires politiques ne me regardent pas. Je veux bien admettre qu'il y ait des tensions entre les uns et les autres, mais je ne veux pas risquer ma vie”. Ce que Hassan ne dit pas, c'est qu'il a pris la décision de ne jamais revenir. Il avait pris depuis toujours ses dispositions pour ne jamais risquer de perdre son argent: “c'est normal. C'est au Maroc que je place mon argent. Je fais prospérer mon affaire, mais je n'ai laissé que peu de choses là-bas. Et j'ai eu raison”. Autrement, il aurait tout perdu comme “tous ceux qui avaient tout misé sur la stabilité d'un pays qui ne l'est pas”. Hassan nous parlera aussi d'autres Marocains qui ont été pris pour cible : “rien de bien méchant, mais on a eu peur. Ils étaient capable de tout. Il fallait les voir s'acharner sur les écoles brûlant et saccageant comme des fous. Non, c'était l'enfer pendant plusieurs jours”. Le rapatriement forcé Selon Naïma Amrani, les choses ont pris une tournure exceptionnelle durant le mois d'octobre 2004. “C'est là que tout a dégénéré. Après un semblant de calme, où l'on pensait que tout allait rentrer dans l'ordre, la descente vertigineuse aux enfers a repris. Moi, j'avais décidé, il y a deux ans, de me retirer des affaires. J'avais vendu les biens de mon mari et j'étais partie m'installer au Canada avec ma fille. Puis, le temps aidant et la nostalgie dans l'air, j'ai pensé que les choses s'étaient arrangées là-bas et que je devais reprendre quelque peu les activités de mon mari. Je suis revenue, il y a moins d'un mois, à Abidjan. C'était terrible...” La femme ferme les yeux, se remémore des souvenirs douloureux puis continue : “à la télévision nationale ivoirienne, les Français ont commencé à parler de rapatriement. Ils ont demandé à tous les étrangers, qui ne se sentaient pas en sécurité, de se diriger vers leurs ambassades respectives pour préparer les rapatriements en masse. A vrai dire, les télévisions internationales ne montrent qu'une partie de ce qui se passe en Côte d'Ivoire. La réalité dépasse l'imagination”. La plupart des hommes est restée. “Les hommes ne pouvaient pas partir car ils devaient veiller sur les intérêts de leurs entreprises. Mais nous, les femmes, ainsi que les enfants, nous étions prêts à partir dès que le signal nous a été lancé par l'ambassade marocaine à Abidjan”. Les ressortissants marocains ont tous contacté l'ambassadeur Bennani. Avec une grande disponibilité et “toute l'attention qu'il fallait”, disent les membres de la communauté marocaine, deux jours après, les avions militaires sont arrivés du Maroc pour le rapatriement. “Heureusement que l'aéroport international d'Abidjan est entre les mains des militaires français. Ils l'encerclent et le gardent jalousement avec des armes à feu. Sinon, personne n'aurait pu sortir de cet enfer”. Dans les foyers marocains de la banlieue d'Abidjan, c'est le début de la délivrance teintée de zones d'ombre. Qui a laissé là-bas son mari, qui a laissé ses fils aînés... Des camions blindés, appartenant aux ambassades française, marocaine et américaine se sont alliés pour venir récupérer les ressortissants chez eux. “Heureusement qu'on a été escorté jusqu'à l'aéroport. Il n'y avait que les femmes et les enfants. Nous étions près de 250 Marocains en tout. Dans chaque avion militaire, il y avait environ 80 personnes”. Les avions militaires ont fait le voyage jusqu'à Laâyoune, avant un changement de vol qui a mené nos compatriotes à Rabat. Selon plusieurs témoignages de la communauté marocaine, tout a été fait pour leur confort. Même des médecins marocains ont été dépêchés sur place. Ils ont accompagné les voyageurs en s'informant à chaque moment de l'état de santé de chacun. “C'était une chose merveilleuse de voir que notre pays était là, que nos médecins veillaient sur nous”, explique cette femme dont l'état de santé était inquiétant au départ vu la panique et l'âge.