Entretien avec l'ambassadeur du Canada, Yves M. Gagnon En fonction au Maroc depuis septembre 2001, l'ambassadeur du Canada au Maroc, Yves M. Gagnon, s'est entretenu avec LGM. Au cours de cette entrevue, les questions relatives aux relations politiques et économiques qu'entretient le Canada avec le Maroc sont abordées, tout comme celle de l'immigration. La Gazette du Maroc : quel est l'état des relations diplomatiques entre les deux pays ? Yves M. Gagnon: les relations diplomatiques entre le Canada et le Maroc sont excellentes et empreintes de considération et de respect mutuels. Nos voies de communication sont nombreuses et fécondes. Elles sont aussi en pleine expansion et, for t heureusement, ne sont ralenties par aucun contentieux sérieux.Nos deux gouvernements sont au même diapason sur la plupart des questions qui les intéressent l'un et l'autre. Quels sont les intérêts du Canada et les secteurs d'activités que vous privilégiez ? Le Canada compte beaucoup sur le Maroc pour l'aider à mieux comprendre et à relever les défis du développement en Afrique. Il cherche à accroître la sécurité des Canadiens en contribuant à réduire toute source de tension dans le monde, y compris en Afrique du Nord. Il cherche aussi à améliorer les conditions économiques des Canadiens en appuyant les efforts de développement économique dans le monde. Nous croyons que rien ne sert mieux la prospérité des Canadiens que la prospérité des citoyens des autres pays du monde. Nous cherchons enfin à créer les conditions du maintien de la grande diversité culturelle de notre population car elle est une source de richesse incomparable. Ces trois objectifs, bien sûr, sont intimement liés. Quant aux secteurs d'activités que nous privilégions, je dirais que ce sont notamment l'élimination des obstacles au commerce, l'appui au gouvernement marocain dans ses efforts en vue de moderniser son administration publique, d'intensifier son développement démocratique et sa lutte pour l'égalité entre les sexes. De plus, les deux pays se concertent constamment sur les nombreux dossiers multilatéraux d'intérêt commun. Enfin, nous ne ménageons pas nos efforts pour venir en aide aux Canadiens qui en ont besoin et nous favorisons l'examen des candidats à l'émigration. Sur le plan international, quels sont les problèmes auxquels le Canada fait face? Les crises dans le monde. À terme, elles menacent directement la sécurité de tous. Lorsque je parle de crises, j'ai évidemment à l'esprit les foyers de tension les plus graves: l'Afghanistan, Haïti, l'Irak, la Palestine, les nombreux conflits tribaux en Afrique sub-saharienne, la Colombie, le Soudan, la Corée du Nord, et j'en passe! Il y a aussi les systèmes économiques qui perpétuent l'exploitation des personnes les plus démunies, menacent aussi la prospérité des Canadiens de manière directe. L'intolérance et l'ignorance, les nôtres comme celles des autres, représentent aussi une menace! Ces trois problèmes doivent être attaqués de front. Quels sont les problèmes que vous percevez pour le Maroc, à court et à long terme? Parlons plutôt de défis à relever! Ce sont les mêmes que partout ailleurs. L'acuité, ou l'urgence, varie, bien sûr, d'un endroit à un autre. Au Maroc comme ailleurs, les défis les plus difficiles à relever sont ceux qui nécessitent beaucoup de détermination et de constance dans l'effort. Il faut plus que l'argent, par exemple, pour améliorer un système d'éducation ou un système de justice! Il faut la volonté de toute une population derrière celle de ses dirigeants. Les grands discours prononcés depuis quatre ans par S.M. le Roi Mohammed VI constituent un recueil des défis du Maroc et un rappel constant de la nécessité de l'effort partagé et soutenu. Me viennent à l'esprit quelques exemples de ces défis: la réforme de la Moudawana, l'alphabétisation de tous les Marocains, l'accès à un habitat décent et à une administration publique efficace. Quels sont les dossiers prioritaires sur lesquels vous concentrez vos efforts? Nous consacrons l'essentiel de nos efforts à la poursuite des objectifs dont j'ai parlé plus haut: meilleure compréhension de l'environnement mondial, concertation sur les questions de sécurité régionale et internationale; l'appui à la politique de meilleure gouvernance que poursuivent Sa Majesté le Roi Mohammed VI et son gouvernement. En particulier, les politiques visant le renforcement de la gestion des programmes publics de formation professionnelle, celle de la gestion des programmes d'éducation de base et celle de l'égalité des sexes. L'ensemble de ces dossiers, ou de cette démarche, pourrait être décrit comme un accompagnement dans les efforts de “mise à niveau” des secteurs privés comme publics du Maroc. Nous voyons se développer avec satisfaction la coopération dans le domaine de l'éducation scientifique, technique et universitaire. C'est le domaine où les partenariats sont les plus dynamiques. Nous croyons que ces actions contribueront à créer les conditions d'une relation économique et commerciale plus soutenue et plus satisfaisante pour les deux parties. Notons aussi que le Maroc et le Canada agissent souvent de concert au niveau multilatéral, parce que nos intérêts coïncident, dans la poursuite des grands objectifs environnementaux, commerciaux, humanitaires et sécuritaires, essentiels au mieux-être de tous les peuples de la terre. Etendre les champs de concertation et de coopération entre les deux pays à ce niveau, est également une priorité. Pourquoi la formation professionnelle est-elle au haut de la liste de l'agenda des relations bilatérales du Canada ? A quel(s) besoin(s) répond-elle ? C'est un des éléments importants, car la qualité des ressources humaines est un facteur déterminant de la compétitivité des entreprises, ici comme ailleurs. La capacité des entreprises marocaines à maintenir leur position sur le marché local et à connaître le succès sur les marchés internationaux dépend davantage de la qualité des qualifications professionnelles et techniques que de tout autre facteur. Le Canada appuie la décision du gouvernement marocain d'accroître la productivité de son système de formation professionnelle car il partage l'analyse marocaine quant à l'urgence d'offrir à l'entreprise marocaine un nombre adéquat de personnes dont les qualifications sont exactement celles dont elle a besoin pour prospérer. Il faut aussi offrir à ceux qui ont déjà un emploi, la possibilité de s'adapter, par exemple, aux nouvelles technologies. En bout de ligne, les entreprises marocaines concurrentielles sur les marchés mondiaux créeront de nouveaux emplois au Maroc, généreront plus de revenus fiscaux pour l'Etat qui sera alors mieux disposé à fournir un niveau de service accru dans les secteurs de l'éducation, de la santé, de la justice et de la sécurité. A combien se chiffre l'aide du Canada au Maroc en termes d'investissements publics de prêts ou de dons ? Vers quels secteurs l'aide est-elle principalement dirigée ? Depuis une trentaine d'années, le Canada a engagé près de 400 millions de dollars canadiens dans ses activités de coopération avec le Maroc. Le programme en cours s'intéresse à la formation professionnelle, à l'éducation de base et à la participation citoyenne, notamment celle des femmes au processus de démocratisation. Quels sont les chiffres d'affaires en matière de commerce et d'investissement ? Vers quels secteurs sont-ils principalement dirigés ? En 2002, les échanges commerciaux entre le Canada et le Maroc ont dépassé le cap des 255 millions de dollars canadiens. Ce montant comprend des exportations au Maroc de près de 170 millions $cnd. et des importations marocaines de quelques 85 millions $cnd. Nos exportations vers le Maroc sont constituées de produits pour lesquels le Canada excelle en termes de prix et de qualité, comme le blé dur, le papier journal, les lentilles, etc. Mais nous cherchons avec un certain succès à diversifier nos échanges: tissus synthétiques, machines et appareils électriques/électroniques, pâtes chimiques, turbopropulseurs, préparations anti-solaires et autres produits pour les soins de la peau, outils de forage et presses hydrauliques par exemple, sont apparus depuis quelques années. Quant au Maroc il exporte au Canada surtout des agrumes, des légumes préparés ou en conserves, des vêtements, des conserves de poissons et des épices. Mais, depuis quelques années, le Maroc vend au Canada des transistors et semi-conducteurs, des circuits intégrés et des micro-assemblages électroniques par exemple. Pourquoi le Canada n'est-il pas plus présent au Maroc? Vous voulez dire “visible” peut-être? On nous voit moins que les grands pays européens qui ont marqué l'histoire et la culture du Maroc. C'est normal ! Ils ont ici des intérêts nettement plus considérables que les nôtres et s'en occupent fort bien. Ceci dit, je crois que la visibilité du Canada reflète assez justement la réalité: notre relation est plus jeune, mais elle est solide et diversifiée. Elle est fondée sur des bases saines: la franchise, le respect des sensibilité des uns et des autres, la solidarité! Il est également important de garder à l'esprit la direction des tendances: sur tous les fronts les choses progressent, s'améliorent. Nos gouvernements sont attentifs à cette relation et n'interviennent que pour favoriser un rapprochement entre les individus, les entreprises et les institutions et, si nécessaire, pour lever les obstacles artificiels qui feraient obstacle à ce flot naturel d'échange. En cette matière, le vrai leadership politique c'est d'accepter de s'en tenir au rôle qui sert le mieux les intérêts de l'ensemble de nos populations. C'est ce qui se passe entre le Maroc et le Canada et c'est normal que ça ne fasse pas les manchettes! Outre l'ouverture que le Canada prône en matière de libre-échange avec le reste de l'Amérique, ne serait-il pas intéressant pour le Canada d'envisager plus en profondeur ses relations avec l'Afrique, et plus particulièrement avec le Maroc ? Le Canada prône le libre-échange tous azimuts! Parce que mon pays dépend plus que tout autre du commerce international, il est depuis longtemps un leader de la promotion de l'élimination des obstacles au commerce, érigés au fil des siècles par les Etats-nations. Mais sa voie préférée, dans ce domaine comme ailleurs lorsqu'il s'agit de définir des règles internationales, c'est la voie multilatérale. Cela ne nous empêche pas, lorsque l'ensemble du système international ne bouge pas au rythme qui nous convient, de négocier des accords régionaux comme celui que nous avons avec les Etats-Unis et le Mexique, ou encore bilatéraux comme celui que nous avons avec le Chili. À l'évidence, les dynamiques commerciales entre le Canada et les Amériques sont très différentes de celles qui existent entre le Canada et l'Afrique. Pour le Canada, les Amériques font partie d'un ensemble géoéconomique proche. Comme l'Europe pour le Maroc. Les chiffres donnent une mesure juste du poids relatif de ces forces. En fait, plus de 90% des exportations canadiennes restent dans les Amériques. Quant au Maroc, 70% de ses exportations sont destinées à l'Europe. Après tout, avec plus de 85% de ses exportations vers les Etats-Unis, le Canada n'aurait-il pas avantage à diversifier son commerce? Bien sûr! Car il n'y a pas de marchés secondaires pour l'entreprise qui crée des emplois et qui fait des profits, et donc contribue à la prospérité économique et sociale d'un pays. C'est pourquoi nous appuyons les efforts des entreprises canadiennes, surtout les petites et les moyennes entreprises, à pénétrer ces marchés partout dans le monde, y compris au Maroc, et les attachés commerciaux marocains au Canada font la même chose pour leurs entreprises. Et ça fonctionne! Car, depuis peu, nous voyons apparaître sur le marché des parquets de bois, des sous-vêtements, de l'huile de canola, des vitamines et suppléments alimentaires, etc. Compte tenu de la crise écologique et environnementale qui sévit au Maroc, le Canada n'aurait-il pas intérêt à investir et à s'investir dans ce domaine particulier ? Il n'y a pas de doute, les occasions d'affaires ou d'investissement sont nombreuses au Maroc. Le défi pour les Canadiens, c'est de les découvrir ! Je sais que lorsqu'ils offrent un produit concurrentiel ou qu'ils trouvent un créneau porteur, ils sont très bien accueillis au Maroc. L'industrie canadienne des biens et services en environnement est très performante et connaît le succès partout dans le monde. Plusieurs firmes canadiennes s'intéressent au marché marocain: gestion des déchets pour en récupérer les bio-gaz, assainissement des eaux, traitement des eaux usées, etc. Le développement de ce secteur dépend bien sûr, dans une large mesure, des choix budgétaires des pouvoirs publics marocains qui doivent s'attaquer également aux besoins en éducation, en santé et en justice qui sont tous des domaines, comme l'environnement, cruciaux pour la compétitivité internationale de l'économie marocaine. Le secteur de l'environnement devra beaucoup compter sur le financement des institutions financières internationales comme la Banque mondiale ou la Banque africaine de développement par exemple. Les mécanismes qui sont en train d'être mis en place dans le cadre du Protocole de Kyoto seront utiles à cet égard en permettant aux pays les plus industrialisés d'obtenir des "crédits carbone” lorsqu'ils investissent dans des projets de réduction des gaz à effet de serre dans les pays en développement. Combien d'immigrants marocains le Canada reçoit-il chaque année ? Environ 3000. Ce contingent est formé essentiellement d'immigrants indépendants et de leur proche famille. Y a-t-il une baisse ou une hausse du nombre de Marocains qui migrent vers le Canada ? Le nombre varie d'une année à l'autre, mais est assez stable sur une moyenne période. Il n'y a pas un nombre prédéterminé de Marocains qui entrent au Canada. Le nombre d'entrées dépend essentiellement de l'offre et de la demande et, bien sûr, de notre capacité à la gérer. Quel est le profil des émigrants marocains? Deux profils prédominent: d'abord c'est un couple dans la trentaine avancée qui a deux enfants. Les deux parents ont une bonne éducation et des emplois. Ensuite, il s'agit d'un technicien célibataire, dans la vingtaine, et dont les attaches au Maroc l'amèneront à parrainer bientôt une conjointe. Nous ne privilégions ni un sexe ni une formation en particulier. Nous recherchons des gens qui ont une solide formation et des expériences professionnelles crédibles. La maîtrise de l'une, voire de nos deux langues officielles, soit le français et l'anglais, est un atout. Quel est le pourcentage d'immigrants marocains qui reviennent au Maroc après avoir séjourné au Canada ? Quels sont les principales raisons qui les poussent à revenir au Maroc ? Nous n'avons pas de chiffres à ce sujet, mais nous estimons leur nombre à moins de 1%. C'est un phénomène universel. Bien sûr, la mobilité internationale accrue facilite le va-et-vient entre les pays. C'est un phénomène nouveau et très positif et c'est une bonne recette pour produire de vrais “citoyens du monde”! Quel pourcentage les Marocains représentent-ils dans le lot d'immigrants que le Canada accueille chaque année ? Depuis une trentaine d'années, les immigrants marocains représentent environ 1% de l'immigration au Canada. En quoi les événements du 11 septembre 2001, et plus tard ceux du 16 mai 2003 au Maroc, ont-ils influencé la politique d'immigration canadienne ? Au meilleur de ma connaissance, ces événements n'ont eu aucune influence sur les politiques d'immigration du Canada. Nous continuons notre politique de non-discrimination, d'absence totale de quotas par régions géographiques ou autres et appliquons exactement les mêmes critères partout dans le monde. Ces événements , toutefois, nous rappellent l'importance des vérifications et contrôles que nous effectuons partout dans le monde dans le cadre du processus de sélection. Bio express - De 1972 à 1988, Yves M. Gagnon a assumé des responsabilités diplomatiques dans les ambassades du Canada au Guatemala et, à deux occasions, à Paris. - Il a été vice-président de l'entreprise pétrolière Pétro-Canada au sein du Département d'assistance internationale de 1988 à 1991. - De 1995 à 1998, il a été ambassadeur du Canada au Vénézuéla et, simultanément, en République dominicaine. - De 1999 à 2001, il était Directeur général des relations culturelles internationales au ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI). - Lors de ses affectations au Canada, il a été Contrôleur régional pour l'Afrique et le Moyen-Orient et a oeuvré au sein des directions du personnel de l'Amérique centrale et des Antilles au MAECI . Il a aussi été directeur des Relations avec les médias et des relations académiques internationales du MAECI. Entretien réalisé par Francis Clermont