USFP Depuis l'origine, l'USFP a mal aux contradictions de ses composantes. Elle n'a jamais pu instituer un débat interne structuré malgré son “option” démocratique. La phase actuelle rend encore plus cruciale cette réussite. Lors de l'émission “Fil wajiha” du 22 octobre dernier, sur 2M, les propos tenus par Mohamed Abed Jabri, avaient paru amers et grinçants, l'humeur semblant l'emporter sur la réflexion. Moins d'une semaine plus tard, le 27 du même mois, Abderrahman Youssoufi adressait au bureau politique de l'USFP et à son journal “Al Ittihad Al Ichtiraki” la brève lettre où il annonçait son retrait. Ce dernier événement apporte un éclairage rétrospectif sur la prestation télévisée de l'intellectuel qui, depuis des décennies, alimentait à profusion l'idéologie diffuse de la mouvance du parti socialiste. Sur un ton assez abrupt, Abed Jabri avait, en effet, plaidé dans cette émission la cause de Youssoufi, ce “réformiste” qui, à la tête du gouvernement d'alternance, n'avait rencontré que des obstacles sans avoir pu bénéficier du soutien franc et massif des forces censées être sa base et ses alliés. Citant l'exemple iranien de Khatami, cet autre “réformateur”, Jabri souligne que ce dernier, confronté aux conservateurs, a eu, par contre, l'appui de l'ensemble des forces démocratiques, malgré la répression qu'elles encouraient. Et d'évoquer, avec scepticisme, la situation de la phase actuelle de post-alternance en la comparant à une salle d'attente indéfinie. La “méthodologie démocratique” n'ayant pas été respectée au lendemain des élections législatives de septembre 2002, la nomination du technocrate Driss Jettou, en lieu et place d'un représentant du parti venu en tête des élections, a de nouveau vidé de sa substance l'institution du Premier ministre. La démocratisation est de ce fait hésitante et vouée à l'attentisme. Des réformes élaborées sous la direction de Youssoufi ne sont annoncées qu'après son remplacement. Sous-entendu : le partage du pouvoir n'est pas tout à fait acquis. Faut-il lire dans ces propos de Abed Jabri une traduction de l'état d'esprit de Youssoufi ainsi qu'une première évaluation de l'expérience d'alternance “nécessaire” ? Est-ce aussi là l'amorce d'un débat qui serait relancé au sein de la famille dispersée de l'USFP qui a du mal à se repositionner et à redéfinir les liens pouvant encore exister entre ses composantes. Vieux démons On sait que face aux attitudes et points de vue proches de ceux formulés par Abed Jabri, d'autres se sont donné libre cours. Il y a tout d'abord ceux hostiles dès le départ à la participation au gouvernement sans garanties suffisantes : on sait qu'ils ont abouti à des scissions plus ou moins fracassantes (une partie de la “Chabiba”, le courant amaouiste dans les syndicats, le groupe “Fidélité à la démocratie”). Il y a aussi ceux qui tout en admettant le principe de la participation ont jugé que Youssoufi avait, d'une part, mal manœuvré et faiblement géré et, d'autre part, avait confiné le parti dans l'immobilisme et accaparé les décisions. En gardant la haute main sur les nominations aux postes ministériels ou sur les candidatures aux élections, il avait, selon ses détracteurs, favorisé le clientélisme au sein du parti, avivé les clans et les ambitions illégitimes et désorienté une bonne partie des militants et des électeurs. C'est sans doute autour de ces questions relatives à la gestion de l'alternance et à la démocratie interne que le débat est appelé à se structurer et s'approfondir au cours de cette phase transitoire qui précédera la tenue du 7ème congrès du parti. Toutefois, un doute persiste sur la capacité des diverses composantes de l'USFP à surmonter leurs vieux démons et à opérer une véritable mutation vers un mode d'être et de fonctionnement réellement démocratique. En quoi la phase actuelle constitue-t-elle un nouveau tournant historique qui, s'il n'est pas vraiment assumé, pourrait menacer ce parti d'un déclin préjudiciable non seulement pour lui-même mais aussi pour l'avenir de la démocratie dans le pays ? Il y eut deux étapes marquantes. La première fut celle de la naissance de la gauche populaire, suite à la scission de l'Istiqlal qui donna naissance à l'Union nationale des Forces populaires en 1959. Il s'était agi là d'un vaste mouvement, certes hétérogène et plein de contradictions, qui revendiquait une place au soleil pour plusieurs catégories sociales, notamment citadines (classes moyenne et ouvrière), et portait le flambeau du “progressisme” (mélange de revendications socialisantes et tiers-mondistes dans le contexte idéologique incandescent de l'époque). Du fait même de son enracinement social et de la perspective encore ouverte qui le portait, ce mouvement vivait les contradictions entre ses composantes aux origines diverses, sans trop se préoccuper d'organiser le débat en son sein. Le leadership de chefs charismatiques, auréolés du prestige de la lutte contre le colonialisme, suffisait à maintenir la mobilisation du mouvement malgré les divisions au sommet et malgré la répression qui s'abattait sur les militants à la base. C'est après les tumultueuses péripéties survenues notamment après l'assassinat de Mehdi Ben Barka en 1965, et où choix “radicaux” et activités “légalistes” se côtoyaient, que la seconde étape historique débuta avec la création de l'USFP en 1975, sous l'impulsion de Abderrahim Bouabid et de Omar Benjelloun. Divergences sans débat L'option démocratique fut proclamée avec force et elle inaugurera une évolution des relations avec la monarchie qui sont allées en s'apaisant, grâce à la cause commune du Sahara puis, grâce aux compromis ayant abouti à l'alternance. Durant cette seconde étape qui ne fut pas sans ambiguïtés ni réticences, les contradictions furent supportées et colmatées plutôt que clarifiées et assumées. La puissante personnalité de Abderrahim Bouabid permettait la coexistence de tendances divergentes. Tout était enveloppé dans un discours unanimiste et rassembleur même si de sérieuses brèches venaient ébranler cette unité rituelle (notamment depuis le troisième congrès). Les tendances, plus ou moins nettement exprimées se côtoyaient pêle-mêle, allant du “socialisme scientifique” radical au libéralisme modéré, en passant par le syndicalo-populisme, le national-arabisme sympathisant encore avec le courant de Fquih Basri en exil, le social-traditionnalisme et le modernisme laïcisant. Il se produisait des confrontations, des pugilats (pas toujours loyaux), ainsi que des coupures (scission du groupe Benameur-Ahmed Benjelloun en mai 1983). Le débat, par contre, ne prit jamais consistance ni ne fut organisé et structuré. Chaque composante voulait incarner l'unique vérité d'un parti à culture unitaire. Les divergences ou différences de points de vue et d'approches ne sont pas facilement vécues ni même admises. La contradiction allait devenir de plus en plus évidente entre l'option démocratique, d'une part, et les survivances monolithiques et l'organisation verticale d'autre part. Le charisme et le sens de l'intérêt supérieur dont faisait preuve inlassablement Abderrahim Bouabid, permettaient l'expression et la résorption des divergences mais non pas l'institution du débat de façon structurelle. Pendant ce temps tout changeait dans la société avec l'urbanisation sauvage, la paupérisation des classes moyennes, l'éclatement idéologique. C'est ainsi qu'après la mort de Bouabid en janvier 1991, le parti fut de plus en plus livré aux luttes de ses composantes que Abderrahman Youssoufi ne pouvait maîtriser ni équilibrer. Dans son souci de mener à son terme le compromis devant amener l'USFP à l'exercice du pouvoir comme prélude à une “avancée historique” vers la démocratisation du pays, Youssoufi ne fit que “neutraliser” les différentes tendances ou clans au sein du parti en s'alliant tantôt aux uns tantôt aux autres. L'expérience de l'alternance ne s'étant pas avérée rapidement concluante, les contradictions internes du parti devinrent prédominantes. C'est ainsi que les divergences et les incompatibilités n'ayant plus de frein ni de pôle modérateur, elles éclatèrent au grand jour. A défaut de traditions et de structures de débat, il n'y avait comme latitude que d'engager des batailles rangées ou de faire scission. Cette maladie infantile congénitale de l'USFP (qui remonte jusqu'à l'UNFP, on le sait) a dégénéré avec la phase de l'alternance. Cependant c'est au cours de celle-ci que l'on a commencé à prendre plus de liberté d'expression. Beaucoup de tabous et de non-dits ont sauté. On a vu se multiplier les versions de l'histoire du parti, le travail sur la mémoire est devenu monnaie courante. Abed Jabri publie dans une édition pour large public ses “Positions” qui sont une version documentée, discutée et discutable de cette histoire à la suite des mémoires de Fquih Basri et des multiples récits publiés dans le quotidien “Al Ahdate Al Maghribia” et dans d'autres journaux ainsi que dans plusieurs livres de témoins divers. La demande de clarification des positions et des courants s'est faite plus vive. Cependant, la pratique vécue au sein du parti n'a pas suivi ces nouvelles attentes. Au contraire elle offre le spectacle désolant des rivalités et querelles de clans et d'ambitions personnelles sans envergure. L'expression a lieu hors du parti ou sur ses marges alors qu'à l'intérieur blocages et opacités persistent. Le tournant actuel, annoncé par le départ de Youssoufi, permettra-t-il aux divers protagonistes de mettre enfin à l'ordre du jour l'examen approfondi du “processus démocratique” ainsi que l'institution du débat, des pratiques et de la culture démocratiques, à tous les niveaux dans le parti avec la reconnaissance de courants et le respect des règles du jeu. Certains peuvent en douter. Rien, cependant, n'interdit un pari favorable autant que mesuré.