La Koutla, conglomérat politique conçu pour une autre mission est incapable d'affronter, seule, le péril intégriste. La tâche incomberait plutôt à un large front de salut public. Il suffit d'observer la quantité d'initiatives pour organiser la riposte contre les événements du 16 mai -causes et effets- de regarder le nombre de rencontres sur le même thème -modernité et obscurantisme-, pour comprendre que la société marocaine réfléchit sur elle-même. Déboussolés, subitement inquiets de l'ampleur d'un mouvement qu'ils croyaient maîtriser, les Marocains entament toutefois timidement l'examen des raisons d'une situation qui commence à les dépasser. Pourquoi ? Comment en sommes-nous arrivés là ? Où se situent les responsabilités ? Et quelles réponses à un phénomène dont les enquêtes de police commencent à peine à révéler les ramifications ? Ce sont bien des interrogations présentes, mais l'étude de ces questions se poursuit en ordre dispersé. Là où l'on devrait assister à une réflexion collective et à une action commune, nous nous retrouvons, par tables-rondes et journaux interposés, devant une querelle de clochers, chacun défendant sa propre chapelle. Au banc des accusés, explicitement ou implicitement, l'Etat par la société civile et les partis politiques ; les partis par la société civile et l'Etat ; et la société civile par les forces auxquelles, dans une démarche saugrenue, elle s'est depuis sa naissance opposée, les formations politiques. Seul pour l'instant, Ismaïl Alaoui s'est essayé devant le comité central de son parti à une approche globale des responsabilités. Le secrétaire général du PPS a ainsi mis à l'index les faiblesses de la sécurité, handicapée particulièrement par la corruption; l'éducation nationale qui s'est laissée gangrener par la “pensée obscurantiste”; l'Etat dans son ensemble pour sa gestion conciliante du dossier islamiste ; la société civile sans vision politique et surtout tiraillée par ses utopies ; et, enfin, les défaillances des partis politiques désormais incapables aussi bien de s'adonner correctement à leur mission d'encadrement des citoyens que d'œuvrer en commun pour réoccuper les espaces populaires laissés vacants au grand bonheur des courants islamistes. Malgré cet effort, Ismaïl Alaoui n'a pu s'empêcher de tirer la couverture à lui en reprochant aux “grands” partis, l'USFP et l'Istiqlal, leur préoccupation hégémoniste au détriment de l'intérêt commun. Objet d'une offensive sans précédent, les islamistes n'entendent pas se laisser faire. A tous ceux qui leur demandent de changer et d'évoluer, ils répliquent qu'en fait ce que l'on exige d'eux, c'est plutôt de changer l'Islam et de le faire déménager de sa place centrale au sein de la société marocaine. Ce qui, naturellement, n'est pas loin de la vérité pour certaines formations politiques et les ONG qui se situent dans “le camp de la modernité”. Les tournures de phrases varient, mais la teneur reste la même : en finir avec ce qu'ils appellent l'anachronisme de l'Etat “qui doit faire aujourd'hui son choix : être un Etat religieux ou laïc, mais pas les deux à la fois”. Cette radicalisation des attitudes risque évidemment de mettre le Maroc en face de deux fondamentalismes : l'un religieux, qui ne voit de salut que dans le retour à l'intégralité des préceptes de l'Islam, l'autre dit abusivement laïc qui cherche à appliquer à une société encore profondément rurale et gravement sous-développée les concepts d'une modernité dont elle n'a pas les moyens. La stérilité de ce débat fondé, de part et d'autre, sur un manichéisme peu démocratique est assurée. Il ne peut conduire qu'à un choc frontal entre les composantes de la société marocaine. L'extrême faiblesse de la société civile étant ce qu'elle est, l'inefficacité des partis politiques étant acquise, l'affrontement opposera l'Etat - ses forces armées et sécuritaires - à la mouvance intégriste. Dans un premier temps au moins, puisqu'il faudra faire confiance à la “richesse” ethnique et culturelle du Royaume pour voir se greffer sur le choc de nouveaux différends à la kurde ou à la kabyle. Même si la société marocaine a fortement réagi aux crimes du 16 mai par la marche de Casablanca, la faune de celle-ci reste trop hétéroclite, dans une large mesure “mondaine”, pour constituer un véritable barrage. Depuis, et hormis quelques débuts et prises de position, que voyons-nous en face de ce qui apparaît désormais comme une nébuleuse tentaculaire ? L'Etat, ses services et ses télévisions. Sans doute celui-ci est responsable de la déliquescence caractéristique des partis. Le constat ne lève pas malheureusement la réalité de ces forces ou plutôt de ces faiblesses politiques. Des structures militantes démoralisées, des formations sans ressort et sans âme, incapables d'aller sur le terrain porter la bonne parole, cohérente, conséquente et qui ne paye pas seulement de mots. Il ne suffit plus aujourd'hui de dire que l'une des pistes serait un engagement militant conséquent. Mais il faut surtout indiquer comment. Il s'agit en fait de la réhabilitation de l'action politique. C'est plus facile à dire qu'à faire, mais le tout consiste à réinventer les valeurs du militantisme. Elles ont pour nom le désintéressement, le bénévolat, la solidarité, le sens de l'intérêt public et commun, la prééminence du mérite et la promotion de la compétence. Mais comment faire quand, pendant des années, les efforts et les volontés se sont conjugués pour en affaiblir la teneur jusqu'à les vider de tout sens ? Un premier pas serait d'abandonner la Koutla, conglomérat politique conçu pour une mission autre que celle d'affronter le péril intégriste. Fonder sur ses débris un large front de salut public qui comprendrait toutes les forces de la démocratie et qui en acceptent les règles sur la base d'un contrat de progrès clair et contraignant. Le front devrait englober aussi bien les personnes morales que physiques, les partis comme les associations, les entités comme les individus. Trouver ensuite une idée généreuse, peut-être utopique mais porteuse, car les peuples ont besoin d'utopie et de modèles de la même manière que les êtres qui les composent ont besoin d'oxygène. Encore faudrait-il que cette utopie ait une dimension concrète qui indique bien que les leçons du 16 mai ont pu être retenues, que le sens du partage gagne du terrain, qu'un Maroc autre est en train d'émerger. Parfois de simples gestes suffiront. Seulement ceux qui possèdent le pourront.