L'identité collective des Marocains assigne une place privilégiée aux Oulémas. Ces derniers sont appelés par les citoyens à faire montre d'une plus grande ouverture sur la société. Contrairement à la religion judéo-chrétienne, l'Islam rejette toute forme d‘intermédiation, entre le créateur et croyants. N'empêche qu'en pratique, les Oulémas ont toujours joué un rôle important dans la détermination des comportements religieux des Musulmans. Bien plus, leur engagement dans les affaires publiques fait que les sphères politique et religieuse s'interfèrent, s'entrecroisent et souvent s'opposent. Ce qui remet en question la véritable mission des Oulémas au sein de la société. L'importance du problème résulte du fait que certaines représentations prégnantes et partagées deviennent collectives comme l'idée de la Oumma ou la communauté des croyants. Et que d'autres revêtent un caractère conventionnel, telle que la fatwa. Afin de répondre à cette question, il est indispensable d'identifier la vision que se font les citoyens des Oulémas. Au Maroc, le débat sur le rôle de ces derniers revêt une importance majeure vu la centralité de la religion musulmane dans le système politique. Ce qui contribue à réduire la visibilité des problématiques qui touchent la relation de l'Islam à la modernité. Pour mettre la lumière sur la question, l'UFR Sciences-po de l'université Hassan II de Casablanca a réalisé un sondage auprès de 102 personnes (actives et chômeurs) âgées de 18 ans et plus et résidant dans la ville de Casablanca. La méthode d'échantillonnage utilisée est celle de l'échantillon aléatoire. Les interviews ont été réalisées en tête-à-tête durant la période s'étalant entre le 25 mai et le 10 juin 2003. L'objectif a visé à dégager les images que se sont forgées les Marocains sur les Oulémas et comment ils perçoivent leur mission. Les interviewés ont été appelés à répondre à 10 questions portant sur le thème principal du sondage : le rôle que doivent jouer les Oulémas au sein de la société. Pour un Islam institutionnalisé Les résultats du sondage corroborent l'idée que les Oulémas doivent se conformer à l'Islam officiel représenté par le Commandeur des croyants. Ainsi, à la question : “ est-ce que les oulémas représentent une institution religieuse officielle ou bien ce ne sont que des personnes indépendantes qui ont le droit d'intervenir lorsqu'il s'agit des questions religieuses ”, la majorité des sondés (94%) ont répondu que les Oulémas représentent une institution religieuse qui relève de l'autorité du Roi et que, par conséquent, ils doivent faire montre d'un grand conformisme religieux. Autrement dit, les Marocains considèrent les Oulémas, qui n'ont pas un statut institutionnalisé, liés à la fonction publique par exemple, comme des déviants de l'Islam officiel. Cette représentation conformiste, du rôle des Oulémas, est ancrée dans l'histoire des sociétés arabo-musulmanes. En effet, depuis les Omeyyades, les docteurs de la religion ont toujours occupé une place de choix dans la hiérarchie de l'Etat. Ils furent les alliés incontournables des sultans, qui s'ingénient à légitimer leur pouvoir politique et à véhiculer un Islam conservateur, capable de garantir le seuil minimum de conformité avec le modèle religieux de l'Etat. L'exemple égyptien de la mosquée d'Al Azhar est un parfait exemple du rôle prépondérant des Oulémas dans la régulation sociale des comportements religieux des Musulmans. L'heure de la modernisation a sonné Si les Marocains privilégient les Oulémas qui se conforment à l'Islam officiel institutionnalisé, cela ne veut pas dire pour autant qu'ils soient les partisans d'un Islam conservateur. Au contraire, la majorité des enquêtés se sont prononcés en faveur d'une modernisation de l'institution des Oulémas. Ainsi, à la question : “ pensez-vous que les Oulémas doivent prendre l'avis des experts dans la préparation des fatwas”, la majorité écrasante des sondés, près de 80%, s'est dite favorable à cette initiative. Il est vrai qu'après les indépendances, l'Etat-nation a réussi à neutraliser le pouvoir des Oulémas en leur assignant une place de second choix. N'empêche qu'actuellement, l'heure est au changement puisque la réforme de cette institution se pose par les citoyens comme étant une priorité inéluctable. D'une certaine manière, elle traduit le manque patent d'une “ culture religieuse appropriée ” qui doit accompagner le citoyen le long de sa vie. Le sacré et le profane Les affaires publiques relèvent de la chasse gardée des politiques qui considèrent les Oulémas comme étant uniquement les garants de la foi musulmane. Dans un pays laïc, cet axiome est probablement vrai. Par contre, dans un pays où l'Islam est partie intégrante de la légitimité religieuse du pouvoir politique, ce raisonnement apparaît complètement erroné. C'est d'ailleurs l'avis des personnes interviewées qui se sont exprimées en faveur de l'implication active des Oulémas dans la sphère publique. Ainsi, la majorité des sondés, près de 71%, se dit favorable à leur participation dans les affaires qui touchent la vie privée des citoyens. Pour exemple, à la question : “ les Oulémas doivent-ils participer à la réforme de la moudawana, 78% ont répondu oui. Contre seulement 22% qui considèrent la question comme une prérogative du pouvoir exécutif. Pour aller plus loin, nous avons cherché à avoir l'avis des enquêtés sur des questions qui relèvent du domaine de la sécurité nationale du pays. A cette fin, nous avons essayé d'avoir leurs attitudes sur le dernier communiqué des Oulémas du Maroc qui dénonce les attentats meurtriers, perpétrés le 16 mai à Casablanca. Comme attendu, la majorité des interviewés (89%) se sont dits favorables à cette initiative. Néanmoins, une grande partie d'entre eux, près de 74%, estime que les Oulémas ne sont pas suffisamment à l'écoute des citoyens et ne répondent pas à leurs questionnements sur des affaires publiques de grand intérêt, telles que la réforme de la “ Moudawana ” ou le terrorisme… De là, il apparaît que l'opinion des sondés corrobore parfaitement la thèse de l'enchevêtrement du politique et du religieux, aussi bien dans la réalité sociale que dans l'identité collective des citoyens. D'ailleurs, les Marocains en sont conscients, et ils n'hésitent pas à le faire savoir explicitement. En conclusion, l'enquête fait ressortir trois enseignements principaux : le premier est que les Marocains sont des partisans d'un Islam institutionnalisé qui se conforme à l'Islam officiel, représenté par le Commandeur des croyants. Selon les résultats du sondage, le rôle des Oulémas doit respecter un conformisme religieux qui coupe court à tous les comportements religieux anomiques, comme la prolifération anarchique des Fatwas. La deuxième conclusion est que les Marocains ne sont pas contre la modernisation de l'institution des Oulémas qui doit s'ouvrir sur la société. D'ailleurs, cet avis rejoint la volonté politique du pouvoir central de vouloir dynamiser la mission de cette institution en annonçant, par exemple, la création d'un Haut conseil des Oulémas. Le troisième enseignement est relatif à une représentation prégnante et partagée par les Marocains : une religiosité traditionnelle. Celle-ci découle d'un imaginaire culturel archaïque qui récuse toute forme de laïcisation entre les sphères politique et religieuse. D'où, le caractère controversé des représentations que nourrissent les Marocains sur le rôle des Oulémas : ils doivent intervenir dans le domaine privé des Musulmans tout en se conformant à l'Islam officiel institutionnalisé. Dure épreuve pour une institution qui semble en peine de concilier la tradition qui traverse l'imaginaire social des citoyens aux contraintes de la modernité qui se posent à la société. Quelques réponses-clés de l'enquête 1. Est-ce que les Oulémas représentent une institution religieuse officielle ou bien ce ne sont que des personnes indépendantes qui ont le droit d'intervenir lorsqu'il s'agit des questions religieuses ? 94% ont répondu : une institution religieuse. 2. Pensez-vous que les Oulémas doivent prendre l'avis des experts dans la préparation des fatwas ” ? 80% sont pour et 20% sont contre. 3. Etes-vous d'accord que les Oulémas interviennent dans les affaires qui touchent la vie privée des citoyens ? 71% d'accord, 18% pas d'accord et 11% sans réponse. 4. Les Oulémas doivent-ils prendre l'initiative de réformer la “ Moudawana” ou cela relève des prérogatives du pouvoir exécutif ? 78% sont d'accord pour l'intervention et 22% sont contre. 5. Pensez-vous que les Oulémas doivent intervenir lorsqu'il s'agit de questions qui relèvent de la sécurité nationale, à l'image de leur dernier communiqué dénonçant les attentats du 16 mai ? 89% sont favorables 10% sont défavorables et 1% sans réponse.