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Remue-méninges juridique autour d'un accident de travail mortel
Publié dans La Gazette du Maroc le 15 - 04 - 2002

Comment trancher entre la perte d'un enfant et le jugement récusé ?
Nombre d'années, de mois, de jours ou d'heures vécus : c'est à ces mots que se réduit la vie d'un homme. C'est avec ces mots que le docteur en médecine soussigne le bulletin de décès, en inscrivant la date de naissance, 1978, et la date de décès, le 31/05/2000 à 13h30. El Ghanemi Abdelghani est officiellement et cliniquement décédé, mais de mort non naturelle.
Sa mort est un simple accident de travail, parmi les 65.000 accidents que connaît annuellement le Maroc, et dont 20% sont graves et coûtent quelque 650 millions de dirhams à la Trésorerie générale. Un accident qui coûte à l'employeur 8 mois de prison ferme pour homicide involontaire et 140.000 dirhams d'indemnité, et qui a coûté la vie à Abdelghani El Ghanemi.
“ Le défunt travaillait à Ecofertil, une société de valorisation des matières organiques et de traitement des eaux usées, depuis à peine trois jours. Un des journaliers parmi la cinquantaine que la société recrute périodiquement, selon ses besoins. Il avait à sa disposition une machine à coudre électrique qui pèse entre un et un kilo et demi. D'après ce que nous ont relaté les autres ouvriers, il a été électrocuté et s'est évanoui. Une ambulance l'a transporté en urgence au Centre hospitalier Ibn Rochd, mais le médecin a soussigné : “ est arrivé décédé ” nous déclare le couple Alami, cogérants de la société, qui dénoncent le jugement du Tribunal de première instance, condamnant Azzeddine Marouani Alami à huit mois de prison ferme pour homicide involontaire et à une indemnisation aux ayants droit, à savoir la somme de 30.000 DH pour le père, 30.000 DH pour la mère et 80.000 DH pour les quatre frères et sœurs.
Ce que les Alami ont qualifié “ d'aberration judiciaire ” n'est autre que la substitution de la responsabilité pénale à la responsabilité civile et la condamnation à une peine de prison ferme d'un employeur qui n'était pas sur les lieux lors de l'accident. Les Alami ont, d'ailleurs, contesté ce jugement dans une lettre ouverte au ministre de la Justice (datée du 19 mars 2002), dénonçant un retrait du dossier lors des délibérations, lors desquelles il a été décidé de porter plainte, non contre la société en tant que partie civile, mais contre la personne de Alami Marouani Azzeddine.
La lettre de doléance adressée au ministre de la Justice dénonce, outre ce vice de fond, le refus de la famille de procéder à toute autopsie, évoquant des rumeurs de maladie cardiaque dont le défunt aurait été atteint.
Le couple Alami garantit, preuves à l'appui, la maintenance du matériel et sa révision générale chaque mois, présentant ainsi une facture de réparation datée du 30/05/2000, la veille de l'accident. Les Alami affirment qu'il s'agit précisément de l'appareil réparé et utilisé par le défunt et qui a servi, deux heures après l'accident, à coudre les sacs d'engrais. Mais ni les Alami, ni la famille du défunt n'étaient présents sur les lieux. Seuls les ouvriers peuvent témoigner des faits.
Notons que les Alami ont refusé l'arrangement à l'amiable qu'avait proposé le père du défunt, deux semaines après sa mort. “ La vie d'une personne ne peut être négociée en termes d'argent. C'est un être humain qui est mort, et non une bête ” nous déclare Alami, qui a opté pour la voie judiciaire, craignant qu'un éventuel accord à l'amiable soit rompu ultérieurement par la famille.
Perte de vie, perte de ressources
Résigné était le regard du père, meurtri celui de la mère. Ils étaient là, des parents recevant les condoléances tardives pour une vie perdue, une source de revenus tarie. Il ne leur reste que la soumission face au destin et l'espoir en la justice.
Elle est la mère de Marwane, de Mohamed, de Kaoutar, d'Abdellatif. Elle était aussi la mère d'Abdelghani, le cadet, l'unique ressource de la famille, qui travaillait comme maçon auparavant et avait pris en charge sa famille.
Dans la maison, que le défunt avait construite à Douar El Haret, vivent sept personne, qui dépendent actuellement de la mère. Sept personnes qui dépendaient auparavant d'Abdelghani. “ Ecofertil l'avait recruté quatre semaines plus tôt. Au début, il portait les sacs d'engrais et était apprécié par ses patrons. D'ailleurs, il était bien portant et ne souffrait d'aucune maladie. Il a commencé à coudre peu avant sa mort, mais il avait ressenti le courant électrique à deux reprises, et l'avait signalé au chef. Ce dernier lui a recommandé d'être prudent et lui a intimé l'ordre de poursuivre le travail ” nous déclare Saâdia, la mère, qui poursuit, les larmes aux yeux : “ Mardi soir, la veille de sa mort, il pensait à nos provisions et il m'avait assuré qu'il allait emprunter de l'argent à un collègue de travail le mercredi, en attendant samedi, jour de paie. C'était mon enfant et je comptais le marier. Il avait des projets pour toute la famille. Mais c'est un accident, le patron ne l'avait pas prémédité, ce n'est qu'un accident. Je le sais, son père le sait. D'ailleurs, Alami avait ordonné, d'après les dires des autres ouvriers, de mettre sa voiture à la disposition de la famille. ”
Récusation de la peine
El Hadaoui père approuve les déclarations de sa femme : “ Il a été bon avec nous, et m'a remis 2.000 DH pour les frais funéraires. Je sais qu'il ne voulait pas sa mort et que même son unique fille a pleuré en apprenant la nouvelle. Mais, il ne voulait pas conclure un arrangement à l'amiable. Je l'ai rappelé, j'ai parlé avec un ouvrier qui est en permanence en contact avec lui et je l'ai invité à un accord, mais il ne voulait pas de cet arrangement. Je ne voulais pas qu'il soit condamné à 8 mois de prison ferme. Nous voulions seulement une indemnité qui pourrait nous aider à élever les autres enfants, car c'est lui qui les avaient à sa charge. Je ne connais rien aux tribunaux et je ne voulais même pas porter plainte. Mais, finalement, je n'ai pas eu le choix et c'est Abdelaziz El Mrini, mon employeur, qui s'est porté volontaire pour être notre avocat. Abdelghani est mort dans l'usine, il était donc sous la responsabilité de son employeur ” .
Par ailleurs, les circonstances de la mort de Abdelghani restent à élucider. Les Alami déclarent qu'il souffrait d'une maladie cardiaque, affirment que le matériel de couture était entretenu, mais ne nient pas la probabilité d'une électrocution. Ils assument la responsabilité civile de la société Ecofertil, mais récusent la condamnation pénale à de la prison ferme, la qualifiant de “ fait sans précédant ”. Ils assurent qu'à l'arrivée de l'ambulance, Abdelghani était encore vivant. Selon, les Alami, Abdelghani a été enterré sans autopsie, alors que le bulletin de décès signale une mort non naturelle.
En outre, les parents n'ont été avisés du décès de leur fils que tardivement, aux environs de 11h30, alors que l'accident avait eu lieu vers 9h00.
Notons que les Alami affirment avoir contacté la gendarmerie, sitôt prévenus, mais que celle-ci ne s'est pas déplacée sur les lieux. Par ailleurs, Abdelaziz El Mrini, avocat de la famille El Ghanemi, assure que les autorités publiques n'ont pas été avisées, alors qu'il s'agissait d'un accident ayant entraîné la mort subite d'un ouvrier.
Quant à la controverse au sujet de l'autopsie qui n'a pas eu lieu, elle relève du pouvoir discrétionnaire du médecin légiste qui a signalé la mort non naturelle. Décision à la suite de laquelle les autorités publiques ont délivré l'autorisation d'inhumer la victime.
Par ailleurs, les autorités locales devaient procéder à une enquête policière pour déterminer les causes du décès. Notons que les témoins oculaires, cités comme témoins devant le tribunal, ont décrit le défunt comme étant en proie à des spasmes dus à l'électrocution.
Des symptômes confirmés par Chakib El Houssine Laraqui, président de la Société marocaine de médecine du travail, qui assure qu'une électrocution peut entraîner la mort, selon le voltage et le contact avec les pôles négatif et positif. Une haute tension électrique peut carboniser entièrement le corps. Le courant électrique qui, dans ce cas précis, dépassait les 220 volts, peut causer des brûlures internes entraînant des troubles cardiaques, puis la mort subite.
Peut-on parler de matériel défectueux ? Ou de non-assistance à personne en danger ? Ou encore d'homicide involontaire ? La responsabilité civile et pénale de l'employeur engage ce dernier à respecter les normes de santé et de sécurité du droit de travail, précise El Mrini qui renchérit : “ Puisque négligence il y a, et puisque le contremaître de la société a été avisé la veille par la victime des risques éventuels, je dénonce un homicide involontaire, pour ne pas dire un meurtre ”.
C'est sur cette base légale que le parquet a décidé de substituer la responsabilité pénale à la civile, selon les dires de El Mrini, qui assure que la société Ecofertil ne procure pas d'assurance à ses employés. Une accusation rejetée par la partie adverse, qui a décidé de poursuivre l'affaire en cour d'appel.
El Mrini s'appuie sur la “ présomption d'origine
professionnelle ”, qui accorde en droit social, tous les droits à l'employé. Autrement dit, l'employeur doit prouver son innocence et sa non-responsabilité. Mais s'il est avéré que l'employeur a remis à son employé un matériel défectueux, ou qui risque de l'être, sans l'aviser ou prendre en considération ses remarques, il commet une faute professionnelle grave, qui entraîne systématiquement des réparations sous la forme de dommages et intérêts, mais surtout une peine pénale.
Notons que, sur le plan légal, quelle que soit la durée de la prestation de travail, les employés doivent bénéficier d'une couverture sociale, alors qu'au Maroc 13% seulement d'entre eux en jouissent. Ils sont anonymes, inconnus des couvertures sociales.
Nous n'avons pas de photos du défunt. La mère de Abdelghani a refusé de nous prêter l'unique image relique qu'elle sauvegarde précieusement et qu'elle froisse tendrement, pleurant ainsi une bouche de moins, mais surtout dix doigts de moins. Car il s'agit, avant tout, d'un amour palpable, concrétisé par les besoins du quotidien.


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