Ali Djari, directeur du quotidien algérien Al Khabar L'apparition de la presse indépendante en Algérie a coïncidé avec la rupture du processus électoral et la détérioration de la situation sécuritaire. Cette presse a commencé à jouer un rôle prépondérant dans la vie politique algérienne surclassant les formations politiques traditionnelles. La Gazette du Maroc a rencontré le directeur du plus grand quotidien maghrébin “ Al Khabar ” ( 450 mille exemplaires) qui a bien voulu nous livrer son analyse. La Gazette du Maroc : Al Khabar est considéré aujourd'hui comme le plus grand quotidien d'Algérie et du Maghreb avec un tirage de 450 mille exemplaires. Quel est le secret de cette réussite ? Ali Djari : je pense que toute chose est tributaire des conditions et de l'environnement qui sous-tendent son apparition. Al Khabar est né, donc, dans des conditions qui ont facilité son évolution et son développement notamment par l'élargissement considérable de son lectorat. Je dois dire que notre expérience a une spécificité bien particulière, puisque Al Khabar est avant tout la propriété des journalistes qui y travaillent. Ceci est un élément fondamental. Le jour où nous avions voulu fonder Al Khabar, en 1990, nous avions convenu du titre puisqu'il signifiait que nous donnons la priorité absolue à l'information. Le deuxième élément qui est à notre avis essentiel est l'indépendance de la publication qui signifie l'indépendance vis-à-vis du pouvoir et du capital. Mais le facteur qui a le plus joué en faveur d'Al Khabar est l'ouverture entamée en Algérie. Notre publication devait être le premier et le seul projet journalistique arabophone, alors que beaucoup d'autres projets ont opté pour la langue française. Je dois relever ici, pour l'histoire, que les publications francophones en Algérie ont cédé beaucoup de terrain devant la presse arabophone, parce que la génération actuelle est celle qui a été insérée dans le processus d'arabisation. Il y a aussi un autre élément, c'est celui de la politique de proximité que nous avions adoptée. Notre ligne éditoriale consiste à donner la priorité aux réels problèmes qui intéressent les gens. Donc, nous nous permettons de traiter les affaires avec une certaine audace, notamment en ce qui concerne l'armée ou la présidence. Nous sommes également très ouverts en direction des décideurs politiques et des organisations de la société civile qui respectent le jeu démocratique. D'autre part, nous poursuivons, en interne, une politique de développement de nos ressources humaines, notamment par l'élaboration des programmes de formation continue et de qualification. Vous avez parlé d'audace sachant que les journalistes algériens vivent et travaillent dans des conditions sécuritaires très dures. Comment concilier les deux contraintes ? Il est vrai que la presse indépendante est née dans les conditions qui ont suivi la rupture du processus électoral et la nette détérioration de la situation sécuritaire. Les journalistes algériens se sont retrouvés dans un environnement qui ne favorisait guère l'éclosion de leur talent. Bref, ce sont des conditions très difficiles avec lesquelles il fallait composer, surtout après la défaillance des institutions de l'Etat. Malgré cela, la presse indépendante a continué à dénoncer à elle seule le terrorisme et s'est retrouvée aux avant-postes politiques dans cette lutte. En quelque sorte, elle a commencé à jouer un rôle politique au détriment de sa fonction initiale. Il y avait un défi à relever, qui est celui de couvrir les événements tout en bravant les dangers. Pour cela, nous avions dû payer cher. Mais il fallait continuer coûte que coûte à produire et à diffuser pour informer les lecteurs. Vous savez, les terroristes menaçaient de mort même les vendeurs et les gérants des kiosques. Je crois que ce sont ces conditions difficiles qui ont contribué à la maturité dont jouit le journaliste algérien à présent. Cette persévérance a obligé les autorités à lever le blocus sur l'information qui traitait des sujets sécuritaires. Je me souviens d'un confrère, assassiné par les terroristes, qui disait : “ si tu parles, tu meurs et si tu te tais, tu meurs. Alors il vaut mieux parler et ensuite mourir ”. Voilà qui résume parfaitement la situation et nous avions tout fait pour nous y adapter. A propos d'assassinats, quel est le nombre de journalistes victimes des terroristes ? Le nombre est très grand et il n'existe pas au monde un cas similaire. Malheureusement, ce sont 76 confrères qui ont laissé leur vie dans cette guerre absurde. Il faut ajouter à ce chiffre, un grand nombre de techniciens et d'agents. En tout 106 personnes ont été lâchement assassinées. Moi même, j'ai été victime de trois tentatives d'assassinat. Mais, malgré ces conditions, nous avons relevé le défi. Il n'était pas question de se retirer de la scène. Vous avez dit que la presse indépendante s'est substituée aux partis politiques pendant une certaine période. A quoi cela était-il dû ? Oui en effet, et comme je l'ai dit, les institutions de l'Etat ont fléchi devant les assauts des terroristes. L'Etat monopolisait l'information et le citoyen ne savait rien de l'autre son de cloche. Il fallait absolument que la presse indépendante fasse parvenir aux citoyens l'autre version des faits. Or, la presse officielle ne traitait que des informations gouvernementales et ne donnait qu'un seul point de vue. Donc, nous avons commencé à jouer notre rôle d'information, lequel devait être dépassé pour revêtir un aspect politique étant donné que le lecteur avait besoin d'être orienté, politiquement parlant. Je ne suis pas d'accord avec la thèse qui dit que le journaliste doit informer sans plus. Il y a aussi le commentaire et l'analyse qui contribuent à la formation de l'opinion publique. A partir de là, nous avons constaté que le discours politique n'était plus crédible et que plusieurs partis ont été complètement en retrait de la réalité. J'aurais voulu revenir à ma fonction initiale qui est celle d'informer, mais malheureusement, le chemin est encore très long.