À l'aube, certains dockers s'alignent sur une file longue de plusieurs mètres pour obtenir le jeton du jour, un laissez-passer provisoire qui leur donne accès au port de commerce. La ville se réveille petit à petit et le port aussi. Le ronronnement des grues et des élévateurs s'accentue. L'activité ne met pas beaucoup de temps pour atteindre sa vitesse de croisière. En un laps de temps, tout se remet en place. Les douaniers à leur poste et les commis en douane affluent des différentes sections et bureaux à la recherche d'un cachet ou d'un visa pour délivrer un conteneur. Les déclarations douanières se comptent par milliers, les conteneurs aussi, à l'import comme à l'export. «Le port est une ville dans la ville et nous n'avons pas beaucoup de temps à perdre. C'est l'enlèvement qui compte pour nous», dit S. Mohamed, un jeune commis en douane. Il est vrai que l'Administration des douanes a, depuis assez longtemps, facilité les transactions aux transitaires avec l'introduction de l'informatique dans le traitement des opérations, mais la plus grande partie du travail doit se faire sur place, du porte-à-porte presque. «Nous sommes les avocats de nos clients auprès de la douane. Pour y parvenir, nous devons même passer la nuit au port», dit un transitaire qui a une trentaine d'années d'expérience. Les sprinteurs du port Plus loin, sillonnent des camions avec leurs remorques. Ils traversent les magasins et arpentent la voie ferrée. Des produits de toutes sortes sont transportés. Les manutentions des grues et des élévateurs ne s'arrêtent pas. 35 navires peuvent être traités à la fois. Lorsque les commis sont essoufflés, ils s'en vont dans la lignée des gargotiers. Une dizaine de petits locaux préparent de bon matin des fritures de poissons, des omelettes natures, des œufs durs, de la soupe aux fèves, du thé à la menthe ou du café pour les coureurs du port. Même certains douaniers fréquentent ces lieux. Le temps compte pour beaucoup et lorsqu'il s'agit d'une marchandise périssable, inflammable ou revêtant un caractère urgent, le petit creux de l'estomac n'a pas beaucoup le choix. Ce que les douaniers et transitaires appellent «opération directe», comme c'est le cas de l'importation du coton qui demande un suivi continu, car le temps presse. Une goutte d'eau enfouie dans une palette provoquerait un incendie au premier rayon de soleil. Cheville ouvrière Mais le port n'est pas que douaniers et transitaires. La cheville ouvrière de l'activité portuaire de Casablanca, comme partout ailleurs, reste les transporteurs, les dockers et les machinistes qui sont par ailleurs très solidaires. Si le travail se fait à la chaîne, le mot d'ordre est sacré. C'est grâce à cette discipline que le port de Casablanca traite un trafic de 21,3 millions de tonnes par an. Ce qui représente 38% du trafic national. Plus loin, ce sont les routiers qui, préférant rester au sein du port, au lieu d'aller au Sea-men's Club, dressent des tables de fortune, préparent leur plat et bronzent au soleil en chemisette ou torse nu. Ils viennent de toute part. Ce sont ceux-là, avec quelques marins qui attirent la curiosité de badauds passant pour des dockers. Les uns troquent avec les autres, certaines marchandises. Cela va de l'alcool aux paires de lunettes, en passant par les jeans et les gadgets inconnus de chez nous. Ce sont ces badauds du port qui se transforment en marchands ambulants faisant le tour des bars et cafés de la ville, passant encore une fois pour des chercheurs de trésors. «Look, look, pièce rare. Elle vient directement des U.S.A. le bateau qui l'a ramenée est encore au port», ne cesse de répéter ce grand à la tête rasée, ex-militaire connu de tous les habitués des glaciers et des brasseries. Wagons vides Plus loin encore, c'est une autre activité qui foisonne et contre laquelle ni la police ni les barricades de l'ex-ODEP n'ont pu faire quelque chose. Les caméras ont sûrement freiné leurs activités, mais ils existent depuis toujours. Ce sont ces jeunes vêtus de haillons, portant un sac en plastique, qui pénètrent au port par différents moyens. Tantôt sous les wagons vides du train des céréales, tantôt dans ceux des phosphates. Ils escaladent les murs de clôture aussi, bien qu'ils aient été surélevés. Les prétendants à l'immigration clandestine ne craignent pas la mort et c'est pourquoi ils s'aventurent dans des conteneurs frigorifiques ou dans des fûts entassés dans les cales des navires pour traverser les frontières. L'histoire des agents du GUS en 2006 reste encore ancrée dans notre mémoire. Ils avaient laissé leurs tenues, gourdins et voiture et cherchaient place entre les conteneurs sur un bateau ! La nuit, si l'activité portuaire perd de sa fébrilité, des postes de permanence assurent le suivi des opérations dites directes. Le port ne dort pas. Les uns travaillent, les autres font la fête, animés par la fraîcheur de l'air marin. «Je préfère rester au port, à côté de mon camion. Je me suis habitué à ce rythme de vie depuis longtemps. C'est ce que je fais dans tous les ports où je décharge ma marchandise», nous confie G. Serge, un routier français. A la sortie des dancings, les petits taxis se suivent déposant les marins près de leur bateau. Ils y élisent domicile jusqu'au débarquement de la totalité de la marchandise. Une façon de se défaire de la peine subie pendant les longues semaines que la navigation a duré. Les filles de joie ont la part du lion dans cette relaxation temporaire. Elles se procurent le journal maritime, fait en deux pages, pour le jour et l'heure d'arrivée des navires et, selon leur préférence, elles ont l'embarras du choix entre Coréens, Turcs, Russes ou Américains. Les gentilles présentations se font d'abord au Sea Men's Club. Ainsi, la vie dans cette partie de la ville diffère de celle des autres habitants de Casablanca, qui ne connaissent d'elle que les feux d'artifice lancés par les marins pour les fêtes de fin d'année, par exemple. Le port de Casablanca, rappelons-le, réalise un chiffre d'affaires de l'ordre de 894 MDH. ■ Histoire d'un port qui offre 10.000 emplois Il n'y a pas d'heure pour travailler au port de Casablanca. Si l'activité est moins fébrile la nuit que pendant la journée, le travail y est incessant. Construit par le Maréchal Lyautey contre l'avis d'experts ingénieurs, le Premier port du Royaume est classé parmi les ports les mieux équipés d'Afrique, il voit transiter quotidiennement 35.000 personnes. Une opportunité de 10.000 emplois de qualifications diverses est offerte directement par l'activité portuaire. La vie au port de commerce de Casablanca se déroule donc différemment du reste de la ville. Marins, douaniers, transitaires et commis en douane, transporteurs et routiers, importateurs et exportateurs, machinistes, dockers et porteurs, gargotiers, clochards, prétendants à l'immigration clandestine, se tissent, chacun de son côté, un mode de vie à sa mesure. Une cohabitation qui n'est souvent pas facile à gérer et qui constitue le cachet de toute une vie portuaire. Quatre portes principales ouvrent ce monde enclavé sur son environnement immédiat qu'est la ville de Casablanca, à partir du boulevard Moulay Abderrahmane jusqu'au boulevard Pasteur et le rond-point de l'Ambassadeur Ben Aïcha. Numérotées de 1 à 4, ces portes s'étendent de la gare ferroviaire (Casa-port) à Aïn Sebâa. Une cinquième porte est réservée au port de pêche et l'ex-halle aux poissons. Une sixième est réservée à la Marine Royale et à l'accès aux navires pétroliers, et enfin une septième porte s'ouvre sur le chantier naval. Une étendue de 605 ha et plus de 8 kilomètres linéaires de quais permettent d'accueillir et de traiter plus de 35 navires à la fois. Il s'agit donc d'un véritable complexe portuaire organisé en terminaux spécialisés. C'est cette activité qui contribue à la réputation du port de Casablanca et fait de lui la première frontière maritime du pays. Il assure le traitement d'un trafic de 21,3 millions de tonnes par an, soit 38% du trafic national, et de réaliser un chiffre d'affaires de 894 millions de dirhams. Certes, c'est sa position géographique et ses infrastructures modernes qui ont tissé et brodé cette réputation, mais ce sont également ses hommes. Cette fourmilière de 35.000 personnes qui y affluent chaque jour à la recherche du gain. 35.000, c'est l'équivalent des habitants d'une ville comme Asilah, avec son port et sa Marina, son ancienne médina, ses quartiers chics et ses bidonvilles. C'est cette vie que nous sommes allés chercher et que nous décrivons par séquences éparpillées. Elle n'est ni cauchemardesque ni comique. Elle est casablancaise, avec en plus de la fraîcheur de l'air marin et le rythme effréné d'une activité ininterrompue.