Entretien avec Mezouar Salaheddine, président de l'AMITH La Gazette du Maroc : comment se porte aujourd'hui le secteur du textile marocain ? Mezouar Salaheddine : nous assistons depuis quatre mois à un redressement de la situation. Les indicateurs du secteur ne sont pas encore au vert, mais il y a une progression en termes de chiffres et de performances. Les donneurs d'ordres sont de retour à la faveur des dernières réformes dont a bénéficié le secteur. Je pense essentiellement aux dispositions de l'accord-cadre signé en août 2002 avec les pouvoirs publics et à la campagne de communication menée par l'AMITH (Association marocaine des industries du textile et de l'habillement) aussi bien au niveau national qu'international. L'image du secteur est ainsi revalorisée aux yeux des partenaires commerciaux du Maroc. Sans cela 2002 aurait été une année noire. À fin juin 2002, la contre-performance du secteur a été de 10% en termes de valeur ajoutée. Avec les efforts déployés, aussi bien par les opérateurs que par l'AMITH, ce chiffre est ramené à fin 2002 à - 3%. L'année en cours sera encore meilleure. Elle sera une année de consolidation de la nouvelle dynamique enclenchée en 2002. On a tendance à limiter les problèmes du secteur du textile à l'absence de donneurs d'ordre. Ne faut-il pas remettre en cause tout le modèle de fonctionnement de la filière ? Je pense essentiellement aux préjudices que cause cette dépendance. Je partage entièrement votre avis. Et notre nouvelle stratégie s'inscrit dans cette optique. L'objectif poursuivi aujourd'hui est d'arriver à limiter cette dépendance vis-à-vis des donneurs d'ordre. Comment ? En amenant les opérateurs à abandonner le modèle de travail à façon et à orienter leurs modèles de production vers une offre globale, basée sur le produit fini. Le point de départ de notre démarche a été de sensibiliser la profession aux nouvelles tendances du marché mondial du textile. Comme vous le savez, la demande a profondément changé et c'est tout un travail d'adaptation de l'offre qu'il faudrait mener. C'est une réorganisation qui sera orientée essentiellement vers le marché et le client. La seule et unique question qu'on se pose constamment c'est : où va la demande ? Et c'est là le gros de notre travail. Parce que, répondre à cette question va nous permettre de disposer d'une bonne visibilité sur les mutations que connaît le textile mondial. C'est autour de cela qu'on définit les bases de la nouvelle stratégie que chaque structure est amenée à mettre en œuvre. Il s'agit en effet de repenser toutes les fonctions d'une entreprise : marketing, management, production, distribution, ressources humaines, approvisionnement…etc. La formation, la technologie et le financement sont les trois piliers de notre approche. Valeur aujourd'hui, peut-on avancer que le textile marocain est en train de s'essouffler ? Ce que j'appelle moi une industrie qui s'essouffle, c'est celle qui n'a plus cette capacité d'adapter sa production à la demande, ni de répondre constamment à ses exigences. C'est vrai que la filière textile connaît aujourd'hui, je dirai, une petite crise, mais elle a des atouts et des potentialités qu'elle est en train de mettre en avant pour assurer sa transition vers le modèle de l'offre globale. Toute la communauté des textiliens marocains est consciente que le travail à façon n'est plus valable, que rester dans ce modèle c'est aller droit au mur. Le Maroc constitue une plate-forme incontournable. Son industrie textile jouit d'une bonne image à l'international : son offre est diversifiée ; la profession est familiarisée avec les normes internationales de production et de qualité et maîtrise les rouages de distribution. La priorité aujourd'hui c'est de profiter de ces atouts et ces facteurs clés de réussite pour assurer le passage vers le modèle de l'offre globale. Concernant cette nouvelle stratégie, est-ce que le secteur dispose des moyens techniques et financiers pour réussir sa mise en œuvre ? Comme je vous l'ai dit, notre approche s'appuie sur trois piliers : la formation, la technologie et les moyens financiers. L'un ne va pas sans l'autre. C'est sûr. Mais pour simplifier, je dirai que, par exemple, pour la formation - qui englobe aussi bien celle des compétences que du management des entreprises - la profession bénéficie aujourd'hui de programmes de mise à niveau mis en place aussi bien par les pouvoirs publics que par les instances de Bruxelles. Les premières expériences menées dans ce sens sont concluantes. Ce qui m'inquiète personnellement, et nombre d'opérateurs du secteur me rejoignent dans ma vision, c'est le manque de moyens financiers. À titre d'exemple, s'offrir aujourd'hui des technologies nous permettant de hisser les normes de production au niveau des standards internationaux exige des financements importants. Certains observateurs avancent que ce n'est pas principalement un problème de moyens financiers, mais de gestion des structures du secteur. En d'autres termes, les entrepreneurs inscrivent leur vision dans le très court terme et essayent de profiter au maximum des moyens financiers de leurs structures. Partagez-vous cet avis ? Cette réalité est liée à l'histoire industrielle du pays. C'est la logique d'amasser beaucoup d'argent, en un moindre temps, au détriment du développement de l'entreprise. On n'investit pas pour s'assurer un revenu sur le long terme. Et investir avant toute autre chose et principalement dans la croissance. Cette manière d'entreprendre, certes, continue à être la règle. Mais pas pour longtemps. Nous sommes aujourd'hui en face d'une nouvelle génération d'entrepreneurs qui croit, elle, en les potentialités du pays. Comment sont les relations des banques avec les opérateurs du secteur ? Je dirai : mal. Les banquiers sont devenus très méfiants vis-à-vis du secteur. La crise qui le secoue depuis quatre ans a terni son image, certes, mais c'est un secteur comme les autres. Il est amené à connaître des hauts et des bas. La communauté bancaire doit cerner cette réalité. Je dirai que l'attitude conservatrice qu'elle a développée est infondée. Quantifier les risques financiers encourus sur tel ou tel secteur ne veut nullement dire fermer les vannes ! Le textile marocain s'essouffle L'industrie du textile-habillement occupe une position de choix dans le tissu industriel marocain. Elle emploie plus de 200.000 personnes - soit 43% de la main-d'œuvre nationale - contribue à hauteur de 3% au PIB - ce qui équivaut à une valeur ajoutée de 9,6 milliards de dirhams par an - et participe pour près de 10 milliards de dirhams dans la balance des paiements du pays. Présentée ainsi, elle représente sans conteste l'une des locomotives de l'économie marocaine. Mais vue de l'intérieur, selon les propos de ses opérateurs, la réalité du secteur est tout autre. Les pertes de marché se multiplient, les recrutements se font au compte-gouttes, les situations financières des entreprises se détériorent et l'informel gagne du terrain. Bref, n'en déplaise aux textiliens les plus dynamiques et aux observateurs les plus optimistes, le textile marocain - présenté encore en 1998 comme l'un des piliers de l'économie - est aujourd'hui en passe de foutre réellement le camp. La nouvelle dynamique qu'impose la percée spectaculaire sur le marché international du textile de pays comme la Chine, la Tunisie, la Turquie, la Thaïlande ou encore la Malaisie a mis à genoux leurs industries. Ce n'est plus le coût de la main-d'œuvre (20 millions de prisonniers chinois travaillent gratuitement), encore plus la technologie utilisée (50% des unités de textile en Malaisie utilisent encore des moyens de production traditionnels). Ce qui fait aujourd'hui la différence, c'est le savoir-faire et la créativité. Créer une marque et la faire vivre en l'adaptant aux exigences d'une demande en perpétuelle évolution, devient une constante des stratégies gagnantes. Le “made in morroco” ne séduit plus. Si ce constat sonne depuis quelques années déjà comme une vérité, il convient aujourd'hui de le rappeler à l'heure où le textile marocain peine toujours à disposer de ses propres marques (comme c'est le cas pour l'industrie de textile turque). La communauté des textiliens est consciente de ces nouveaux enjeux et s'emploie à la douloureuse tâche de repenser tout le modèle du travail à façon. Douloureuse parce qu'il sera question de vaincre les conservatismes et bouleverser des habitudes opérationnelles profondément ancrées dans le mode de management des entités de textile marocaines.