Ils prolifèrent dans l'administration mais sévissent également dans le privé, ils ont déployé mille astuces, usé de subterfuges les plus fous, les tire-au-flanc empêchent le pays de décoller, donnent une image négative de l'administration. Ce qui a fait de l'absentéisme un sport national. L'anecdote de l'enseignant qui aurait vendu son école à un MRE a fait son temps, l'histoire du fonctionnaire qui laisse une veste sur son fauteuil avant de voyager en catimini, le médecin des urgences qui s'enferme dans la salle de soin pour piquer un somme, les tire-au-flanc sont légion aussi bien dans l'administration que dans le privé et rivalisent d'ingéniosité pour frauder l'employeur. Avec le ramadan, les tire-au-flanc ont la côte : la permission de s'absenter devenant pratiquement officielle, le jeûne a bon dos et tous les prétextes sont communément admis. Ne veille-t-on pas jusqu'à l'aube, le jeûne n'a-t-il pas des conséquences fâcheuses sur le moral des marocains, les fumeurs et autres sevrés d'alcool ont-ils encore la force de se traîner jusqu'au bureau ? Bref, pour trouver un fonctionnaire à la commune avant 11 heures du matin, il faut se lever de bonne heure, quant à espérer une signature d'un document dans n'importe quelle administration après 14 heures, mieux vaut ne pas trop rêver. Paradoxalement, alors que tout le monde reconnaît que les marocains sont champions toutes catégories dans la fraude aux heures de travail, le manque de statistiques dans l'évaluation de l'absentéisme complique considérablement la récolte d'informations. Il est quasi impossible d'avoir les moindres chiffres sur l'évaluation du phénomène et encore moins d'établir des relations entre l'absentéisme et des critères tels que l'âge, l'ancienneté, le sexe ou encore le niveau de formation. Les frontières sont floues entre «l'absentéisme blanc» (les personnes vraiment malades) et «l'absentéisme noir» (le monde des fraudeurs). Théoriquement, le fonctionnaire ou l'ouvrier qui boude le bureau ou l'usine, a parfaitement le droit de légaliser son absence par la production d'un certificat médical. Mais la question reste posée de savoir si oui ou non le document produit n'est pas tout simplement un certificat médical de complaisance. L'administration ne dispose pas de compétences médicales propres à lui permettre d'engager une procédure aux fins d'établir le caractère plutôt complaisant du certificat médical. En la matière, les règles applicables relèvent de la jurisprudence et des droits attachés au congé maladie. En l'espèce, l'employeur ne semble pouvoir s'appuyer que sur la contre-visite médicale, afin de faire apparaître une voie de contestation possible, tout en sachant que celle-ci ne peut être engagée qu'à partir de la réception du certificat médical. Un véritable casse-tête. Des procédures de contrôle compliquées Dans l'arsenal imaginé pour faire face au phénomène, des administrations ont bien limité la durée d'un certificat médical à trois jours ; sinon au-delà, la procédure est tellement compliquée qu'elle découragerait le plus audacieux des tire-au-flanc. Malgré cela, les spécialistes de la resquille au boulot ont trouvé la parade : on présente un arrêt maladie de trois jours, suivi d'un autre arrêt et ainsi de suite. Mais le plus grave, selon la plupart des chefs de service consultés, c'est qu'il y a des certificats de longue durée contre lesquels aucun recours n'est possible. « Rien que sur Rabat, nous avons une liste de spécialistes, dont un psychiatre, qui monnaient au prix fort leurs certificats contre des arguments sonnants et trébuchants, mais nous n'avons aucun moyen de mettre fin à ces pratiques », avance un responsable au ministère de la Santé. En effet, la seule voie réglementaire reste l'organisation d'une contre-visite. Les patrons sont parfaitement autorisés à faire pratiquer la contre-visite. Libre ensuite au salarié de contester, par voie judiciaire, la décision rendue. Concrètement, le médecin chargé d'opérer la contre-visite s'attache d'abord à constater l'inexistence de la maladie. Ce qui n'est pas une mince affaire. «Allez faire la distinction entre une maladie réelle et une maladie simulée chez un salarié qui prétend avoir des douleurs vives à la tête ou encore un fonctionnaire qui se prélasse devant la télévision feignant une forte dépression» ! fait remarquer le docteur Laftit qui a passé une grosse partie de sa carrière à effectuer des contre-visites. « Détecter une simulation n'est pas toujours aussi simple. Mais quand vous vous rendez chez un salarié qui a présenté un certificat médical pour un lumbago et que vous le trouvez en train de déménager portant de lourdes charges, le doute est au moins permis», ajoute notre brave médecin. Mais ce qu'il ne dit pas, c'est que la corporation dans ce secteur est tellement solidaire qu'il ne viendrait jamais à l'idée d'un médecin de désavouer un confrère. Surtout quand on sait que si la grande majorité des médecins respecte la déontologie professionnelle, la complaisance est de mise et le refus d'un certificat de complaisance par un praticien, c'est une consultation de perdue pour l'un, mais vite gagnée pour un autre. Enfin, le système de sécurité sociale mal géré favorise l'absentéisme. En arrêt maladie, le salarié reçoit une bonne partie de son salaire dans la limite du plafond de la Sécurité Sociale alors que son patron complète la différence. Ainsi, pendant 90 jours, malade dûment estampillé, le salarié conserve l'intégralité de son salaire. D'où la tentation d'en abuser. Alors les fonctionnaires et autres employés, plutôt tire- au-flanc, sont-ils des malfrats en puissance ? À en croire la plupart des patrons, la réponse est souvent positive, sauf que les salaires de misère, le mépris affiché et l'absence de promotion, atténuent fortement le constat. Les experts distinguent d'ailleurs plusieurs catégories de causes de l'absentéisme, dont les plus flagrantes sont les conditions et l'environnement de travail : un environnement difficile, des infrastructures défaillantes ou une mauvaise hiérarchisation des tâches. D'autres motifs d'ordre socio-économique rentrent également en ligne de compte. Il s'agit du manque de personnel, de l'augmentation de la productivité, du stress dû à des restructurations inadaptées du personnel. Viennent, enfin, les problèmes, liés à la sphère personnelle qui sont des facteurs invoqués souvent pour expliquer les absences illégitimes. S'il s'agit là d'un domaine réservé des tire-au-flanc professionnels qui hantent les administrations, il faut néanmoins reconnaître le poids réel des problèmes liés au transport, au logement et à la garde des enfants. Des à-cotés fâcheux qui sont souvent à la charge complète du salarié. Quelles sont les entreprises ou les administrations qui se soucient du transport de leurs troupes et encore moins des questions de logements ? Quelles sont également les structures qui définissent des objectifs clairs à leurs troupes. Les salariés seraient plus motivés et plus concernés si on ne leur demandait pas de décrocher la lune avec un balai. Plus sérieusement, si on leur donnait les moyens nécessaires à des objectifs commerciaux ou ambitieux en mettant à leur disposition notamment une logistique ou des moyens techniques en rapport avec les missions qu'on leur a affectées. Sans oublier que les salariés savent parfaitement que même s'ils atteignent les objectifs assignés, ils ne seront pas récompensés par la hiérarchie. Les patrons sont aussi avares de récompenses financières, que de félicitations verbales. Résultat, dans les administrations ou les sociétés qui pratiquent le tout répressif, le retour de manivelle ne tarde pas à se faire sentir. Priés de ne pas s'absenter sous peine de sanctions, les salariés font acte de présence : c'est ce qu'on appelle le « présentéisme », en clair, le fait de pointer au travail même lorsqu'on est malade. Le malade ne travaille pas au mieux de sa forme. Quant aux maladies chroniques, migraines, dépressions, maux de dos, diabète, arthrose, asthme et autres allergies, les malades qui n'ont pas eu le temps de récupérer, traînent de bureau en bureau. Les tire-au-flanc professionnels sont présents, mais ils se tournent les pouces en attendant l'heure de partir. Ils surfent sur Internet, restent scotchés au téléphone, font une dizaine de pauses-café par jour et forcément leur productivité s'en ressent. Le présentéisme se révèle alors pire que l'absentéisme… Comment combattre les tire-au-flanc ? Des chercheurs américains ont d'ailleurs exploré le phénomène du « présentéisme » et en ont vite découvert les méfaits. Une enquête de la très sérieuse « Harvard Business Review » qui cite un audit de productivité réalisé, sur une durée d'un an auprès de 29.000 salariés américains, révèle que le coût du présentéisme dépasserait 150 milliards de dollars par an. Au niveau du privé, la question est moins ardue, puisque la plupart des entreprises pratiquent le pointage sans compter le fameux vigile à tout faire qui comptabilise les rentrées et sorties du personnel pour le compte du patron. Mais c'est au niveau de la fonction publique que ça grince. Au département d'Akhchichine, on a décidé dès cette rentrée, de mener la vie dure aux tire-au-flanc apparemment bien installés. Pour débusquer les fraudeurs, le MEN a décidé de continuer à frapper les tire-au-flanc là où ça fait le plus mal, avec des ponctions sur les salaires. Sur le plan financier, les prélèvements sur salaire conséquents à ces absences irrégulières sont estimés à plus de 17 millions de DH pour 2007 contre 7 millions en 2006 et le reste est à l'avenant. Profils et tendances Le malade imaginaire : au bord du suicide Le tire-au-flanc amateur de congés maladie à répétition joue tellement à être fatigué, qu'il finit par l'être vraiment, il manque de punch, adore jouer à la victime et développe, en fin de compte, des pathologies réelles liées au stress. Non seulement sa santé paraît fragile, son moral évolue en dents de scie, mais de plus, il a toujours un enfant ou un parent malade. « J'ai eu un énergumène de ce genre parmi mes employés. Il a réussi à avoir un décès par semaine dans la famille jusqu'au jour où il nous a refait le coup de la mort de son père qu'il avait déjà enterré une première fois l'année précédente » rappelle le directeur d'une PME de Aïn Sebaâ opérant dans le textile. Ce salarié bien particulier, est un éternel fatigué. Suivant les cas, il est vraiment malade ou un souffreteux imaginaire. Malade imaginaire, vrai dépressif ? Si pour les médecins qui n'hésitent pas à allonger la durée de repos maladie, il y a un réel besoin de décrocher, les patrons considèrent cette espèce de tire-au-flanc comme des parasites. La vedette : toujours déçu Comme il a une haute opinion de lui, il ne comprend pas pourquoi, ce n'est pas lui qui trône sur le fauteuil du patron. Pour montrer qu'on ne l'estime pas à sa juste valeur, il décide de décrocher. Son métier ou bien le poste qu'on lui a octroyé ne satisfaisant pas ses ambitions personnelles ou financières. Comme il rêvait de percer, d'être parmi les gagnants, il a fini par se rabattre sur un job alimentaire qu'il méprise hautement. Du coup, soit il s'ennuie, soit il se sent dépassé et décroche. Comme son travail est une véritable prison, il change souvent d'employeur, se dispute avec ses collègues, râle en permanence et s'acquitte de sa tâche de très mauvaise grâce. Quand il ne s'ingénue pas à trouver toutes les astuces possibles et imaginables pour filer en douce et en faire le moins possible. L'opportuniste : il brasse l'air allégrement L'opportuniste connaît très bien la loi, le code du travail, il profite ainsi de la moindre des failles du système, il use et abuse sans compter de la gentillesse du patron, de la disponibilité de ses collègues, il la joue à l'affection avec la gente féminine qui ne lui refuse rien. En apparence toujours au bureau et les bras toujours chargés de dossiers chauds, il se rabat systématiquement sur ses collègues en se déchargeant sur eux. Effronté, voire carrément culotté, il s'accapare la parole en public pour montrer qu'il est très actif, alors qu'en catimini, il ne fait rien. En général, il a des qualités humaines réelles, telles que la capacité à régler les différends entre collègues, il sait trouver les mots qu'il faut pour consoler etc. Mais il est toujours dé-bor-dé, overbooké…ce qui lui permet de faire bosser son entourage à sa place. Il délègue à tour de bras à ses équipes, déjeune interminablement, passe en coup de vent dans les couloirs, une pile de dossiers sous les bras et vous confie des informations d'alcôve sur le patron sous le sceau du secret. Le pistonné : Il profite à fond de la proximité C'est le fils du patron, le proche d'une grosse pointure sécuritaire ou politique, ou tout simplement l'amante du directeur… Un « tire-au flanc » par proximité. De ce fait, il fait partie « des intouchables » . La caste de ceux qui tirent profit de leurs liens privilégiés (réels ou supposés) pour jouer au patron en l'absence de ce dernier. Se sentant protégés en raison de ce statut particulier, ils ne foutent rien et comptent sur le personnel pour travailler à leur place. Ils ont parfois une expertise réelle sur le marché, mais préfèrent ménager leurs capacités professionnelles pour profiter sans vergogne des liens privilégiés qui les lient au patron. Le révolutionnaire : sa rébellion est contagieuse Le révolutionnaire passe plus de temps à critiquer son patron, la passivité de ses collègues, l'entreprise, qu'à travailler. Il a des notions de syndicalisme et semble avoir bien compris la lutte des classes. Du coup, il se sent un devoir de mettre en garde ses collègues contre l'exploitation de leur patron, il les exhorte à demander toujours plus d'avantages, mais prend garde à s'afficher. L'essentiel pour lui, c'est d'avoir la possibilité de filer à l'anglaise, de se tourner les pouces sans être dénoncé. Ce qui lui confère parmi ses collègues un statut de leader d'opinion, alors que pour son patron, c'est un véritable meneur et pousse les autres à ralentir la cadence. Eternel révolté, il peut être très influent. Conséquence, les patrons préfèrent souvent composer avec cet énergumène au lieu d'engager le bras de fer. Certains réussissent même à arracher « un permis de rien faire », d'où le fameux détachement qui permet à un fonctionnaire ou un employé d'être dispensé de venir au bureau pour « raisons syndicales».