Le fait saillant de cette fin d'année aura été sans doute de nature islamiste. Deux formations de la place, «Al badil Al hadari» (Alternative civilisationnelle) et «Al haraka min ajli Al Oumma» (le Mouvement pour la Oumma), en l'occurrence, ont mené tambour battant, une campagne médiatique en vue d'une reconnaissance légale. L'écho, selon toute vraisemblance, a résonné dans les couloirs des hautes sphères du pays. «Al adl wal Ihssane» (Justice et bienfaisance), ne sera pas en reste. Si l'on en croit les infos qui font, depuis un certain temps, le pain quotidien du landernau politique. Effet d'entraînement ? Une première dans l'histoire de la mouvance islamiste, la tenue dans une salle publique de la deuxième assemblée générale du Mouvement de l'unification et du renouveau («Harakat islah wa attajdid») semble attiser les convoistes. Les trois organisations, jusque-là «interdites» des espaces publics y décèlent un signe encourageant. La tolérance serait, de ce fait, une et indivisible. Comme quoi la famille islamiste, depuis les ultras du Cheikh Yassine jusqu'aux branchés du PJD, est elle aussi, une et indivisible. La politique, comme le monde, ne vaut que par les ultras et ne dure que par les modérés, selon l'intelligente expression de Paul Valéry. On doit aussi rappeler ce que l'actualité a tendance à faire oublier : c'est la sortie fracassante de A. Yassine, en 1973, et sa fameuse lettre de «l'islam ou le déluge» qui a marqué l'année de naissance des mouvements islamistes.Depuis, c'est une différence sur la méthode qui sépare les barbus du pays et non une différence sur le but stratégique. Après presque trois décennies, c'est la voie légaliste qui semble la plus concluante. Transparence aidant, les dernières élections en ont donné une preuve supplémentaire. La donne, plus interne que régionale, a fait le reste. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le score électoral recueilli par le Parti de la justice et du développement a confirmé la popularité «d'Adl wal ihssane». On savait déjà que «Justice et bienfaisance» est le mouvement islamiste le plus populaire. On estimait, à cet égard, que ses membres, ses associations caritatives et éducatives, ses médecins, avocats et autres cadres, se comptaient en milliers. C'est là une machine électorale qui, de l'avis de tous les observateurs, n'est pas restée hors du champ votatif. D'ailleurs, les leaders de la «Jamaâ» n'ont jamais appelé ouvertement au boycott, ni à la participation. En clair, c'est une décision à mi-chemin entre l'option radicale et l'adhésion au pari électoral que le pacte islamique élaboré par la «Jamaâ», «apparentait au mirage». Que s'est-il donc passé pour que les adeptes de Cheikh Yassine changent de cap et intègrent sournoisement un jeu qu'ils jugeaient vicié dès le départ ? En fait, c'est l'histoire d'une realpolitik qui ne dit pas son nom. Ce n'est pas encore le changement radical, mais c'est tout de même une révision lente et peut-être opportuniste, de la manière de voir et d'agir de la «Jamaâ». Ses membres, aussi bien à la base qu'à la direction, ne peuvent faire dans la réévaluation de la scène politique, l'impasse sur le nouveau climat qui s'est établi depuis l'avènement de la nouvelle ère. Leur maître, comme tout un chacun le sait, a recouvré la liberté en mai 2000 sur ordre du Souverain. Son «Mémorandum à qui de droit», ne lui a pas valu, comme auparavant, les foudres du pouvoir. Au contraire, même la presse qui a publié ce brûlot adressé au monarque n'a pas été inquiétée. Un changement que les plus avertis de la «Jamaâ» ne peuvent passer sous silence. Ensuite, le bras de fer qui a opposé les autorités publiques, lors des fameuses descentes aux plages, n'a pas basculé dans la répression pure et dure. La démonstration de force dont la «Jamaâ» voulait faire un levier de mobilisation n'a pas réussi le mouvement de foule escompté. Mauvais calcul des leaders ? Manque d'enthousiasme de la base ? Quoi qu'il en soit, les plages, ce n'est ni la place rouge, ni la place de la Bastille. Effet de boomerang cependant : le désenchantement de la base contraint la direction à une révision à la baisse de son enthousiasme militant. D'où l'amorce d'un dialogue, libellé islamiste au départ, il devient national par la suite avec les organisations politiques. Profitant du deuxième anniversaire de la levée du siège sur son Cheikh, le cercle politique de la Jamaâ a organisé, vendredi 29 mars 2002, une table ronde à laquelle sont invités les «vertueux démocrates» chers à A. Yassine. Le thème est révélateur : «Quel avenir politique pour le Maroc ?». Une plate-forme qui fait écho à une idée déjà élaborée par Moulay Hicham Alaoui dans son fameux article «Mortel attentisme au Maroc» publié dans «Le Monde» du 20 juin 2001. Bien qu'elle ait manqué de partenaires politiques de poids, la proposition «d'Al Adl», n'en suscite pas moins l'intérêt du landernau politique du pays. D'abord par son «pragmatisme de circonstance» qui ne manquera pas d'influencer la tactique de la «Jamaâ». Ensuite, par le ton quasiment politique adopté par les organisateurs. Tout y est d'ailleurs : consensus, élection, Constitution. Tout un programme, le changement est cependant plus que notoire. Longtemps marquée par une approche théologico-soufie, la méthode «d'Al adl» est désormais replacée dans le domaine politique. Les cercles politiques institués par la «Jamaâ» y sont pour beaucoup sans doute. Quadrature des cercles À l'origine, un outil de sensibilisation et de débats, pédagogique en somme, la principale action de ces cercles politiques résidait dans l'intégration des disciples dans la chose profane. Les cercles politiques sont devenus par la suite une sorte d'organisation à part. Il y a de quoi d'ailleurs.Habitués à des concertations élargies à plus d'ouverture, les quadras et les quinquas qui animent les cercles, ont petit à petit goûté aux délices du dialogue. Le surnaturel passe au second plan. Il devient alors plus difficile de penser la politique en termes de vénération du Chef. Plus, la tactique adoptée par les leaders de la «Jamaâ», au cours des dernières législatives a entrebaillé la porte. Désormais, les élections ne sont plus le mal qu'on pense. La confrontation entre les résultats des débats et autres conclaves et la «Kauma» (soulèvement final) qui servait de dogme dans l'édifice de la «Jamaâ» est de ce fait plus qu'apparent. Le Grand-soir qu'attendaient les Adlis n'est plus (ou provisoirement tout au moins) pour bientôt. Même combat pour l'instauration du Califat. Désormais, on parle au sein d'Adl de réforme constitutionnelle et de partage du pouvoir. Non sans un certain excès de zèle, l'évaluation est plutôt temporelle que spirituelle. Faisant depuis la création de la «Jamaâ» l'objet d'un vrai culte de personnalité, A. Yassine serait-il devenu un leader politique comme les autres ? Loin s'en faut. Mais à l'instar de A. Raissouni de MUR, toute proportion gardée, le Cheikh serait, dans l'avenir, le guide spirituel d'une formation bicéphale : l'une politique, issue des cercles politiques, l'autre religieuse, incarnée par le Tanzim initial. Au lieu de chercher, comme a fait Benkirane et ses amis, une coquille vide et s'y engouffrer, pourquoi ne pas s'en tailler une sur mesure ? La Salafia : radicalisme Le démantèlement d'un réseau d'Al Qaida en juin dernier, et les procès à la chaîne pendant la même période, ont pris de court toute la population. Mais, ils ont surtout révélé, sous un autre jour, le radicalisme religieux. De tendance très extrémiste, la Salafia Jihadia a fait l'effet d'une onde de choc qui a ébranlé, en premier lieu, les islamistes eux-mêmes. Désormais, les barbus sont assimilés, dans l'imaginaire collectif, à ces égorgeurs de Sidi Moumen et les comploteurs d'Al Qaida. Faisant devant mauvaise fortune bon cœur, les islamistes ne s'en sentent pas moins «doublés à gauche». De plus, la mise hors d'état de nuire du réseau dormant d'Al Qaida a révélé certaines accointances inquiétantes. Un exemple parmi d'autres : l'épouse de Zouhair Tabiti était une militante du MUR. Certes, une voilée ne fait pas l'union, mais il y a de quoi donner des frissons dans le dos. L'infiltration est possible, la manipulation peut avoir un goût élevé. C'est, bien évidemment les islamistes en vue qui, à long terme, en feront les frais. L'histoire de la gauche marocaine est de ce fait plus qu'édifiante. Reste, enfin, l'Etat. Jusque-là, les autorités ont manifesté «tolérance et compréhension». Le dialogue, ce n'est un secret pour personne, a toujours été de mise. Depuis le temps de Driss Basri, c'est une règle de morale et de politique que de ne jamais pousser son adversaire au désespoir.