Mouvement féministe marocain Le mouvement féministe marocain, dans toutes ses composantes, demeure sujet aux contraintes liées à l'adaptation d'un référentiel juridique occidental à celui issu de la Chariaâ musulmane. Cette contrainte est omniprésente dans tout le parcours de lutte pour les droits de la femme en tant que partie intégrante de la lutte pour les droits civils et contre la discrimination entre les sexes. Bien entendu, cette problématique diffère d'un camp à l'autre selon que l'on soit du côté du courant attentiste, du courant d'actualisation ou du courant laïc. 1/ Le courant attentiste : l'organisation de la femme istiqlalienne L'organisation de la femme istiqlalienne a été créée en 1988 dans l'objectif de renforcer le front de lutte pour les droits des femmes à travers un certain nombre de mécanismes susceptibles de leur assurer leur dignité. Mais le discours de cette organisation est empreint du sceau de l'attentisme, notamment quand il s'agit de poser la problématique du référentiel. Ce discours se concentre surtout sur les droits politiques de la femme en tant que partie intégrante des droits civils. Il ne se réfère point à la réforme du code de statut personnel (la Moudawana), puisque la revendication majeure demeure la participation de la femme à la vie politique. A cet effet, l'organisation de la femme istiqlalienne a publié en 1990 un “mémorandum pour l'exercice de toutes les responsabilités”. Ce document a clairement posé la dualité du référentiel notamment en s'attachant aux préceptes de la Chariaâ (loi canonique), mais tout en revendiquant le droit pour les femmes de siéger dans les institutions représentatives. Or, cette revendication est largement inspirée du programme du parti de l'Istiqlal élaboré lors de son 12ème congrès tenu les 19-20-21 mai 1989. En effet, la question des droits de la femme est contenue dans le troisième chapitre consacré au domaine social qui stipule entre autres : “l'obligation de l'application des principes de l'Islam, des dispositions de la Constitution et des lois internationales relatives à l'égalité entre l'homme et la femme dans le cadre de l'exercice de l'action politique et le droit des femmes d'être représentées dans les conseils élus”. En insistant ainsi sur cette dualité, l'Istiqlal démontre clairement qu'il s'éloigne de la révision de la Moudawana qui est la seule loi susceptible d'assurer aux femmes leurs droits civils. Cependant et pour mieux expliciter sa position, l'Istiqlal ajoute à ses séries de revendications, notamment dans le volet relatif à la situation de la femme et de la famille, un point essentiel qui stipule “la nécessité de réviser les procédures juridiques relatives au statut personnel dans le sens de les adapter à l'esprit de la législation musulmane”. Cette position a été adoptée par l'organisation de la femme istiqlalienne dont l'ex présidente Latifa Bennani Smirès avait esquissé les contours en déclarant notamment : “je suis contre tout empressement au sujet de la révision de la Moudawana, laquelle doit passer par deux étapes importantes : l'adoption et la compréhension de l'idée en elle-même, la tenue d'une conférence nationale à laquelle participeront les Oulémas, les juristes et les responsables des partis politiques et des organisations féminines”. 2/ Le courant d'actualisation : Union de l'action féminine L'union de l'action féminine a été créée par l'Organisation de l'action démocratique et populaire (OADP) en 1987. Cette organisation a, dès le début, défini ses orientations notamment en faisant un lien étroit entre les droits politiques et les droits civils. Dans ce cadre, tout l'effort est concentré sur la révision de la Moudawana comme il ressort du communiqué final adopté lors de la première conférence nationale de l'Union de l'action féminine tenue en 1983. Cette révision doit comporter les points suivants : • La femme est l'égale de l'homme et doit jouir de tous ses droits à la majorité légale. • Le droit de la femme de contracter le mariage sans tuteur. • Interdiction de la polygamie. • Le recours systématique à la justice pour les questions relatives au divorce. • Le droit de tutelle sur les enfants au même titre que l'homme. • L'abrogation de toutes les lois instituant la discrimination entre les sexes. • Le travail de la femme est inaliénable et ne peut être contesté par le conjoint. • L'instauration de l'âge de 18 ans comme âge légal pour le mariage. Lors d'une conférence organisée en avril 1990 par l'Union de l'action féminine dont le thème était “La Moudawana entre les textes et la réalité”, un comité national de “révision de la Moudawana et de défense de la femme” a été mis en place. Ce comité devait élaborer un mémorandum soumis au Cabinet royal en mars 1992. Les revendications contenues dans le mémorandum • L'égalité de la femme et de l'homme dans la gestion du foyer conjugal. • L'égalité de l'homme et de la femme en droits en abrogeant la disposition de la présence du tuteur lors du mariage. • La majorité légale à 18 ans. • L'interdiction de la polygamie. • Le droit de la femme d'être tuteur de ses enfants. • La prononciation du divorce par le juge. • Les enfants majeurs doivent pouvoir choisir leur tuteur légal. • Le droit de la femme de jouir de la moitié du patrimoine conjugal. • L'abrogation de l'accord parental ou celui du conjoint pour l'obtention du passeport. • L'abrogation de l'article 726 du code des engagements et des contrats qui interdit à la femme d'exercer une activité sans l'accord du conjoint. • L'abrogation de l'article 6 du code de commerce qui interdit à la femme d'exercer une activité commerciale. • La révision de l'article 418 du code pénal. • La révision de l'article 336 du code de procédure pénale. • La révision de l'article 6 du dahir du 21 janvier 1920 qui interdit à la femme d'exercer le métier de courtier. • La révision de l'article 10 du statut fondateur de la Bourse des valeurs de Casablanca qui y interdit l'accès aux femmes. Mais ce qui intéresse le plus les observateurs, c'est que l'Union de l'action féminine a bâti ses revendications sur une dualité du référentiel : l'Islam notamment. Un Hadith du prophète qui souligne l'égalité entre l'homme et la femme (Inna Annisaâ Chakaïk Arrijal) et la Déclaration universelle des Droits de l'Homme. Dans ce mémorandum, la question du référentiel musulman est posée dans ce sens que le texte a été élaboré par les érudits du rite malékite dans le cadre de l'Ijtihad (l'innovation). Or, cet Ijtihad est conditionné par le contexte dans lequel il a été élaboré. Le mémorandum insiste également sur le fait que : “tous les pays musulmans ont adopté le système bancaire alors qu'il s'agit d'une contradiction de l'esprit de la Chariaâ. Comment dès lors ne pas réviser un texte élaboré par les hommes qui peut être interprété différemment et qui concerne avant tout le domaine des transactions ?”. Et devant la réticence des cercles islamistes exprimée à l'encontre de ce mémorandum, le comité de coordination pour la révision de la Moudawana a publié un communiqué en date du 3 mai 1992 dans lequel il soutient que ses revendications sont basées sur les préceptes de l'Islam notamment en ce qui concerne la justice, l'égalité et la tolérance. 3/ Le courant laïc : l'Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM) Au mois d'octobre 1991, le Collectif Maghreb 95 pour l'égalité a vu le jour. C'était en prévision de la tenue de la quatrième conférence mondiale de la femme abritée par Pékin. Ce collectif auquel ont participé six associations féminines de Tunisie, d'Algérie et du Maroc (ADFM) a publié trois documents : les femmes maghrébines-résistance et changement, les Maghrébines sous réserve et cent dispositions et mesures. Ces trois documents ont essayé de contribuer à analyser la situation de la femme en vue d'enlever toutes les entraves à son épanouissement et à l'instauration d'une égalité effective entre les sexes notamment à cause de l'existence de spécificités sociales ou politiques. A travers cette théorisation, il apparaît que la même contrainte de la dualité du référentiel s'est posée au collectif. Cependant, cette organisation aspirait à l'unicité du référentiel même si elle devait inclure dans ses analyses l'existence des deux références : Islam et démocratie. Elle le fait d'ailleurs pour mieux le dépasser. Par conséquent le collectif 95 a opté pour l'adoption du référentiel occidental s'appuyant sur l'universalité des principes de l'égalité entre les sexes. Deux principes, deux explications : • Un principe socio-culturel qui conduit au rejet de la tutelle, laquelle est intimement liée à la religion. Dans ce cadre, l'émancipation de la femme passe par sa libération des contraintes religieuses. Mais le collectif fait bien la distinction entre l'Islam comme religion, patrimoine culturel et civilisation et l'Islam comme source de législation élaborée par les érudits à travers les époques. • Un principe juridique qui donne la primauté au droit international. Dans ce cadre, le collectif 95 revendique l'adéquation de la législation nationale aux dispositions de la législation internationale notamment en ratifiant sans réserve les conventions et accords internationaux. Dans leur quête d'instaurer une véritable égalité entre les sexes et de promouvoir l'émancipation de la femme, les initiatives du collectif 95 reflètent clairement cette lutte de référentiels qui traverse l'action des courants féministes. Cette lutte aboutit au dépassement des contradictions par l'adoption d'un seul et unique référentiel basé sur une lecture “laïcisante” des dispositions de la Chariaâ musulmane.