Pragmatisme, intérêts économiques, approche désidéologisée : tels sont les trois termes-clés pour appréhender la politique de revitalisation des relations entreprises par Moscou en direction du monde arabe. Certes, les capacités de la Russie d'influencer la situation proche-orientale ne sont pas les mêmes qu'auparavant. Mais ce n'est pas en termes statiques qu'il convient d'observer les choses : une dynamique, des atouts, des liens traditionnels et des perspectives existent. Reste à savoir s'ils sont susceptibles de mobiliser partiellement l'actuel rapport des forces. La Gazette du Maroc fait le point sur cette nouvelle donne. “L'un des résultats de la transformation de la Russie en grande puissance, au début du XVIIIe siècle, fut l'établissement de liens politiques et commerciaux avec le monde arabe”, nous disait en juin 1997, Alexei Rodserob, directeur-adjoint du département Proche-Orient/Afrique du Nord au ministère russe des Affaires étrangères. Dans ce contexte, force est de rappeler qu'en 1771, le commandant de l'escadre russe en Méditerranée, le comte Orlov Tchesmenski, a noué des contacts avec le sultan d'Egypte, Ali Bey le Grand. Les navires russes ont commencé à faire des escales dans les ports des pays arabes, effectuant dès le milieu du XVIIIe siècle des navettes entre Alexandrie et l'Algérie. Toutefois, durant cette période, les liens arabo-russes évoluaient principalement dans le cadre des relations entre la Russie et l'empire ottoman. Saint Petersbourg soutenait les mouvements de libération au Proche-Orient. Vers la fin du XIXe siècle, dans les conditions de la rivalité croissante entre la Russie et l'Angleterre, la première a entrepris de s'opposer à l'influence britannique au Proche-Orient. Par la suite, l'Union soviétique, si elle n'a pas considéré les pays arabes comme des alliés, n'en a pas moins estimé qu'ils étaient des compagnons de lutte dans la confrontation avec l'Occident. Eléments de la nouvelle approche Dans la nouvelle situation qui s'est créée après la fin de la guerre froide, les relations arabo-russes se fondent sur une base désidéologisée. La priorité de la politique extérieure de la Russie aujourd'hui est la formation d'un monde multipolaire, où seront assurées les conditions d'un développement politique et économique multiforme de tous les pays. Cette politique répond aux intérêts des pays arabes. Intéressée par l'établissement de la paix et de la stabilité dans cette région située près de ses frontières et de celles de la communauté des Etats indépendants (CEI), la Russie attache une très grande importance au règlement des conflits au Proche-Orient. En dépit de l'actuelle hégémonie des Etats-Unis, elle reste un passage obligé pour les parties concernées, restant une force dont l'aval est nécessaire aux grandes décisions. Dans ce cadre, Moscou est préoccupée aujourd'hui par les mesures unilatérales prises par Israël, soutenu par Washington, notamment en ce qui concerne la réoccupation des villes de Cisjordanie, les massacres perpétrés, les implantations et Al-Qods. La Russie apporte également une contribution non négligeable afin d'éviter une guerre contre l'Irak. Par rapport à la Libye, Moscou se prononce en faveur d'un compromis au sujet des problèmes soulevés par les résolutions 731, 748 et 883 du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Ce qui permettra la levée totale de l'embargo. Contrairement à l'URSS, qui donnait la priorité, en matière de coopération, aux Etats progressistes du Proche-Orient et d'Afrique du Nord, la Russie poursuit aujourd'hui une politique tous azimuts dans ses relations avec les pays arabes. Elle soutient ainsi l'établissement d'une intense concertation avec ses dirigeants et en permanence. Preuve en est, ces deux derniers mois, Moscou avait reçu une vingtaine de hauts responsables des Etats arabes, présidents, Premiers ministres, ministres, etc. Elle a dépêché auprès d'eux ses éminents ministres, auxquels s'ajoutent les concertations téléphoniques du président Vladimir Poutine avec les chefs d'Etat arabes. Néanmoins, il faut noter qu'après le démantèlement de l'URSS, les liens commerciaux et économiques ont connu un net recul. Moscou ne faisait plus dépendre d'impératifs politiques la coopération économique. En même temps, la transition vers des fondements plus pragmatiques dans les relations entre la Russie et le reste du monde se mettait en place lentement. En outre, la réduction des liens avec le secteur public n'a pas été tout de suite remplacée par une intensification des rapports avec le secteur privé. La crise de l'économie russe, engendrée par tous les problèmes liés à la période de transition, ainsi que par l'éclatement de l'URSS, a également joué un rôle négatif. Un come-back via pétrole et armes A l'heure actuelle, la situation s'est sensiblement améliorée. A titre d'exemple, les échanges commerciaux entre la Russie et l'Egypte ont atteint près de 750 millions de dollars en 2001, soit 380 millions de plus qu'en 1991. Deux autres nouveautés : le monde arabe se montre intéressé par l'investissement dans l'économie russe. Ainsi, la société pétrolière russo-saoudienne Nimir Petroleum a été créée en 1997 dans l'île de Sakhaline. Pour sa part, l'égyptienne Sirocco Airspace International s'est associée avec la russe Aviastar pour la production de 200 avions TV-204. A mesure que la situation économique de la Russie s'améliore, de nouvelles possibilités d'accroître la coopération avec les pays arabes vont apparaître. Cette perspective est d'autant plus réelle que les deux parties ont déjà acquis l'expérience du partenariat mutuellement avantageux. De toute façon, le come-back russe dans la région n'est pas du tout apprécié par les Etats-Unis. Interrogé par un militaire américain à Fort Hood sur l'impact des relations russo… irakiennes, le secrétaire à la défense, Donald Rumsfeld, a indiqué qu'à son avis les “autorités russes étaient très pragmatiques”, et que “leurs intérêts pour les Etats-Unis étaient plus grands que leur intérêt pour l'Irak”. Dans ce même ordre d'analyse, Rumsfeld a commenté le récent accord commercial entre l'Irak et la Russie (de plusieurs dizaines de milliards de $) et le ton était nettement plus dur. Toutefois, lorsque la Russie met en avant ses relations avec des pays tels que l'Irak, la Libye et la Syrie, elle envoie un signal à travers le monde selon lequel elle pense que c'est une bonne chose de traiter avec les “Etats terroristes” et un signal fort à Washington qui veut à tout prix que Moscou et ses sociétés pétrolières cessent, à l'heure actuelle “d'investir dans des endroits comme l'Irak ”. Cette fermeté de la part de l'Administration américaine n'a pas empêché la Russie de prendre une position claire au détriment de l'approche américaine aux Nations Unies concernant la fixation des prix du brut irakien. Les divergences entre la Russie et les Etats-Unis sur ce sujet sensible ont été constatées. La Russie commence à devenir un grand acteur au sein des pays producteurs et exportateurs de pétrole. Dans une étude établie et publiée au début de ce mois en marge du sommet qui a réuni les compagnies américaines et russes à Houston par “ Baker Institute ”, les experts ont montré que ces dernières ont accompli de grands pas dans le domaine de l'acquisition des capitaux leur permettant de financer leurs investissements dans ce domaine partout dans le monde, plus particulièrement dans le monde arabe. Le rapport fait allusion, entre autres, au contrat pour 3,5 milliards de $ signé par la société russe Luckoil pour la réhabilitation des champs pétroliers irakiens et le début de positionnement en Syrie et au Yémen. Autre sphère prioritaire de coopération entre la Russie et les pays arabes du Machrek et du Maghreb : le domaine militaire et technique. A cet égard, force est de constater la présence accrue des produits militaires russes dans les différends salons organisés annuellement dans les pays du Golfe, notamment à Abou Dhabi et à Dubaï. Moscou considérait les liens existants dans ce secteur comme l'un des instruments les plus efficaces de sa politique extérieure. Pour la Russie, c'est l'approche pragmatique qui prévaut désormais dans ce domaine, bien que les facteurs politiques jouent toujours un rôle important. Ainsi, c'est l'ensemble des rapports politiques, économiques, commerciaux, culturels, mais aussi militaires et techniques, qui sont privilégiés en même temps. En outre, la bonne réputation de l'armement russe dans les armées des pays arabes ouvre de vastes perspectives pour les développements de la coopération militaire et technique entre la Russie et ces pays. Une des ambitions principales de la Russie, mettre les armes au service de la politique pour renforcer son “ come-back ” dans le monde arabe qui diversifie ses sources d'approvisionnement malgré les pressions des Etats-Unis d'une part, et, de l'autre, son interdiction à l'accès de certaines armes données seulement à l'Etat hébreu. Moscou, qui nourrit au Machrek comme au Maghreb de très grandes ambitions, place cette zone au sommet de ses priorités. Elle espère capter le tiers de son marché militaire évalué, entre 1997 et l'an 2002 à environ 25 milliards de $. Pour le général Mikhaïl Timkin, un des responsables des exportations du matériel militaire russe, Moscou devrait réoccuper les positions tenues autrefois par l'URSS dans le monde arabe. Mais il va plus loin en soulignant que son pays “ cherche à provoquer une modification radicale de ses relations avec les pays arabes, notamment ceux du Golfe et du Maghreb, en vue d'élargir la base de sa clientèle. Celle-ci devrait inclure des pays qui n'ont pas acheté auparavant de matériel russe ou soviétique, principalement l'Etat des Emirats Arabes Unis, l'Arabie Saoudite, le Koweït, le Qatar et le Maroc ”. Par ailleurs, les Russes pensent qu'il faut consolider toujours leurs positions avec les clients traditionnels tels que : la Syrie, la Libye et l'Algérie. Dans ce cadre, il y a lieu d'indiquer que c'est sur les Emirats Arabes Unis que la Russie a jeté son dévolu depuis plusieurs années pour s'assurer une bonne position parmi les fournisseurs en équipements militaires des Etats du Golfe. Car, c'est dans ce pays, que les industriels russes ont déjà enregistré un succès notable avec l'achat par Abou Dhabi de 350 véhicules blindés pour le transport des troupes appelés BMP – BIFV (Infantry Fighting vehicle) et dont la livraison a été effectuée entre 1992 et 1996. De plus, les E.A.U. ont signé en 2000 un contrat de 734 millions de dollars pour l'achat d'un système terre-air connu sous le nom de “ Pantsair ” qui sera livré avant la fin de l'année en cours. D'autre part, la publication russe spécialisée “ Commerçants ” a publié le lundi 7 octobre l'information selon laquelle Abou Dhabi et Moscou se sont mis d'accord sur un marché qui sera paraphé prochainement pour un montant de 4 milliards de dollars, ce qui constitue presque le montant global des exportations annuelles russes en matière d'armement. Ce marché porte sur l'achat d'un système super-sophistiqué de défense aérienne. Dans la nouvelle situation qui s'est créée après la fin de la guerre froide, les relations arabo-russes se fondent sur une base désidéologisée.