La crise qui accompagne les élections présidentielles vient de prendre une nouvelle tournure avec l'avertissement indirect émanant du chef de l'Etat-major de l'armée, qui rappelle que cette institution demeure toujours le garant de la laïcité. Le pays est désormais ouvert à toutes les éventualités, des élections législatives anticipées à l'intervention des généraux sous forme de coup d'Etat. La Turquie est entrée, depuis le vendredi 27 avril dernier, dans une phase de turbulences politiques et constitutionnelles. Elle rappelle l'époque où l'armée avait, à travers des pressions de tous genres, y compris la corruption des députés, réussi à destituer, au cours de l'été 1997, le gouvernement de coalition bâti sur une alliance entre l'islamiste Najmuddine Erbekan et la laïque Tansu Ciller. Dans ce contexte, les analystes politiques à Ankara estiment que l'ancien président de la République, le conservateur de droite, Suleïman Dimerel, est un des principaux artisans de la crise actuelle, surtout qu'il mise toujours sur son retour au palais présidentiel. La situation devient de plus en plus complexe, notamment après que le Tribunal Constitutionnel, dominé par des laïcs purs et durs inquiets de l'influence grandissante du Parti islamique de la Justice et du Développement de Taïeb Recep Erdogan, ont annulé, la semaine dernière, la première session de vote qui devait consolider la candidature de l'actuel ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gül. Et aussi, après que le gouvernement en place ait riposté en acceptant de recourir à une élection législative anticipée prévue le 24 juin prochain. L'armée turque est entrée explicitement en scène lorsque son Etat-major a publié sur son site Internet, la nuit du 27 au 28 avril, quelques heures après la clôture de la réunion parlementaire, un communiqué critiquant «la poussée des activités religieuses extrémistes en Anatolie». Tout en affirmant que l'armée se porte le garant du système laïc instauré par Kemal Atatürk, le communiqué indique qu'il «observe avec grande inquiétude la polémique autour de l'élection d'un nouveau président». Et que l'armée n'hésitera pas à annoncer clairement sa position, le moment venu. Ce que les spécialistes des affaires turques au sein de l'Union européenne ont expliqué, vendredi dernier à La Gazette du Maroc, comme étant les prémisses d'un 5ème coup d'Etat militaire dans l'histoire de l'ex-empire Ottoman. Face à cet avertissement, électronique cette fois, la direction du PJD turc a gardé son sang froid, évitant de rentrer dans des confrontations verbales et préférant la riposte objective. Celle-ci est venue du ministre de la Justice et porte-parole du gouvernement dirigé par Erdogan, tenant à préciser que le communiqué de l'armée est «inadmissible dans un régime démocratique». Et d'ajouter: «l'armée doit exécuter la décision du gouvernement élu, d'autant que ce dernier n'acceptera pas les menaces de quiconque». De plus, le Premier ministre n'hésita pas, suite à la réunion du gouvernement, à appeler le chef d'Etat-major, Yachar Buyuk-Anet, pour lui exprimer le mécontentement de l'Exécutif quant à l'avertissement indirect adressé à son égard. Confrontation inévitable De leur côté, le représentant de l'Union européenne à Ankara et le porte-parole de l'administration américaine n'ont pas tardé à entrer en scène pour demander aux patrons de l'institution militaire de ne pas se mêler du processus politique, plus particulièrement des élections présidentielles. Cette position est qualifiée par certains analystes politiques turcs comme étant une première mise en garde à l'égard de l'armée, à laquelle est venue s'ajouter une colère contre les démocrates du pays qui ont poussé les partis de l'opposition, l'un après l'autre, à se désengager de ce qui se passe, et ce, en affirmant qu'ils n'étaient pas de «mèche» avec l'armée. Ceux qui connaissent l'importance de l'enjeu pour les deux grands centres de décision en Turquie, à l'heure actuelle, c'est-à-dire l'armée soutenue par les partis d'opposition, et le PJD allié naturel des courants traditionnels islamiques du pays, estiment que la confrontation serait cette fois différente des précédentes. Et que les «loups gris», les généraux laïcs, n'auront pas cette fois la tâche facile pour déloger Erdogan et ses troupes comme cela a été le cas avec Erbekan, il y a environ dix ans. «Les temps ont changé, d'autant que le PJD n'a pas seulement réussi à redresser le pays économiquement et socialement, mais il a démontré qu'il est, en plus, un interlocuteur fiable de l'Occident, plus particulièrement des Etats-Unis qui étaient traditionnellement l'allié de l'armée et, par là, avaient couvert, par le passé, toutes ses actions antidémocratiques. De ce fait, le PJD est conscient de ce constat et agit maintenant en conséquence. L'acceptation par ce parti de la tenue des élections législatives signifie qu'il est déterminé à aller jusqu'au bout dans sa confrontation, et ce, en jouant la carte de la démocratie qui pourrait créer même une fissure au sein des petites formations de l'opposition. D'après certains observateurs turcs, Erdogan et son équipe n'auraient pas osé défier l'armée s'ils n'étaient pas sûrs que leur prochaine bataille politique n'est pas perdue à l'avance. En d'autres termes, ces derniers n'ont critiqué le comportement anti-démocratique de l'armée qu'après avoir eu des concertations rapides avec les Américains et les Européens. Ceux-ci sont convaincus du rôle positif que pourra jouer l'«Islam modéré» partout dans les deux mondes, arabe et musulman. Washington ne cache pas ses sympathies à l'égard des leaders du PJD qui ne cessent de jouer un rôle constructif sur le plan régional, notamment dans le cadre de son rapprochement avec Israël, et dans le soutien à l'initiative de paix prise par le dernier sommet arabe où Ankara avait assisté en tant qu'observateur. Dans ce même ordre d'évaluation, l'administration Bush apprécie fortement l'alignement «intelligent» des islamistes turcs modérés sur sa politique étrangère, notamment en Irak et de la manière avec laquelle elle incite la Syrie à être plus modérée et plus objective dans sa coopération dans la lutte contre le terrorisme international. Des services qui ne peuvent être que récompensés. Dans une de ses réunions avec les patrons des services de renseignement des Etats arabes du Moyen-Orient, la Secrétaire d'Etat américaine, Condoleeza Rice, a pris pour exemple le pouvoir islamique en Turquie qui a su préserver la modernité et réussi à développer l'alliance avec Washington. Un satisfecit consolidé par le FMI et la Banque Mondiale qui ne cessent de faire l'éloge au gouvernement Erdogan qui a redressé l'économie turque en boostant la croissance et en attirant de plus en plus d'investissements directs étrangers. L'encouragement du secteur privé turc par le gouvernement a donné aujourd'hui ses fruits. Pour preuve, le soutien des plus grands groupes économiques du pays à ce dernier, notamment avec l'octroi à ces derniers des plus grands marchés publics internes et leur accompagnement dans leurs percées sur le plan international. Erdogan, en acceptant les élections législatives anticipées, aurait pris, sans doute, le soutien de cette catégorie influente et efficace dans ses calculs. Force est de souligner, selon les économistes turcs, que c'est pour la première fois de l'histoire contemporaine turque que les patrons de ces groupes et leurs lobbies financiers se penchent vers la politique islamique au détriment de l'armée. C'est pour cette raison aussi que cette dernière a tenu à hausser prématurément le ton. Si les «loups gris» avaient accepté que l'Exécutif soit entre les mains du PJD, misant sur son échec aussi bien économique que social et sur le rejet de l'Occident, un pari voué à l'échec, ceux-ci ne pourraient, en aucun cas, admettre que tout le pouvoir politique dépende de lui. En d'autres termes, il n'est pas question que la présidence de la République, ce symbole de la laïcité de l'Etat turc, soit aussi sous la coupe des Islamistes, même s'ils sont modérés et modernes. Il est inconcevable pour l'institution militaire, qui gouverne en parallèle le pays, de voir ses privilèges se réduire progressivement pour le compte de ses adversaires traditionnels, surtout s'ils ont fait preuve de réussite sur tous les plans. Lorsqu'un général disait, avant-hier, à un diplomate français que la Turquie d'Attatûrk ne tolèrera jamais que la première dame du pays porte le Hijab (allusion faite à Khaïr Al-Nissaa, épouse du candidat Abdullah Gül), il essaye ainsi de déplacer le débat et faire mobiliser les femmes laïques de la Turquie avec les opinions politiques occidentales qui font de la portée du Hijab un problème lié à l'intégrisme et au terrorisme. Mais cela a une toute autre explication. L'armée craint réellement un raz-de-marée lors des prochaines élections de juin 2007, ce qui rendra difficile son opération visant à les écarter du pouvoir. Jeu trop serré Car c'est une des rares fois qu'un parti politique tient tête, de cette manière, à l'institution militaire et à ses «loups gris». C'est aussi la première fois que les hommes d'affaires, une grande partie de la bourgeoisie turque, des académiciens et un nombre important de journalistes et de médias veulent que le PJD ne fasse pas marche arrière à la dernière minute. Ils lui demandent de faire face au chantage des généraux et de leurs ramifications, que ce soit au sein de l'élite ou au sein des partis de l'opposition qui, au fil des années, avaient perdu leur place et leur crédibilité aux yeux de la société turque. Le peuple ne veut plus entendre parler de cette élite le considérant comme esclave. De plus, elle place le pays dans des zones de turbulences menaçant sa stabilité politico-économique. Si le PJD a plusieurs cartes en sa possession, l'institution militaire, qui s'est relativement affaiblie, a elle aussi des atouts en main qu'elle peut jouer en profitant de la conjoncture aussi bien intérieure que régionale. L'armée, qui n'aime pas les Européens ni les Américains pour des raisons différentes (l'entrée dans l'Union européenne pour les premiers, et le soutien des Kurdes pour les seconds), pourrait mettre tout le monde devant le fait accompli en osant un 6ème coup d'Etat qui sera suivi par une attaque du Nord de l'Irak déstabilisant le pouvoir kurde et l'annonce par «son» nouveau gouvernement de la fin des négociations sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Ce changement de donne par la force pourra avoir une chance si le sentiment de nationalisme turc l'emporte sur tout le reste. Dans ce contexte, rappelons que le peuple turc est, comme son voisin iranien, le plus chauvin de toutes les autres populations de la région. Un coup de force de ce genre, qui rendra la «haïba» à l'ancien empire ottoman tout en préservant la laïcité, est le pari essentiel des «loups gris». L'épreuve de force est d'ores et déjà engagée. Reste à savoir maintenant si l'armée attendra les élections anticipées où le PJD a de fortes chances de faire un raz-de-marée, ou si elle frappera bien avant et coupera ainsi toutes les issues devant lui. La question n'est donc pas liée à l'entrée au palais présidentiel d'une femme portant le Hijab, car l'épouse du père de la laïcité, Kemal Attatûrk, l'avait fait et l'avait gardé jusqu'à sa mort. Mais la question est que le PJD ne cesse, depuis environ cinq ans, de développer la Turquie et de la placer de nouveau au cœur du monde. Pour preuve, son retour en force, sans heurts, dans le monde arabe. Ce que les Européens doivent prendre sérieusement en compte avant de rejeter d'une manière agressive et hautaine sa demande d'adhésion. Le chroniqueur du quotidien le plus conservateur de Turquie, porte-parole de l'élite, n'a pu que reconnaître les changements positifs entrepris par le gouvernement d'Erdogan. Ce, alors que les partis de l'opposition, soutenue par cette élite, s'enfoncent toujours dans la corruption, la bureaucratie et la régression.