En ces temps où la frénésie électorale bat son plein, l'histoire de Yassine Idriss tombe à pic. Né en 1950 dans la région de Nador, il est condamné à mort en 1999 pour avoir tué deux candidats à des élections locales dans un patelin paumé appelée Tazertit. Aujourd'hui, il revient sur cet épisode noir de sa vie avec plus ou moins de calme. Il ressasse un passé douloureux, la mort prématurée du père, la drogue, le mauvais vin, les femmes et autres dérives sur la pente raide des jours. Evidemment, Yassine Idriss regrette ses deux meurtres. Bien entendu il voudrait que le jour où il les a refroidis disparaisse de sa mémoire. Il sait pourtant que rien n'est plus comme avant. Son combat de tous les instants est d'essayer de vivre avec. Le pavillon B de la prison centrale de Kénitra est un lieu qui recèle des surprises. à chaque rencontre son lot de découvertes, de confessions et surtout de retours en arrière. Revenir sur ses pas, c'est ce qui reste à des hommes qui ont face à eux le temps à l'infini. Un prisonnier vit avec le temps. Il s'y cramponne, le fructifie, le dévide, il voudrait qu'il disparaisse. Yassine Idriss dit ne rien avoir d'autre que le temps, mais il ne sait pas comment le remplir, le peupler, le meubler, lui donner des accessoires, des détours, des vas-et-viens, des arrêts… Depuis huit ans, c'est ce qu'il tente. Autant dire que son séjour au pavillon B est similaire à une longue séance d'entraînement qui devrait aboutir sur le long repos du guerrier. Mais là, non plus, rien de moins sûr : Yassine Idriss sait qu'il ne se reposera jamais. «En prison, on a le temps, mais juste pour se fatiguer chaque jour plus que la veille.» De Nador à Tazertit, le voyage se décide «Vous savez, je suis né en 1950. Je suis loin d'être un gamin. Et pourtant la prison me fait très peur, et ce à chaque instant. Quand je suis arrivé ici, il y a plusieurs années, j'ai été un mort. Depuis, j'apprends à vivre. Oui, vivre même si je suis condamné à mort». Yassine est ce qu'on peut appeler un coriace. Passée la période des doutes, la peur au ventre, la panique, l'angoisse des murs qui se referment sur toi le soir où tu dors seul face à la mort, Idriss a dû, avec le temps, se décider pour ce que sera son face-à-face avec lui-même, ou du moins ce qu'il croyait être jusqu'à cet instant où le juge a livré, avec fracas, son verdict. «J'ai vécu comme un gamin qui a perdu son père à l'âge de cinq ans. Il y avait ma mère pour me soutenir et tout le reste n'avait aucune espèce d'importance. La pire des choses est d'être orphelin. Je l'ai vécu comme une injustice, et toute ma vie en a été transformée». Yassine revient avec douleur sur la mort de son paternel, un homme qu'il n'a pas connu, mais qu'il décrit avec des mots délicats. Une espèce de sublimation de la perte d'un être aimé. Il ne garde qu'une vague image d'un visage qu'il dit revoir en rêve plusieurs nuits de suite et qui veille sur lui : «je sais que mon père veille sur moi. Je ne suis pas fou, mais superstitieux, et je sais qu'il est là et qu'il m'accompagne, surtout depuis que j'ai foutu ma vie en l'air». C'est bon d'avoir l'image d'un père qui vient vous éveiller dans la nuit noire du couloir froid de la mort, pour vous tendre une main invisible qui vous transporte vers un paradis artificiel, qui dure le temps d'un songe, mais qui ouvre d'infinies possibilités sur l'avenir et ses souffrances. Yassine s'accroche aussi à cette figure et rien ne pourra la lui enlever. De Castellejo, on passe aux femmes et toutes les drogues qui vont avec «J'ai vécu dans la région à Nador, et je suis parti un beau jour. J'ai choisi Castellejo parce que j'avais plusieurs possibilités devant moi. D'abord acheter et vendre des habits et pourquoi pas trouver une porte de sortie vers l'Espagne. J'ai beaucoup voyagé à cette époque. J'étais plus jeune et je voulais vraiment tenter quelque chose pour me faire une situation. J'ai très vite été dégoûté. J'ai vendu tellement de fringues sans jamais me faire assez d'argent ni pour me marier, ni pour revenir voir ma mère, ni pour rien d'autre qui ait de l'importance à mes yeux. Alors, il y avait le vin et la drogue, et j'ai pu tenir pendant plusieurs années ». Quand Yassine évoque dans les moindres détails sa perdition à Castellejo, il est très amer. Le remords d'avoir raté le coche, d'avoir pris une route qui ne menait nulle part, ou alors le fait de réaliser avec le temps que les fringues ne pouvaient que nourrir leur homme, et rien de plus. Il vieillissait à vue d'œil, et le mauvais vin aidant, il était plus dans le coltard que dans la réalité de ce qu'il fallait faire pour déguerpir. «Je suis tombé dedans jusqu'au cou. J'étais noyé. Et parfois, je n'allais plus au souk pour acheter des habits. Je fumais avec des types que je fréquentais et je n'avais plus aucun espoir ». Mais un jour, je me suis réveillé avec une telle gueule de bois que j'ai pris un taxi et je suis rentré à Nador.» Le retour est difficile à assumer pour Idriss qui doit affronter le regard d'une mère partagée entre la peur et la déception : «Ma mère avait mal pour moi, mais elle ne disait rien. Pourtant je savais à quel point je l'avais déçue et cela m'était insupportable ». Le retour de Castellejo n'était pas non plus synonyme de rupture avec les habitudes du Nord. Idriss avait conclu un pacte avec le vin et la drogue, et il s'y accrochait en attendant une porte de sortie. Et la vie coule entre verres vidés et joints sifflés, jusqu'au jour où sa route rencontre celles de plusieurs élus locaux. Là, il s'est dit que peut-être la chance avait souri. Les élections font tourner la tête à plus d'un «J'aidais un homme qui s'appelait Abdeslam dans ses préparatifs pour les élections. Il me donnait un peu d'argent, et ce travail me convenait en attendant de voir comment les choses seront au cas où il venait à être élu. » Yassine est plongé dans les rêves politiques d'un autre. Il vit la montée et les ambitions de son patron par procuration, et il s'en contente. Après tout, c'était mieux que de vendre des fringues. Le travail consistait à aller démarcher des électeurs potentiels. En somme, il fallait louer les qualités de monsieur le futur élu local, et Idriss dit en avoir fait un point d'honneur. Comme si la victoire de Si Abdesalm était la sienne. Dans un sens, cela aurait pu l'être, mais Abdesalm n'avait apparemment rien à faire de l'enthousiasme puéril d'Idriss. «J'ai tout donné pour ce type. Je travaillais tout le temps pour lui et à Tazertit tout le monde peut en témoigner. Mais lui, c'était un homme sur qui on ne pouvait pas compter. J'ai très vite découvert que c'était un commerçant et pas un politicien, mais j'ai fait semblant de ne rien savoir. » Idriss dit avoir voulu garder le rêve intact. Pour une fois que sa vie était mêlée à celle de la communauté, il fallait bien garder quelque illusion. Il a très vite vu que son mentor n'était qu'un pantin, mais bon, au moins, un jour il pourra avoir une place sur l'échiquier de Tazertit et c'est déjà une victoire en soi. Ce n'est pas toujours que le destin vous met sur le chemin d'un élu local qui pourrait vous faire monter avec lui sur une estrade pour une journée de campagne ! «Si je n'y arrive pas, personne n'y arrivera» Et ce qui devait arriver arriva. Yassine Idriss a la dent dure. Quand on veut lui ôter son rêve, il perd le ciboulot. Il devient littéralement marteau. «Tout a commencé par une bagarre. Et là, j'ai su qu'il fallait en finir. J'étais en colère et quand je suis rentré chez moi, j'étais plus malade que durant la rixe. Le lendemain, j'étais décidé. Il fallait donner une leçon à beaucoup de gens». L'heure où Idriss devait faire campagne pour lui-même avait sonné. Désormais, c'est lui l'élu qui va nettoyer le bled de Abdeslam et de tous les autres Abdeslam en puissance. «J'ai bien réfléchi, et un soir je suis allé pour régler cette affaire. Je voulais achever mon ennemi, mais il n'était pas seul. Je n'ai pas eu le temps de revoir mes cartes, j'ai mis mon plan en action et j'ai frappé ». L'ennemi, le mentor, l'homme qui voulait être élu vient de clamecer. Mais il y avait quelqu'un d'autre avec lui, et il pouvait témoigner contre Idriss, alors il fallait le zigouiller aussi et boucler la boucle. «J'ai attrapé l'autre, et j'ai fait ce qu'il fallait. A cet instant, je ne pouvais pas faire autrement. Il avait tout vu et on s'était bagarré alors que j'achevais l'autre». Deux cadavres. Et plus d'élu local. Le rêve de grandeur sur l'estrade de la politique qui ouvre des horizons insoupçonnés est enterré avec monsieur l'élu mort. Idriss ne perd pas les pédales pour autant. Il garde assez de jugeote pour tenter de se débarrasser des cadavres. Et puis, il rentre chez lui, comme un homme qui venait tout juste de donner un coup de pied violent dans le cul du destin. « Pas de chance, je le savais. Merde, toute ma vie, j'ai tout tenté, et tout échoué. Rien ne marchait. Ma mère me faisait peur. Je ne savais pas ce qui pourrait arriver quand toute cette affaire allait éclater au grand jour ». Idriss n'était pas dupe. Il savait que le crime allait se savoir. Il fallait juste attendre et voir les gendarmes venir l'alpaguer. Ce qu'il fit avec une soumission totale à l'avenir incertain. «Quand on m'a arrêté, j'ai tout dit. Je n'ai rien nié. Je ne pouvais pas faire autrement». Devant le juge, on a été très vite fixé sur son sort. Pas de doute, Idriss allait y passer. Avec deux cadavres, la préméditation, la tentative de dissimuler les cadavres, il était bon pour la potence. En attendant l'oubli Yassine Idriss a cette lucidité qui frappe ceux qu'un malheur immense a écrasé. Aucune résignation, mais ils voient juste dans ce qu'ils ont fait et ce qu'ils doivent endurer pour tenter l'oubli. Evidemment, l'oubli ne vient pas. C'est une espèce de Godot qui promet de faire signe, mais qui se perd sur les arêtes du temps. Yassine pense aussi à sa fille, oui sa fille de 16 ans, et là, il prend la pleine mesure de sa misère. Rien au monde ne peut avoir autant de sens à ses yeux que sa fille. Rien au monde qui pourrait lui procurer l'espoir que sa fille. Rien au monde sur quoi bâtir un improbable avenir que sa fille. Et d'un coup Yassine se rend compte qu'il n'a pas tout raté dans sa vie. Il a été capable de donner la vie à cette fille, ce soleil qui brille dans la noirceur froide de son couloir mort. Après tout, merde s'il va encore arpenter ce couloir pendant l'éternité, sa fille, elle, est bien réelle, elle vit, elle respire, elle pense à son père, elle l'aime, malgré tout, et c'est cela qui va au-delà de tout le reste. Non pas que la fille rachète les crimes du père. Loin s'en faut. Juste que parce qu'elle existe, sa vie à lui, n'a pas perdu tout son suc.