Né le 13 avril 1906, Samuel Beckett, l'écrivain irlandais est unanimement considéré comme l'un des auteurs majeurs du XXe siècle. Depuis sa mort, le 22 décembre 1989, l'intérêt que suscite son oeuvre n'a cessé de croître, en ce qui concerne les recherches littéraires, mais également dans les domaines du théâtre, du cinéma, de la musique et des études d'esthétique et de philosophie. Il faut donc continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu'il y en a, il faut les dire, jusqu'à ce qu'ils me trouvent, jusqu'à ce qu'ils me disent, étrange peine. Il y a complète désintégration. Pas de Je, pas de Avoir, pas de Etre, pas de nominatif, pas d'accusatif, pas de verbe. Il n'y a pas moyen de continuer... A la fin de mon œuvre, il n'y a rien que poussière : le nommable...» Ainsi parle la voix de L'innommable qui trouve un écho dans Textes pour rien : «C'est avec mon sang que je pense... C'est avec mon souffle que je pense... Les mots aussi, lents, le sujet meurt avant d'atteindre le verbe, les mots s'arrêtent aussi. Mais je parle plus bas, chaque année un peu plus bas. Peut-être. Plus lentement aussi, chaque année un peu plus lentement...» Les personnages de Samuel Beckett obéissent tous à cette voix du bas, de l'intérieur, cette voix connue, mais lointaine, la voix de l'ailleurs, de l'intouchable, de l'impossible. C'est une voix à ras de terre, à ras de corps qui charrie avec elle le non-dit. Une voix à ras de parole qui paraît éternellement sur le point de se taire, de s'éteindre, de s'engloutir dans le silence, c'est-à-dire dans le néant. Et pourtant, elle resurgit : «La voix qui s'écoute comme lorsqu'elle parle, qui s'écoute se taire, ça fait un murmure, ça fait une voix, une petite voix, la même voix petite, elle reste dans la gorge, revoilà la gorge, revoilà la bouche.» Toute l'œuvre de l'écrivain irlandais s'écoule dans ce va-et-vient entre la tentation de parler et l'impact du silence. Le temps humain Chez Beckett apparaît de façon très claire une constante à la fois dans son oeuvre «théâtrale» que dans son œuvre «romanesque» : comment atteindre une nudité de langage, ou plus exactement de parole, qui puisse exprimer la condition humaine. C'est cette visée qui donne à ses textes à la fois leur vérité universelle et un dépouillement presque abstrait. Qu'il s'agisse des pièces, des romans ou des nouvelles, la thématique est apparemment la même, apparemment indéfiniment répétitive : le temps humain, l'attente, la quotidienneté, la solitude, l'aliénation, la mort, l'errance, la non-communication, la déchéance, et aussi, de façon moins explicite, moins prononcée, l'espoir, le souvenir, le désir. Dans Têtes mortes Beckett fait ce surprenant aveu : «J'ai l'amour du mot, les mots ont été mes seuls amours, quelques-uns.» Ailleurs, il évoque ce qui pourrait être sa tâche la plus secrète : «Issu de l'impossible voix l'infaisable être.» Pour exprimer son expérience de la nudité du langage et de l'existence, il a créé un néologisme anglais pratiquement intraduisible : la Lessness (la «Sanséité», la «Moinsité»). Beckett ne parle «que» de cela. Mais ce ne sont pas ces thèmes qui définissent son œuvre, son écriture : c'est le langage employé pour les dire, les «mettre en scène». Certes, l'œuvre propose, surtout en ses débuts, des «histoires», des personnages : le théâtre, en particulier, nous présente une galerie de clochards, d'errants, de vieillards, de clowns ou de malades qui sont devenus aussi célèbres que le Roi Lear ou le Hamlet de Shakespeare. Mais ces personnages n'ont pas de psychologie, pas d'individualité au sens classique : ce sont des ombres, des figures, des incarnations d'une certaine condition humaine, et surtout, ce sont des voix. Tout texte de Beckett est d'abord l'émergence, sur une certaine scène, dans un certain espace (et de là sa parenté profonde avec le théâtre), de voix, voix qui peuvent être uniques, ou multiples, ou quasi anonymes, mais qui ne cessent de parler, comme si parler, pour elles, équivalait à être, à subsister, à continuer malgré l'effondrement de tout. Une écriture de rupture Ces voix ne rompent pas le silence universel qui les entoure, elles sont. Elles ne disent rien, ne proposent rien, ne racontent rien : elles parlent comme les bouches respirent. De là vient que la nudité de plus en plus désolée de ces textes, la pauvreté de plus en plus accusée de leurs thèmes, fassent toucher à une sorte d'universel et dégagent, à mesure même que l'œuvre se resserre et se répète dans son espace, une sensation de vie et d'espoir. On a cherché dans les livres et les pièces de Beckett une «métaphysique de la condition humaine». Bien qu'il y ait chez lui, certes, une véritable intensité métaphysique «existentielle», il faut la chercher là où elle se trouve, c'est-à-dire au niveau du langage. Beckett avance, creuse dans le «moins», mais ce «moins» n'est jamais équivalent à un «rien». La même voix devient, au fil des textes, de plus en plus petite, elle s'approche de plus en plus du silence, devient silence sans cesser d'être voix : «C'est le silence et ce n'est pas le silence, il n'y a personne et il y a quelqu'un.» (Textes pour rien). Rarement écrivain a été aussi rigoureux, aussi fidèle à l'espace vital dans lequel il écrit. Rarement écriture a été aussi proche de la voix et du corps, et en même temps aussi abstraite (sans jamais être intellectuelle). Joyce, le lointain maître de Beckett, écrivait dans Ulysse : «L'Histoire est un cauchemar dont je souhaite m'échapper.» Beckett, dans son œuvre, a échappé à l'Histoire : tout ce qui se passe dans ses textes s'est réduit aux dimensions d'un être qui n'est nulle part, insituable et insitué, au-delà ou en-deçà de l'Histoire. Venue d'ailleurs, l'œuvre de Beckett ne saurait s'insérer dans l'histoire de la littérature moderne française : comme la voix qu'elle laisse parler, comme ses personnages égarés ou agonisants, elle est sans lieu : en ceci, elle est bien l'image de l'universel déracinement moderne, et c'est ce qui explique l'insolite succès qu'elle a connu, en dépit de la singularité de sa démarche et de la relative difficulté de ses textes.