La Lucidité et l'imaginaire, c'est en gros cela le dernier roman de José Saramago, écrivain portugais au fait de tous les rouages politiques et démagogiques. Il revient sur le code électoral et les enjeux d'une démocratie de façade. Un livre visionnaire. "La perplexité, la stupéfaction, mais aussi la raillerie et le sarcasme, balayèrent le pays de bout en bout. Les municipalités de la province, où le scrutin s'était déroulé sans incidents ni soubresauts, à l'exception d'un ou deux légers retards occasionnés par le mauvais temps, et qui avaient obtenu des résultats qui ne différaient pas des résultats habituels, quelques électeurs sûrs, quelques abstentionnistes endurcis, des bulletins nuls et blancs sans aucune signification particulière, ces municipalités-là, que le triomphalisme de la capitale avait humiliées en se pavanant devant le pays et en se faisant passer pour l'exemple même du plus authentique civisme électoral, pouvaient maintenant renvoyer la gifle à qui la leur avait administrée et rire de la sotte présomption des quelques messieurs qui croyaient abriter le roi dans leur ventre simplement parce que le hasard les avait fait vivre dans la capitale». Le dernier roman de José Saramago plante très vite son décor de déroute. Nous sommes de plain-pied dans l'improbable continuité, l'inattendue anarchie de la démocratie. La philosophie politique exige un ton respectable, Saramago utilise celui du romancier qui peut brasser les passions et rendre vraisemblables les cataclysmes. Quand on lui demande si son roman est prémonitoire, il répond sobrement qu'il est d'abord, sous ses dehors imaginaires, un état des lieux : «J'exprime mon mécontentement contre le fonctionnement d'un système qui ne tient que par les cérémonies qu'il organise, explique-t-il. Nous sommes à une époque où l'on peut discuter de tout sauf de démocratie. Nous vivons dans un système démocratique, régenté par les seigneurs de l'argent, où le pouvoir du citoyen est extrêmement limité. J'attends qu'un jour une femme ou un homme, candidat à une élection politique, ait le courage de dire à la télévision : chers concitoyens, il faut que je vous avoue que je n'ai aucun pouvoir.» Paniques électorales Dans la capitale d'un pays imaginaire qui pourrait être le Portugal, une élection tourne mal. La droite et le centre sont à égalité à 8 %, la gauche n'enregistre que 1 % des voix, et le pire est ailleurs : 83 % des votants ont mis dans l'urne un bulletin blanc. Que faire ? Les pouvoirs publics hésitent sur la conduite à tenir face à ce vote blanc qui déroge aux lois de la normalité démocratique, et, finalement, se résolvent à l'Etat d'exception. Le gouvernement quitte la ville, l'entoure d'un cordon sanitaire, fustige une tentative de déstabilisation et organise un attentat dont il veut faire endosser la responsabilité à une organisation fictive. Les «Blanchards», comme on les appelle alors, auraient donc à leur tête une femme, la seule à avoir échappé à une épidémie qui a rendu la ville aveugle, quatre ans auparavant. Peu importe que cette femme n'y soit pour rien : «Il n'y a pas de personne innocente, dit un ministre, quand on n'est pas coupable d'un crime, on est immanquablement coupable d'une faute.» Un maire et un commissaire seront les seuls à sauver l'honneur des politiques dans cette farce cruelle. Reprenant le personnage de L'Aveuglement (1995), qui mettait en scène l'épidémie de cécité et les débordements qu'elle engendrait, l'écrivain José Saramago est encore animé d'une sainte colère. Ce roman, une fois de plus mené tambour battant par des dialogues qui s'enchaînent sans guillemets et un récit qui bascule sans prévenir dans le fantastique, est un formidable coup de semonce contre une prétendue démocratie qui n'a de nom que le protocole électoral sensé la justifier et la légitimer. Un roman politique ? Bien sûr. Quand la démocratie ne s'illustre que par ses rites électoraux et que ses ferveurs s'enlisent dans la résignation, alors s'effiloche aussi tout ce qui la retient, et l'explosion menace. Traduit du portugais par Geneviève Leibrich, éd. du Seuil, 356 p. 300 dh