À Paris, à New York, à Londres, à Berlin ou à Madrid, la place Jamaâ El Fna n'est pas méconnue. Des milliers de films et de reportages y ont été tournés depuis l'aube du XXème siècle. Elle est classée par l'UNESCO comme un monument appartenant au patrimoine oral de l'humanité. Noire de monde de 10h à 3h du matin du lendemain, elle abrite, in situ et alentours, une économie prospère, majoritairement informelle, faisant vivre ainsi près de 40.000 personnes, si l'on adopte le fameux coefficient «5 bouches par actif». Mais, au-delà de ce dynamisme économique, la Place se distingue par sa mystérieuse attractivité. Elle est à l'image du pays et de la condition humaine : l'irrationnel côtoie l'opportunisme, le féerique la duplicité, la foi le mensonge et l'histoire apocryphe le vol à l'arraché. Reportage. Mohamed Taymoumi est le doyen des saltimbanques de la place Jamaâ El Fna. Ses collègues l'appellent «Ostad» (professeur). Le public l'appelle Jésus. Il est là depuis les années soixante du siècle éteint. Il a traversé les décennies en restituant ses lectures journalistiques au centre de sa halqa. Muni de son bâton de craie, il est surtout connu pour les équations mathématiques et les formules physiques qu'il transcrit minutieusement sur le sol. La théorie de la relativité (E=mc_) est écrite en gros caractères. Celle de la bombe atomique y figure en bonne place. L' «Ostad» raconte l'histoire de la bombe, depuis 1898 quand le physicien Ernest Rutherford expliqua que la désintégration de certains noyaux d'atomes résultait de radioactivité, jusqu'au largage de "Littleboy", qui a ravagé Hiroshima le 6 septembre 1945 et " Fatman ", l'engin qui a rasé Nagazaki trois jours plus tard. Touristes et autochtones écarquillent les yeux devant une telle érudition mâtinée de critique sociale et pas mal de populisme. Les pièces de monnaie pleuvent sur Taymoumi. «Ce soir, la cueillette a été moyenne», souffle-t-il. 321,50 bons dirhams gagnés en deux heures. «Je dois gagner autour d'un million de centimes par mois. Mais il m'arrive de me retirer à la campagne de temps en temps», me confia-t-il. Taymoumi a côtoyé les plus célèbres artistes de la halqa tels Malik Jalouq et Baqchich. «Les bons conteurs, les vrais musiciens et les talentueux pirouettistes deviennent de plus en plus rares», ajouta-t-il. Les collègues de l' « Ostad » se déploient sur une surface de plus de 20.000 m2. Ils sont 742 à avoir été recensés en 2001 par les autorités qui ont reçu les statuts des deux associations rivales qui les rassemble. On raconte, en l'amplifiant, l'histoire du chercheur qui s'est battu pour inscrire la Place à l'UNESCO et, surtout, pour procurer des subventions internationales au profit des saltimbanques. Chacun y va de sa version. L'argent collecté ne serait jamais arrivé dans les caisses des deux associations de «hlayqia». Des « métiers » pittoresques Dès potron minet, les débiteurs de jus d'orange et les marchands de fruits secs installent leurs boutiques-roulottes. A moins de trois petits dirhams, on vous sert un grand verre de jus d'orange pressé illico. Diseur(se)s d'avenir, voltigeurs de Sidi Hmad ou Moussa, faiseurs de talismans, charmeurs de serpents, tatoueuses de henné, herboristes sahraouis, musiciens, gnaouas, clowns, chanteurs berbères et autres dresseurs de singes investissent la place progressivement. En fin d'après-midi, quand la température devient plus clémente, un bon quart de la place est investi par les restaurateurs entourés d'escargotiers. Les plaques portant les numéros de patente sont bien en vue. «Ici, on ne rigole plus avec la qualité de la nourriture. Nous pouvons être contrôlés à tout moment. Une infraction au regard de la réglementation relative à l'hygiène peut coûter à un restaurateur son autorisation», nous dit Abdelilah qui fait dans le poisson. Employant six personnes (deux cuiseurs et quatre serveurs), il peut servir à lui seul jusqu'à trois quintaux par jour. «Certains soirs, nous fermons boutique avant minuit, bien avant la sortie des boîtes de nuit, pour cause de rupture de stock». Sur cette aire de restauration où plus de 300 personnes ont trouvé emploi, des dizaines de kilomètres de merguez sont servis. Deux bonnes tonnes de féculents (lentilles, haricots secs…etc.) et de légumes sont écoulés chaque jour. Le chiffre d'affaires estimatif quotidien gravite autour de 2 millions de dirhams. Une grosse PME. D'autant qu'une nouvelle clientèle à fort pouvoir d'achat est venu s'ajouter à la communauté des gens de peu. «On commence à voir sur nos bancs des pensionnaires de la Mamounia qui viennent « humer le populo”. Mais le gros de notre chiffre est réalisé avec la classe moyenne. Le week-end, nous sommes littéralement envahis par les Casablancais, les R'batis, les Jdidis et les habitants des petites villes de la Région». Le plus impressionnant, c'est le volume des transactions réalisé aux alentours immédiats de la Place. Les négociants des produits de grande consommation (huile, sucre, farine…etc.) ou de grande utilité (accessoires domestiques, vaisselle, ustensils…etc.) se frottent les mains à longueur d'année. Ils approvisionnent toute la Région : Essaouira, Kalât Sraghna, Chichaoua, le grand Atlas…etc. Derrière la place, deux portes conduisent à la caverne d'Ali Baba que constituent les souks et les échoppes d'artisanat. Il s'y brasse quotidiennement des centaines de milliers de dollars. Une communauté de cent mille personnes tirent leur revenu directement ou indirectement de ce commerce. Soit une population de bénéficiaires finaux (coefficient 5) atteignant les 500.000 âmes. La place est également la patrie des pique-pockets. Même si le siège de la police judiciaire régionale est sur place. Même si la brigade touristique veille fort discrètement. Malgré les rondes des forces auxiliaires. L'extraordinaire dextérité des professionnels de la fauche fait l'objet de l'admiration de l'ensemble de la communauté petit-délinquante du Maroc. Un laboratoire anthropologique La place Jamaâ El Fna est un véritable laboratoire sociologique et anthropologique. Se croisent ici toutes les classes sociales, les ethnies, les couleurs et les nationalités. Chacun y trouve place sans rien perdre de son identité. Haut fonctionnaire ou chômeur, négociant ou mendient, touriste ou résident étranger, bien portant ou handicapé, le promeneur exerce son unicité à l'intérieur de la foule. Loin de constituer un motif de frustration, l'anonymat procure une sérénité à nulle autre pareille. Déambuler en toute liberté, se permettre de taquiner la tête de mouton ou les pieds de veau tout en accueillant du tympan toutes sortes de musiques et de brouhahas et, par dessus le marché – c'est le cas de le dire – disposer à loisir de l'extrême amabilité de son prochain est un moment de bonheur exquis. «Toutes les tentatives de transformation ou d'aliénation spéculative de la place entreprises depuis un siècle par des esprits tordus ou des tenants de la morale ont échoué. La population tient à cet espace fantastique, voire, fantasmagorique, qui lui sert de défouloir», me dit Timçah, un célèbre hlayqi. Y faire la rencontre de sa vie ou y puiser l'inspiration entrepreneuriale n'est pas une légende. Des centaines d'exemples de «coups de destin» heureux sont véhiculés par «radio médina». Tel jeune homme qui a séduit une starlette, tel autre qui a fini par «pacser» avec un richissime homo…ou tout simplement Ali qui s'est retrouvé chef de cuisine de…Bill Gates ! Tout est possible à Jamaâ El Fna. Même la chance d'un contrat outre Méditerranée ou en Amérique du nord. Place universelle, la vaste esplanade développe une culture populaire dense où l'imaginaire peut allègrement puiser ses repères cultuels, ethniques et sociaux. De l'enfance à la mort. La hagiographie du Prophète et des saints, la relation des sagas réelles ou imaginatives (ou les deux), la critique sociale assise sur l'actualité du moment (Palestine, Irak, Afghanistan…etc.), les contes féeriques et les démonstrations de tours de magie sculptent un mental prêt à tout croire. C'est bien ce même mental qui se développe sous l'égide de la tolérance. Puisque tout est possible et rien et personne ne saurait être exclu de la marche du monde. Les spécialistes, feu Paul Pascon en premier, ont toujours vu en Jamaâ El Fna une source exceptionnelle d'ouverture à l'autre. Un réservoir de tolérance sans pareil. Ni les Halles de Paris ni Hyde Parc à Londres, ni les esplanades de Barcelone n'ont pu capitaliser à ce jour une telle capacité de coexistence et d'ouverture. D'ailleurs, la Place marrakchie sert de vaste atelier de confection du langage et des comportements désignés par le vocable «tamarrakchite». C'est là que la mutation des sens, des articulations, des paraboles et des onomatopées font évoluer le parler commun. C'est ici que se confectionnent collectivement les fameuses blagues et autres entreloupes distinguant les authentiques Marrakchis. C'est enfin à Jamaâ El Fna qu'on construit ou détruit la réputation des puissants de l'heure. L'arme de la rumeur, quelquefois mâtinée de dérision, sert de «ligne de Maginot» contre la vulgarité et l'arrogance. Même devenu richissime, un Marrakchi s'interdit les signes provocants de l'opulence. Extrêmement colorié et imaginatif, le «salamalekisme» systématique concourt au maintien et à la consolidation des liens sociaux : «Allah Isâad Sabah Nâamass!», «Saâa Mabrouka», «Allah Imassik bi khir»…autant d'expressions conviviales qui invalident la violence gratuite et les velléités de casus belli. Si cela n'est pas la civilisation… L'authentique et l'universel «Je rêve du jour où des saltimbanques occidentaux oseront, parce que les autorités l'auront bienveillamment permis, y proposer leurs spectacles. Le plus spontanément, en happening. Notre pays y gagnerait en notoriété et en sympathie dans les quatre coins du globe. Je me demande même pourquoi cela n'a pas eu lieu jusqu'à maintenant», me dit Zakaria M. ancien directeur de la poste de Jamaâ El Fna. Il a d'autant moins tort que l'expérience a été tentée à l'époque hippie. Jimmy Hendrix, Santana et même les Beatles ont gratté la guitare sur le banc du café Argana à son état originel. Des banals bancs entouraient des tables en bois brut sur lesquels étaient disposés de gros et longs verres de thé à la menthe. Le shit venait de faire son apparition sous les indignations provoquées par la guerre du Vietnam. Argana prit alors le nom de la Sorbonne. On y «philosophait» jusqu'à l'aube sur les arpèges des guitares sèches et des flûtes. Immense vedette de l'époque soixante-huitarde, Catherine Leforestier, sœur de Maxime alors inconnue, se fit rebaptiser Laziza et son compagnon Aram Abdoulah. L'insouciance trouva patrie dans cet espace libre de tout soupçon de réelle nuisance au régime policier d'antan. Aujourd'hui, la structure du sociogramme visiteur de la Place a beaucoup évolué. Les Marrakchis sauront-ils s'adapter ? Préparant une thèse de doctorat sur la célèbre place, Mohamed D. ose une suggestion : «Le gouvernement devrait réfléchir très sérieusement aux moyens permettant de préserver et faire évoluer vers l'universel la Place Jamaâ El Fna. L'explosion satéllitaire, les multimédias, les effets pervers de la mondialisation constituent des menaces sérieuses contre la spontanéité et la tradition conviviale de la Place. Pourquoi pas un colloque international pour commencer ?» Véritable école de civisme, de coexistence pacifique et de tolérance, Jamaâ El Fna devrait constituer un sujet de méditation pour l'ensemble des peuples de la terre. Préservons-là contre la vulgarité des apprentis sorciers de l'obscurantisme et, surtout de la monotonie que l'argent peut injecter là où l'arrogance est tolérée.