Le récent séisme provoqué par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) concernant les accords de pêche UE-Maroc plonge Bruxelles dans une tourmente aussi juridique que géopolitique. En invalidant l'accord de pêche de 2019 pour absence de consentement du peuple sahraoui, la CJUE a non seulement bouleversé un partenariat économique clé, mais a aussi exposé la Commission européenne à des pressions sans précédent. Les enjeux dépassent désormais la simple question des quotas de pêche, touchant aux fondements mêmes des relations euros-marocaine et à l'équilibre diplomatique fragile dans la région. La décision du 4 octobre dernier, qualifiée en coulisses d'« abus de pouvoir » par certains responsables européens, a exacerbé un sentiment de malaise profond. L'UE, en cherchant à préserver ses intérêts économiques, notamment en matière de pêche, doit désormais composer avec une réalité politique que la CJUE lui impose : il ne peut plus y avoir d'accord incluant le Sahara sans "consentement formel des Sahraouis". Or, dans ce dossier, ce consentement est tout sauf acquis. La diplomatie européenne, soumise à une pression croissante, doit désormais choisir entre pragmatisme économique et respect des décisions judiciaires. Un dilemme épineux que la présidente de la Commission, Von der Leyen, en dépit de ses tentatives d'apaisement, devra résoudre dans les semaines à venir. D'aucuns estiment que la CJUE a franchi une ligne rouge en intervenant sur un terrain réservé aux instances politiques et diplomatiques de l'Union. « Le traité de Lisbonne ne permet pas à la Cour de dicter la politique étrangère de l'UE », s'indigne un haut fonctionnaire de Bruxelles. Pourtant, le mal est fait, et la Commission européenne, prise entre le marteau judiciaire et l'enclume diplomatique, tente tant bien que mal de temporiser. Lors de la réunion du 17 octobre, la Commission von der Leyen s'est montrée prudente, évitant tout engagement précipité. Mais, cette prudence a des limites. Les députés européens, notamment espagnols, montent au créneau. La flotte de pêche espagnole, largement dépendante des eaux marocaines, subit de plein fouet les conséquences de cette suspension. Des régions entières, à l'instar de Cadix, sont en état d'alerte face à cette impasse juridique, et Nicolas Gonzalez Casares, député socialiste, n'a pas mâché ses mots en accusant la Commission d'« inertie » face à cette crise. Avec 93 navires espagnols concernés, soit près de 20 % de la production nationale de pêche, l'enjeu économique est colossal. Le danger géopolitique ? La Russie en embuscade Mais au-delà des pertes économiques, c'est la dimension géopolitique qui fait frémir Bruxelles et Madrid. À peine la décision de la CJUE rendue, le Maroc a aussitôt prorogé son accord de pêche avec la Russie jusqu'à la fin de l'année. Un geste lourd de sens, alors que les tensions entre l'Occident et Moscou sont à leur comble depuis l'invasion de l'Ukraine. Que le Maroc, partenaire stratégique de l'UE, se rapproche ainsi de la Russie est un signal que l'Europe ne peut se permettre d'ignorer. Le Maroc, par cette décision, rappelle à l'Union qu'il a d'autres cartes à jouer si Bruxelles tarde à réagir. Poutine, en quête de nouveaux partenaires économiques et politiques sur la scène internationale, pourrait se réjouir de cette opportunité. Avec un quota annuel de 140 000 tonnes de poissons octroyé à la flotte russe dans les eaux marocaines, Moscou se renforce dans une région stratégique, de Tanger à Lagouira, un coup dur pour l'influence européenne. Dans ce contexte tendu, la visite d'Emmanuel Macron à Rabat, prévue du 28 au 30 octobre, s'annonce cruciale. La France, traditionnel allié du Maroc au sein de l'UE, cherche à préserver l'équilibre délicat de ses relations avec Rabat tout en maintenant sa cohésion européenne. Toutefois, les récentes décisions de la CJUE mettent Paris dans une position difficile. Le communiqué du Quai d'Orsay, qui « prend note » des arrêts de la Cour tout en réaffirmant son « attachement indéfectible » au partenariat franco-marocain, témoigne d'un exercice d'équilibrisme diplomatique. Macron, qui s'efforcera sans doute d'apaiser les tensions, pourrait également profiter de cette visite pour relancer les discussions sur un nouvel accord de pêche, tenant compte des exigences formulées par la CJUE. Cependant, il devra jongler avec des attentes contradictoires : rassurer Rabat, tout en ne froissant pas Bruxelles. Une tâche complexe, d'autant que la France elle-même, bien que moins exposée que l'Espagne, compte sur le maintien d'une relation fluide avec le Maroc pour des questions de sécurité et de coopération régionale. La CJUE : acteur malgré elle de la géopolitique régionale La CJUE, en rendant ces arrêts, a sans doute mis le doigt sur une plaie vive. La question du Sahara Occidental, longtemps mise sous le tapis des accords euros-marocain, est désormais au centre du jeu. La Cour rappelle, avec une insistance presque provocatrice, que le Sahara bénéficie d'un statut « séparé et distinct » du Maroc, en vertu du principe d'autodétermination. Et bien que les juges aient laissé la porte ouverte à un consentement implicite du peuple sahraoui, sous certaines conditions, la position reste fragilisée. Cette affaire, au-delà des enjeux immédiats pour les pêcheurs européens, révèle une fracture plus profonde au sein de la politique étrangère européenne. D'un côté, une Union européenne soucieuse de préserver ses intérêts économiques avec un partenaire clé, de l'autre, une justice européenne qui impose ses principes. Entre ces deux pôles, le Maroc, acteur incontournable de la région, voit dans cette crise une opportunité de redéfinir ses alliances. Bruxelles est à la croisée des chemins : réagir rapidement pour sauver l'accord de pêche avec Rabat, ou risquer de perdre un partenaire précieux au profit de Moscou. La Commission, elle, se doit d'agir vite et avec précision pour éviter que la CJUE ne devienne, malgré elle, le déclencheur d'un réalignement géopolitique dans la région.