Pandémie et réseaux sociaux, une conjoncture inédite pour l'humanité qui vit au rythme du covid-19 depuis bientôt deux ans. Les «fakes news» y ont trouvé un terreau fertile, et pour y faire face, les pouvoirs publics ont déployé tout un arsenal qui touche aussi ceux qui osent s'en prendre aux mesures officielles. Les limites octroyées à la liberté d'expression se voient du coup (re)questionnées, perturbées. Sous couvert de lutte contre la désinformation, les autorités n'en profitent-elles pas pour brider la liberté d'expression? Cette question a fait l'objet d'un rapport d'Amnesty International (AI) paru en octobre dernier et intitulé «Parole muselée et mésinformation: la liberté d'expression menacée pendant la pandémie de covid-19». Pour l'ONG internationale de défense des droits humains, «la pandémie a engendré une situation dangereuse dans laquelle les gouvernements invoquent de nouvelles lois pour bâillonner le journalisme indépendant et attaquer les personnes qui critiquent directement la réponse apportée par leur gouvernement à la pandémie de covid-19 ou qui tentent simplement d'en savoir plus». Critiquer directement la réponse apportée par le gouvernement dans la lutte contre la pandémie, c'est l'objet du propos de Rachid Achachi, sur les ondes de Luxe Radio, le 21 octobre dernier. Dans le cadre d'un débat au sujet de l'adoption le même jour du pass vaccinal au Maroc dans tous les lieux clos, le chroniqueur permanent de l'émission Les Matins Luxe a établi un parallèle entre cette mesure et les pratiques de «la dictature hitlérienne et du régime nazi». Il a également rapproché l'interdiction d'accès des animaux aux institutions publiques à celle imposée aux non-vaccinés. Le pass vaccinal donne-t-il accès à la liberté d'expression? Malgré les excuses de Rachid Achachi, notamment envers les membres du comité scientifique de la vaccination, et le retrait des propos en question, la Haca (Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle) s'est auto-saisie et a jugé que ces comparaisons contrevenaient à la dignité humaine. Son Conseil supérieur (CSCA) a ainsi décidé de suspendre l'émission pendant trois semaines à compter du 8 novembre. Une première pour cette radio privée créée en 2010. «L'intervention de l'invité, son approche et sa comparaison des mesures précitées, portent manifestement atteinte à la dignité d'une partie du public notamment les non-vaccinés, des acteurs de la gestion de la chose publique sanitaire, ce qui rend le discours non-conforme aux dispositions légales et règlementaires en vigueur, notamment celles relatives à la dignité humaine», écrit le Conseil de la Haca dans sa décision du 4 novembre 2021. Sollicitée par nos soins, Me Meriem Berrada estime que cette décision porte atteinte à la liberté d'expression et que «l'instance de régulation a mal interprété le discours du chroniqueur bien que celui-ci l'ait bien expliqué». « Ce qu'on peut reprocher à cette décision, ce n'est pas le défaut de base légale ou l'absence de motivation, mais c'est surtout la mauvaise qualification des faits et la fausse interprétation des propos du chroniqueur », explique l'avocate au barreau de Casablanca. « Le CSCA est en droit de sanctionner des propos porteurs de diffamation, d'injures, de racisme, de haine, ou des propos qui portent atteinte aux bonnes mœurs, à la dignité de la femme ou à la dignité humaine, il ne doit toutefois pas se transformer en un outil de censure qui prononce des sanctions à chaque fois que le gouvernement est critiqué », abonde-t-elle. «Il est clair que les propos du chroniqueur ne sont aucunement porteurs d'insulte ou de discrimination à l'égard des citoyens non vaccinés et que sa démarche visait au contraire à les défendre, et à mettre en exergue le fait que la décision du pass vaccinal était, elle, discriminatoire», poursuit Me Berrada. Lire aussi : Vidéo. Le collectif citoyen contre le pass vaccinal s'organise Quant à la question juridique qui se pose: est-il permis de contester une décision du gouvernement en la comparant à des mesures prises par le Troisième Reich? «La réponse est oui. Tout citoyen a le droit d'exprimer son opinion à l'égard du gouvernement d'autant plus lorsque celui-ci prend des mesures liberticides. N'oublions pas que la presse est un quatrième pouvoir (un contre-pouvoir) dont le rôle est aussi d'éclairer le citoyen et de contester les excès des autres pouvoirs notamment l'exécutif», raisonne notre interlocutrice. «La comparaison, certes lourde, ne touche pas à mon sens aux fondamentaux ni au caractère sacré de notre pays. La sanction qui en découle témoigne d'une certaine nervosité pour faire accepter le pass vaccinal à la population». En France, des comparaisons similaires ont d'ailleurs été formulées par les militants anti-pass sans que cela ne mène à aucune condamnation ni sanction. Sollicitée également pour avoir son commentaire, la Haca n'a pas donné suite à notre requête. La présidente de l'instance, Latifa Akharbach, était d'ailleurs ces derniers jours en voyage à Tunis pour intervenir au sein du séminaire international du Réseau Francophone des Régulateurs des Médias organisé par la HAICA de Tunisie. Fake news et théories du complot Consacré au «rôle des régulateurs des médias dans la lutte contre la désinformation», son discours a pointé du doigt «une banalisation des pratiques de désinformation» et les «théories du complot au sein des sociétés» qui «antagonisent les relations entre individus, entre groupes et entre les individus et les institutions ». « Le complotisme, l'une des nombreuses formes et manifestations de désinformation, affaiblit les démocraties également en visant à décrédibiliser les médias en tant que contre-pouvoir », a déclaré la présidente de la Haca et du CSCA. Faire la distinction entre l'affirmation délibérée d'un fait faux et une opinion peut s'avérer délicat pour la loi; la frontière semble parfois poreuse. Les interrogations voire suspicions soulevées par les citoyens sont rapidement considérées illégitimes. Et surtout «complotistes», la nouvelle parade pour décrédibiliser illico toute réflexion -même argumentée- à contre-courant du discours officiel. Déceler le vrai du faux devient alors un véritable enjeu politique et social, particulièrement dans le cadre d'une maladie infectieuse observée pour la première fois dans l'Histoire. Ce contexte a aussi donné un terreau fertile aux fake news, en français «fausses nouvelles», surtout sur le net où chacun peut s'exprimer librement, sans gage de probité. Lire aussi : Enquête. Vaccin anticovid: peut-on se faire indemniser en cas d'effets secondaires graves? Au Maroc, la chasse aux fake news a commencé dès mars 2020, lorsque les autorités avaient annoncé une douzaine d'arrestations en lien avec la diffusion d'informations mensongères sur le covid-19, ainsi qu'une cinquantaine de mis en examen pour les mêmes griefs. On se souvient de cette directrice régionale d'un établissement de crédit à Marrakech, qui dans un enregistrement avait enjoint à ne pas visiter la ville ocre en la qualifiant d'épicentre de propagation de la pandémie. Autre cas qui avait défrayé la chronique, celui de la youtubeuse « Mi Naïma ». Dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux, elle niait l'existence de la pandémie du nouveau coronavirus et incitait à ne pas mettre en application les recommandations et les décisions préventives ordonnées par l'autorité publique pour faire face à la propagation de ce virus. Elle avait été arrêtée par la BNPJ pour implication présumée dans la propagation de fausses informations sur le coronavirus et condamnée à un an de prison ferme (une peine réduite à trois mois en appel). Dans un autre registre, l'imam Abou Naim, décédé en juillet dernier, avait aussi été arrêté en mars 2020 pour avoir déclaré que la décision de fermeture des mosquées était contraire à la charia, la jugeant injustifiée, incitant alors à son non-respect, et qualifiant le Maroc d'«apostat». Il était resté un an à la prison d'Oukacha pour «incitation à la haine et à la violence». « La liberté est la règle et l'interdiction, l'exception » Dès les premiers mois de l'épidémie, l'OMS a mis en garde contre le phénomène en démocratisant le néologisme «infodémie», soit «une surabondance d'informations, tant en ligne que hors ligne». Celle-ci se caractérise «par des tentatives délibérées de diffuser des informations erronées afin de saper la riposte de santé publique et de promouvoir les objectifs différents de certains groupes ou individus», définit l'agence onusienne le 23 septembre 2020. L'OMS appelle alors les Etats membres «à prendre des mesures pour lutter contre la diffusion d'informations fausses et trompeuses et à tirer parti des technologies numériques pour la riposte dans son ensemble». Une lutte à laquelle prennent part les réseaux sociaux, vitrine principale de ces fake news, en régulant la diffusion de contenus par différents outils: messages pop-up affichés automatiquement sur les publications liées au covid-19, suppression de celles jugées fausses ou dangereuses, partenariat avec des médias, liens de renvoi vers les sites de l'OMS et autres institutions officielles lors d'une recherche sur le virus... Côté Maroc, le récent rapport d'Amnesty International cité plus haut évoque le projet de loi n°22.20 qui avait fuité sur les réseaux sociaux en mars 2020, et adopté le même mois par le Conseil du gouvernement. Portant sur la lutte contre les fake-news sur les réseaux sociaux et la cybercriminalité, le texte avait suscité un large mouvement d'opposition contre des dispositions jugées «liberticides», spécialement la peine de prison prévue en cas d'appel au boycott d'un produit ou d'une marque. L'examen de ce projet de loi en commission ministérielle avait alors été reporté «et ce jusqu'à la fin de l'urgence sanitaire, et la tenue des concertations nécessaires avec l'ensemble des instances concernées». Affaire à suivre. En attendant, Me Berrada rappelle qu'en matière de police, « la liberté est la règle et l'interdiction, l'exception ». « Tout ce qui n'est pas interdit est normalement permis. La liberté d'expression est un droit constitutionnellement reconnu, et tout citoyen ou journaliste a le droit de contester une mesure gouvernementale lorsqu'il estime qu'elle est infondée, injuste ou attentatoire aux libertés, et peut utiliser la comparaison avec un régime autoritaire pour étayer ses propos et critiquer telle ou telle mesure », conclut l'avocate.