Cest un petit bout de femme que cette Touria Jebrane ! Mais quelle fougue sur les planches dun théâtre ! Elle incarne tellement la Diva quon simagine mal comment lapprocher, et pourtant Notre rencontre était plutôt mal partie puisque javais 5 minutes de retard et quelle avait laissé son portable chez elle. Elle aurait pu partir, mais elle ne la pas fait. Touria Jebrane est passée par monts et par vaux avant de devenir un emblème du théâtre féminin, ou du théâtre marocain tout simplement. Elle est issue dune famille nombreuse et reste très imprégnée de sa mère monitrice à lAssociation Islamique de Bienfaisance. Forcément, la maison familiale, sise au quartier casablancais de Bouchentouf, accueillait souvent des orphelins, et parfois même la mère de Touria Jebrane accueillait des membres de la famille malades ou bien leurs enfants pour quils ninterrompent pas leur scolarité. Sa famille est composée dartistes et de sportifs ; du coup, dès son jeune âge elle simprégnait de la vie dartiste. De plus, lors des colonies de vacances, elle adorait participer à des pièces théâtrales. Et puis enfant, non loin de chez elle, elle visionnait souvent les films diffusés par le défunt Ousfour qui programmait également des films du comique Charlie Chaplin. «En sortant des séances de cinéma, je narrêtais pas dimiter les gestes de Charlie Chaplin et ma grand-mère maternelle sinquiétait de cela et sommait ma mère de me surveiller, au risque de finir par travailler dans «Rass Maktouo», faisant allusion au travail dans les fêtes foraines, ce qui était pour ma grand-mère une grande honte». Son beau-frère étant lui-même acteur, Touria nétait pas très étrangère à cette forme dart qui la passionne tellement quà lâge de 12 ans elle monte sur scène dans la pièce «Nouvelle vague» dAbdeladim Chennaoui quelle joue sur les planches du théâtre municipal. En 1967, elle fait un pas de plus vers ce qui deviendra une grande carrière dartiste. Elle participe au concours du théâtre amateur lancé par le ministère de la Jeunesse et des Sports. Elle est engagée et se retrouve être la seule fille parmi 60 garçons à être sélectionnée pour ce concours dont lentraînement se faisait à Rabat. Le hic est quelle y allait en cachette avec la complicité de ses frères. Bien quelle ait reçu le premier prix de ce concours, elle en rapporte le plus important, la rencontre avec Feu Farid Benmbarek qui lui prodiguera dimportants conseils. «Je me rappelle encore quand il mavait dit que le talent ne suffit pas à lui seul et quil faut en plus le savoir». Un conseil décisif dans sa carrière, puisque juste après avoir obtenu son brevet, elle présente son dossier à linsu de ses parents à qui elle explique quelle fait des études de monitrice de sport. Elle est admise et obtient une bourse sans difficulté. Quatre ans de cours où elle découvre cet univers du théâtre, surtout que dès la deuxième année, la formation est ponctuée de stages et de participations à des productions nationales. À lépoque, certains étudiants étaient affiliés à lUNEM, ce qui nétait pas sans danger en ce temps-là où la gauche prônait la liberté dexpression et les Droits de lHomme. Mais la goutte qui va faire déborder le vase est une présentation de Modafer Annouab, auteur dont les écrits étaient interdits partout dans le monde arabe, étant très critiques envers les régimes en place. Les étudiants montent donc cette pièce et même si Touria Jebrane navait aucune sensibilité politique, elle y prend part par solidarité avec la cause palestinienne. Dailleurs, lInstitut sera fermé en 1974 vu la tension politique de lépoque, mais surtout les représentations des élèves qui dérangeaient beaucoup. Le plus important est que durant cette période Touria Jebrane va sintéresser de près à la cause palestinienne quelle continue de porter à ce jour. Une fois diplômée, en 71-72, elle devait choisir : soit devenir fonctionnaire au ministère de la Culture, et cest ce quelle fit en rejoignant la troupe Maâmoura, soit continuer sa formation académique en France ou au Caire. Éblouie par le théâtre et le fait de travailler avec de vrais comédiens, elle opte donc pour le premier. «Je ne sais pas si jai fait le bon choix, mais je suis très satisfaite de ce que jai fait». Et elle se lance donc dans une carrière professionnelle ; et cest lors de sa première représentation que sa mère va découvrir que sa fille Touria sest lancée dans une carrière de comédienne, chose qui nétait pas tolérée. «Mon grand frère qui mavait de tout temps soutenue la emmenée au théâtre et elle fut très surprise quand elle ma vue sur la scène. Elle a tellement apprécié mon travail quelle en a été fière !». Lexpérience avec cette troupe la conduite dans les fins fonds du Maroc où la troupe sest produite dans les souks, les usines Touria parle avec beaucoup de nostalgie de cette époque. Mais au bout de trois ans, fini léblouissement, Touria se remet en question. La troupe se fait dicter ses textes depuis une représentation de la pièce de Driss Tadili qui avait dérangé les autorités. Touria nhésitera pas une seconde pour présenter sa démission et décide de retourner vivre à Casablanca pour créer en 1980 «le Théâtre Al Forja», avec Saâd Allah Aziz et Khadija Assad, où elle découvre un autre genre théâtral : la comédie et la satire. Elle y côtoie Mohamed Miftah, Hamid Zoughi, Souad Saber A cette époque-là, la nouvelle troupe réalise des pièces théâtrales pour la télévision marocaine comme «Les roses agonisent» ou encore «Chraâ aâtana rabaâ» qui avait connu un immense succès. Elle intègre par la suite la troupe de Tayeb Seddiki, un sommet du théâtre marocain qui ouvre les bras à la jeune artiste. «Il y a eu une alchimie entre nous et cest un grand créateur qui ma fait découvrir un nouveau théâtre. Il mavait dit un jour que jétais sa grande comédienne, et cela ma donné tellement de confiance en moi». Une confiance qui sera terriblement ébranlée en 1984. Le théâtre municipal de Casablanca sétait effondré en silence, plongeant dans la tristesse les artistes de la ville. Seuls quelques rares journaux en avaient parlé et cest justement lun deux qui a publié un entretien accordé par Touria Jebrane. «Javais dit que si lon était dans un pays qui croit en la culture, ce théâtre existerait encore et serait transformé en musée ; mais hélas, nous sommes dans un pays qui ne mise pas sur la culture». Elle paiera cette phrase très cher. Malmenée dans son propre pays, elle décide de tout lâcher et de partir en France. Elle y rencontre Acherif Khaznadar, le Directeur du Musée arabe qui lui apporte son aide ; et cest ainsi quelle passera un an dans une troupe à Nanterre en même temps que des stages. Quand Tayeb Seddiki débarqua à limproviste. «Il ma annoncé que Nidal Achkar, un artiste libanais, avait eu lidée de créer la troupe des artistes arabes qui va travailler pendant un an sur la pièce théâtrale inauguratrice du Festival de Jarach en Jordanie et que javais été désignée pour représenter le Maroc». Elle nhésite pas une seconde et lâche tout pour se lancer dans une expérience qui va changer sa vie. Car après linauguration du Festival en présence du défunt Roi Hussein de Jordanie, Touria va se produire en Irak où elle reçoit le prix de la meilleure actrice sur la pléiade dartistes arabes réunis dans cette troupe. Une consécration qui coïncide avec une nouvelle étape de sa vie. «Lors de répétitions en Jordanie, je me rendais souvent dans les camps de réfugiés palestiniens chassés de leur terre en 1967 ; ces gens mont inculqué la patience, la force et la lutte pour une cause. Et je me suis posé la question : pourquoi fais-je du théâtre ? pour la célébrité ? pour largent ? ou pour défendre des valeurs ? La réponse me parut tellement évidente». Depuis, elle ne fait plus que du théâtre militant, mais défend les causes arabes et nationales. Touria Jebrane vient de rentrer dAlgérie, qui accueillait le Festival national du théâtre professionnel, où elle a été encore une fois primée pour son uvre. Mais pour elle, la plus importante consécration reste lamour des gens.