Mohamed Berrada était l'invité de la rédaction de Finances News Hebdo pour un échange à bâtons rompus sur les principaux défis qui attendent l'économie marocaine. L'industrie et l'éducation doivent être érigées en priorité absolue pour gagner le pari de l'émergence, selon Berrada. L'ancien ministre des Finances nous livre également son point de vue sur plusieurs autres sujets d'actualité : la crise de l'immobilier, le gouvernement Benkirane, la flexibilité du Dirham, le financement de l'économie, la relance des privatisations, etc...  On ne présente plus Mohamed Ghali Berrada. Tour à tour ministre des Finances sous l'ère de Feu Hassan II, ambassadeur du Maroc en France, dirigeant d'entreprises publiques comme l'OCP et la RAM, enseignant universitaire, entrepreneur social : ce touche-à-tout multicasquette est, incontestablement, une voix qui compte dans le milieu économique marocain. Invité de notre rédaction, il s'est prêté avec pédagogie, en bon professeur, au jeu des questions-réponses. Mais plutôt que de commenter la conjoncture marocaine et ses péripéties, de distribuer bons et mauvais points, il inscrit sa réflexion dans une vision globale et long termiste. Cela ne l'empêche pas, en préambule de son intervention, d'applaudir le bond considérable réalisé par le Maroc depuis une quinzaine d'années. «Notre pays a fait des progrès considérables au cours de 15 dernières années à tous les niveaux : économique, politique, social. C'est un fait ! Maintenant, il est devant de nouveaux défis, ceux de le faire accéder au stade des grands pays émergents». Partant de ce constat, Berrada interroge l'avenir de notre pays : «Que devient le Maroc dans un monde en perpétuel changement ? Sommes-nous suffisamment conscients des enjeux et des mutations qui se jouent, des menaces et des opportunités susceptibles de se présenter ? Je ne le pense pas».  Hauteur et «re-liance» Il nous invite à prendre de la hauteur pour bien comprendre le monde qui nous entoure, et adopter une démarche systémique. «Comprendre le monde est à la base de toute action. Or, nous gérons souvent l'immédiat sans réelle vision à long terme», déplore-t-il. «Nous avons tendance à envisager les phénomènes de manière dichotomique, partielle, dans un monde de plus en plus complexe, par le jeu de ses changements imprévisibles et de ses interdépendances. L'incertitude règne. Les champions d'hier sont remplacés par de nouveaux arrivants auxquels personne ne s'attendait. Si nous ne prenons pas les choses dans leur globalité, dans une optique systémique, plongée dans l'avenir, nous perdons complètement l'orientation et nous nous retrouvons face à des incompréhensions et à des incohérences».  Il salue à cet effet la vision à long terme des plans sectoriels. Mais il regrette que lors de leur conception, on n'ait pas pris assez en considération leurs liens. «A quoi sert de booster un secteur, dit-il, si autres secteurs ? A quoi sert de mener une politique de relance par la dépense, si ces dépenses se traduisent en importations, c'est-à-dire favorisant des entreprises étrangères ?». Il reprend pour l'occasion le concept de «re-liance»* cher à son ami Edgar Morin qui a, par ailleurs, préfacé son dernier ouvrage*. Fort de cette analyse et de cette vision, quelle stratégie adopter dès lors sur le long terme ? Où se situe le salut de l'économie marocaine ? Pour Mohamed Berrada, la réponse est claire : les deux mamelles qui doivent nourrir le développement du Maroc pour les 30 prochaines années sont, d'une part, l'éducation, et d'autre part, la ré- industrialisation.  Rien ne se fera sans le capital humain Selon Berrada, le Maroc de demain ne peut plus négliger autant son capital humain, comme il l'a fait durant tant de décennies, et faire l'impasse sur une réforme en profondeur de son système éducatif. Ce dernier est en quelque sorte le péché originel de l'économie marocaine, ou la matrice de toutes ses difficultés. «L'Education reste le handicap majeur de notre pays et qui tire notre croissance vers le bas. Malgré une croissance économique qui se situe aux alentours de 4% sur les 10 à 15 dernières années, nous restons un pays extrêmement en retard dans beaucoup de domaines. Penser l'avenir du Maroc, c'est avant toute chose s'attaquer au problème éducatif», insiste-t-il, reprenant à son compte les conclusions du dernier rapport de la Banque africaine de développement (BAD) qui pointe du doigt le déficit en capital humain du Royaume.  Le paquet sur le préscolaire L'homme, qui s'implique beaucoup sur le terrain social, met surtout l'accent sur le préscolaire. Pour lui, c'est là où nous avons raté le rendez-vous avec l'avenir. «La période de formation d'un enfant entre deux et cinq ans a été totalement négligée. Or, c'est la période où il faut investir le plus pour permettre le développement de l'intelligence, de la créativité et de l'esprit d'entreprise dès le plus jeune âge. A 6 ou 7 ans, l'âge où les enfants rentrent au primaire, il est déjà trop tard. 30% de ces nouveaux élèves quittent l'école avant la fin du primaire. Par ailleurs, sur 100 élèves scolarisés dans le primaire, seuls 1 à 2 finissent diplômés de l'enseignement supérieur», déplore-t-il. Ce qui lui fait dire que «la rentabilité» de notre système éducatif est dérisoire, alors qu'il absorbe près du 30% du budget de l'Etat. Il précise : «il y a bien sûr déperditions et déperditions. Les déperditions tout au long du secondaire alimentent l'illettrisme. Celles du primaire entretiennent l'analphabétisme. Dans tous les cas, tout cela n'est pas très favorable pour notre compétitivité. C'est un défi, et un défi est fait pour progresser ! Je suis convaincu que nous pouvons réussir par la mobilisation de tous, la généralisation du préscolaire tous azimuts, et la réintroduction des disciplines de culture générale et artistiques dans notre système d'enseignement, pour que notre élève ne soit pas un robot, mais un être qui s'intègre dans son environnement et qui s'épanouit».  Le salut par l'industrie «Le secteur industriel est le seul secteur qui peut tirer la croissance économique marocaine dans les 20 prochaines années», affirme d'emblée Berrada. «Nous vivons une tertiarisation de l'économie marocaine au détriment de la locomotive que devrait être l'industrie», déplore-t-il. Et pour l'instant, le diagnostic est plutôt amer : «Le secteur industriel traditionnel s'essouffle sous la pression de la concurrence sauvage exercée par des pays comme la Turquie ou la Chine. Accords de libre- échange et baisse des droits de douane obligent. L'ouverture commerciale est une nécessité. Mais notre industrie n'y a pas été préparée. Aujourd'hui, il est plus facile d'importer de Chine toutes sortes de produits en payant 2,5% de droits de douane que de les produire localement». Il poursuit : «Notre économie vit un étrange paradoxe, celui de passer directement du secteur primaire au secteur tertiaire. Notre secteur industriel représentait 17% du PIB en 1970, contre 13 à 14% actuellement. Aujourd'hui, des industriels deviennent commerçants». Il explique que la tertiarisation excessive de l'économie représente une menace pour l'avenir, si elle ne repose pas sur un secteur fortement créateur d'emplois directs et indirects, comme celui de l'industrie.  La politique industrielle du gouvernement lui laisse un sentiment mitigé : «Si le Maroc a fait le choix de relancer son industrie, c'est une bonne chose. C'est magnifique de passer en quelques années de 14% à 21%. Mais pour cela, il faut prendre d'urgence une multitude de mesures pour améliorer la compétitivité globale de notre économie. Je dis bien globale. Le déficit structurel de la balance commerciale témoigne de notre faible compétitivité. On veut booster les exportations. C'est une bonne chose. Mais au préalable, il faut être capable de vendre localement. Plusieurs branches industrielles travaillent à moins de 60% de leur capacité, d'où des surcoûts exorbitants. Des pays comme la Malaisie avec laquelle on était au même niveau il y a 50 ans, avaient construit leur modèle de croissance sur les exportations industrielles. Ils ont réussi. Mais le monde a changé. Il faut concevoir un autre modèle. Le retard que l'on a pris est immense, mais heureusement rattrapable», explique-t-il. Quant aux chiffres à l'exportation qui s'améliorent, il reste encore une fois perplexe : «les exportations doivent être analysées en liaison avec les importa-tions. Ce qui nous intéresse, ce n'est pas le chiffre d'affaires réalisé, mais la valeur ajoutée générée. C'est là où réside la source de notre richesse. C'est pourquoi toute politique industrielle est indissociable de la politique d'intégration. Plus la valeur ajoutée augmente, plus la compétitivité augmente. Il en est ainsi du textile, comme il en est aussi de l'automo-bile ». Rappelons que le gouvernement, sous l'impulsion de son ministre de l'Industrie, Moulay Hafid Elalamy, cherche à relancer la machine de l'intégration avec le dernier plan des écosystèmes textiles pour intégrer la filière d'amont en aval. Capitalisme ? Concernant ce fameux plan d'accélération indus-trielle, Berrada pense que cette stratégie est animée d'un volontarisme certain. «Mais il y a volontarisme et réalisme», souligne-t-il. «Où sont les entrepreneurs industriels, les capitaines d'industries capables de mettre en oeuvre ces politiques ? Où sont les vision-naires qui savent distinguer la propriété du capital de la gestion de leur entreprise, qui savent s'adapter en réunissant leurs forces quand c'est nécessaire ?», s'interroge notre invité. Selon lui, le caractère familial de l'entreprise maro-caine reste dominant et constitue un frein au recours au financement extérieur et à sa croissance. Pourtant, la relance industrielle passe par la modernisation de l'outil de production et d'investissements consi-dérables. Il pense que l'entrepreneur marocain est réticent à l'ouverture de son capital ou à des regrou-pements industriels qui favoriseraient le processus d'intégration et d'amélioration de la compétitivité de leurs entreprises. «La dimension de nos entreprises ne permet pas d'affronter la concurrence d'entre-prises plus aguerries et puissantes. J'ai rarement vu des fusions entre PME. Elles auraient pu être pourtant bénéfiques pour certaines branches industrielles. L'individualisme traditionnel règne», assure-t-il. Il rappelle à ce titre l'importance des travaux de l'éco-nomiste John Kenneth Galbraith au sujet de la tech-nostructure : un entrepreneur crée son entreprise, ouvre son capital, d'autres actionnaires rentrent, et peu à peu, la technostructure se développe au sein de l'entreprise et prend la responsabilité de sa crois-sance. Le pouvoir se dilue au profit des managers. Et il en revient au problème de l'éducation et de la formation. «Nos entreprises n'ont pas les ressources humaines adéquates pour passer un gap techno-logique et réaliser les innovations nécessaires à la compétitivité. Car il ne suffit pas d'avoir des machines performantes, mais des hommes capables de les faire évoluer et d'innover. Et on le voit, une politique industrielle ne peut réussir que si elle est incluse dans un contexte global où tout est lié», constate-t-il, non sans amertume.  Culture industrielle «Développer le secteur industriel est une question de survie nationale», martèle-t-il. A ses yeux, l'industrie doit être érigée en priorité par toutes les composantes du pays. Etre à l'écoute des entrepreneurs, des industriels, de leurs difficultés, les accompagner et les soutenir est une nécessité absolue. «Il faut surtout arrêter de considérer l'industrie comme une vache à lait. Car ce n'est pas ici que se réalisent les plus grands profits». En d'autres termes, Berrada plaide pour une culture industrielle partagée par toutes les composantes de la société. Ce qui n'est pas toujours le cas. La culture industrielle ne se décrète pas. Elle s'acquiert, petit à petit, dès l'école et se diffuse pro-gressivement dans les mentalités. Peut-être le temps d'une génération, ou deux ... Pour autant, l'ancien ministre voit «des opportuni-tés pour notre pays. Nous avons des capacités de développer notre secteur industriel. L'Europe est un marché de proximité que nous pouvons reconqué-rir. L'amélioration de notre compétitivité réciproque dépend de la mise en oeuvre d'un nouveau mode de partenariat basé sur la complémentarité et le transfert de technologie. La Chine est appelée à desserrer sa pression, en raison de l'augmentation de ses coûts salariaux, mais aussi de la réévaluation de sa monnaie tirée par un Dollar qui augmente. Mais il y a aussi l'avenir africain. Nous devons nous préparer. Nous préparer, c'est moderniser nos équipements, former et innover, dans le cadre d'un vaste plan glo-bal d'amélioration de la compétitivité», conclut-il.  «Le secteur immobilier est saturé» Le déclin de l'industrie marocaine a eu pour corollaire de réorienter les investissements vers d'autres secteurs jugés rentables. «Les entrepreneurs ont fermé leurs usines pour se lancer dans l'immobilier, le segment du social en particulier, encouragés par l'Etat à travers les terrains domaniaux et les dérogations fiscales». Berrada déplore l'absence d'une vision globale à ce niveau dans la mesure où l'investissement immobilier ne se répercute pas sur d'autres secteurs domestiques (l'essentiel des dépenses en immobilier se transforme en importations, matériaux, sanitaires, etc). L'immobilier a tiré certes vers le haut la croissance économique depuis le début des années 2000, grâce notamment aux crédits bancaires; seulement voilà, constate Berrada (lui-même promoteur immobilier, quoique à petite échelle), le point de saturation est peut-être arrivé. «Les promoteurs continuent à fabriquer des logements, mais les ventes ne suivent pas. D'où la décélération des crédits bancaires, à cause de la montée de la sinistralité entre autres.  Privatisation de la RAM : Le «oui, mais» de Berrada Pour résoudre le problème de liquidités dont a besoin l'économie marocaine en vue de relever son potentiel de croissance, certains économistes privilégient la voie des privatisations. Interpellé à ce sujet (la loi sur la privatisation a été d'ailleurs promulguée au moment où il occupait le poste de ministre des Finances), Mohamed Berrada se montre favorable à l'ouverture du capital des établissements publics à travers le marché boursier. Encore faut-il que l'entreprise candidate affiche des résultats positifs. Quid du cas du transporteur Royal Air Maroc dont il a présidé aux destinées pendant près de six ans ? La compagnie RAM est-elle aujourd'hui privatisable ?  «Rien ne pourrait empêcher la RAM d'ouvrir son capital via la Bourse, dans la mesure où son exploitation est positive, ce qui semble être le cas aujourd'hui», affirme Berrada qui émet néanmoins une réserve de souveraineté sur la qualité de l'acquéreur potentiel : «il n'est pas conseillé, dit-il, à ce que la RAM soit cédée à un groupe étranger». Son point de vue découle d'une analyse profonde de la situation du secteur du transport aérien à l'échelle internationale. Lui qui a eu à subir de plein fouet les retombées des attentats du 11 septembre, survenus 15 jours seulement après sa prise de fonction à la tête de la RAM. Mais plutôt que de céder à la panique ambiante, conscient qu'il faudrait au contraire investir en période de crise, Berrada a réussi le pari d'une ambitieuse réforme structurelle axée sur la rationalisation des effectifs, le renforcement et la modernisation de la flotte (le dreamliner entre autres), le renforcement du réseau africain, la création d'un hub et le développement d'un pôle hôtelier public sous la marque d'Atlas Hospitality. Sous sa présidence, la RAM a dû vivre les premiers soubresauts de l'open sky. La libéralisation du trafic aérien, regrette Berrada, a été introduite de manière un peu accélérée, remettant en cause le dogme selon lequel elle serait bénéfique, puisqu'elle devrait accentuer la concurrence sur les marchés et attirer plus de touristes. «Mais cette concurrence est-elle pure et parfaite ? Comment voulez-vous concurrencer des modèles low cost qui ont des coûts et des volumes éloignés de ceux d'un modèle classique ?». L'ancien patron de la RAM reste néanmoins confiant dans les perspectives de croissance du transporteur national, grâce aux efforts de l'équipe dirigeante actuelle.  Réformes : «Benkirane m'a surpris»Â L'ancien ministre «technocrate» des Finances ne cache pas son émotion et sa satisfaction quand nous l'avons invité à évaluer le bilan à mi-mandat du gouvernement Benkirane. «J'ai été agréablement surpris par la consistance du Chef de gouvernement», frappé de voir le S.G du PJD «parfaitement conscient des vrais problèmes du Maroc». Berrada tient à saluer son courage dans la mise en oeuvre de certaines réformes difficiles que les gouvernements précédents n'ont pas pu faire. «Benkirane rigole, mais en même temps, il fait passer des réformes sans que l'on s'en rende compte», allusion ici faite à l'indexation des produits pétroliers (une mesure qui ne lui est pas étrangère puisque c'est sous son mandat minis-tériel qu'elle a été introduite avant d'être abandonnée). Il rend aussi hommage au chef de gouvernement pour son attachement à réduire les déficits internes et externes. L'ancien ministre des Finances saisit l'occasion pour attirer à nouveau l'attention sur la nécessité de réformer les retraites au Maroc. «Nous allons assister à un vieillissement de la population. Repousser l'âge de la retraite à 65 ans relève, à mon avis, du bon sens», souligne Berrada.  Politique de change : L'intérêt de faire glisser le Dirham La question du déficit de la balance com-merciale ainsi que celui de la balance des paiements conduit Berrada à s'interroger sur la politique de change adoptée par le Maroc dans un contexte de libéralisation. Une politique qui confie à Bank Al-Maghrib la mission de défendre la valeur du Dirham. Or, selon l'ancien argentier du Royaume, la valeur d'une monnaie doit être protégée par la puissance d'une économie et sa capacité à produire et exporter, et non pas à l'aide d'une décision administrative. «Il fallait accompagner la politique de libéralisation par un glissement du Dirham», affirme-t il. Faut-il rappeler que durant son mandat ministériel aux Finances, de 1983 à 1993, la parité Franc français/Dirham est passée de 0,80 à 1,55. Mais ce qui l'interpelle le plus en constatant l'évolution récente des cours des devises à l'échelle internationale, c'est surtout la chute de l'Euro face au Dollar. Voilà ce qui l'amène à poser légitimement la question de savoir «que vont devenir les entreprises marocaines qui importent en Dollar et exportent en Euro ?».  Pages réalisées par W. El Mouden & A. Elkadiri