À chaque changement de gouvernement, la question refait surface sur la scène économique nationale; celle de savoir si le dirham doit être dévalué ou non. Si la question ne se posait pas avec une grande acuité dans les années passées, elle revêt aujourd'hui un caractère plus urgent. En effet, le démantèlement progressif des frontières économiques du royaume s'est accompagné au fil des ans d'un creusement des déficits jumeaux - déficit commercial et déficit de la balance des paiements – qu'aggrave, mois après mois, la suprématie des importations sur les exportations. Faut-il freiner les importations et favoriser les exportations ? Si tous les observateurs y sont favorables, certains, à leurs têtes les économistes et les importateurs, s'interrogent sur la pertinence d'une telle mesure sur le court terme comme sur un plus long terme. En face, les exportateurs crient aux abois, voyant décliner leurs parts de marchés à l'étranger. Entre les deux groupes de protagonistes, les autorités monétaires et gouvernementales, fidèles à la position séculaire du Maroc sur le sujet, restent inflexibles, comme en témoigne la dernière intervention de Nizar Baraka, ministre de l'Economie, sur la question. Au-delà, et à y regarder de plus près, c'est bien la question de la politique économique, et notamment industrielle qui est mise en cause. Dévaluer pour exporter quels produits ? Selon Bank Al-Maghrib, le déficit commercial à fin 2011 se serait accru de 25%, contre seulement 1,7% l'année précédente, atteignant ainsi 185,5 MMDH. Ce creusement du déficit s'explique, selon la Banque centrale toujours, par «l'accroissement de 19,6% (58,5 MMDH) des importations, plus rapide que celui de 14,3% (21,4 MMDH) des exportations». C'est cette prédominance des importations sur les exportations qui fait en effet réagir un certain nombre d'observateurs, dont une partie s'inquiète, sur fonds de dégradation annoncée de la conjoncture, tant nationale qu'internationale, de la persistance de ce rapport négatif pour les comptes extérieurs de l'économie nationale. Pour Adil Douiri, ce n'est pas tant les choix stratégiques en matière de politique économique qui posent problème, que le «rythme de mise en œuvre et de développement» de ces derniers. Ce qui en ressort en filigrane est de savoir si «sur un délai très court», l'économie marocaine est capable de «construire des capacités supplémentaires à l'export», à même de combler le trou annuel de la balance commerciale, à défaut de quoi une dévaluation deviendrait alors nécessaire. Pour un certain nombre d'économistes interrogés, s'il est vrai que ce sursaut industriel n'est pas envisageable à court terme, la dévaluation n'est toutefois pas nécessaire. Elle serait même contreproductive. C'est aussi l'avis des autorités monétaires et du gouvernement mené par Benkirane. Pour le nouveau ministre des Finances, la réponse est sans équivoque. «Contrairement aux informations véhiculées par certains médias, le gouvernement n'a pas l'intention de dévaluer le dirham», répondait, lundi 13 février, Nizar Baraka. Il faut croire que les plans sectoriels adoptés par le Maroc depuis le début des années 2000, et notamment le choix d'une politique d'industrialisation fondée sur les «métiers-monde», donneraient des ailes aux plus sceptiques, si ce n'était certaines réalités de l'économie, souvent oubliées. À considérer, en effet, tous les rapports internationaux de conjoncture, d'expertise comme de prospective, et malgré tous les signes d'encouragement à l'endroit de la croissance nationale, il est un fait incontestable, c'est que l'économie marocaine serait encore «pré-industrielle» ou pour dire les choses de manière plus douce, elle est encore à l'aube d'«un processus de transformation», où «il y a des acquis, mais aussi des trous noirs»,comme le souligne Hassan Zaoual, professeur des universités en France. Pour donner de l'élan à sa politique économique, le Maroc, rappelons-le, a fait le choix de faire de la région le moteur de la croissance et du développement du Maroc à l'avenir. Autrement dit, l'industrialisation du Maroc passe par des spécialisations productives régionales. Or, comme le rappelle Maurice Catin, dans un rapport sur les mécanismes et les étapes de la croissance régionale, il y a historiquement «trois grands processus cumulatifs interconnectés» sur lesquels repose la croissance régionale, à savoir «les effets multiplicateurs, les effets de productivité et les effets de compétitivité». À ce titre, tous les économistes s'accordent à dire que la productivité n'est toujours pas au rendez-vous. Cela signifie littéralement que la croissance régionale, et par extension le développement industriel national, en sont encore à leur toute première phase de décollage. «Pas de dévaluation sans base industrielle» Dans son dernier rapport, BMCE Capital Markets rappelait que «le Maroc s'est spécialisé, au cours de ces dix dernières années, dans une industrie exportatrice de sous-traitance, avec une prépondérance désormais des expéditions de biens intermédiaires à plus faible valeur ajoutée et un déclin des filières historiquement exportatrices - alimentaire, textile...». C'est justement cet état de fait qui pousse ces analystes à conclure que «le modèle actuel de croissance du Maroc, basé sur l'attrait de capitaux étrangers pour équilibrer les déficits pourrait être revu, avec l'émergence plus prononcée d'un secteur industriel exportateur - automobile, aéronautique... - et l'ouverture d'un débat autour de l'évaluation de la monnaie nationale». À en croire ces éléments, un soutien massif au secteur exportateur permettra à l'équilibre des balances jumelles «commerciale et des paiements» d'être plus pérennisé, ou du moins stabilisé à des niveaux supportables. C'est une vision à laquelle se joint l'économiste Mohamed Berrada, pour qui dévaluer en vue de soutenir les exportations revient à supposer l'existence d'une base industrielle élargie et de produits marocains à forte valeur ajoutée exportables. Ce qui suppose aussi plus en amont toute une myriade de filières innovantes, le soutien de la recherche et développement au sein des entreprises nationales, la réalisation de gains de productivité effectifs. Dans pareil contexte, où l'essentiel des filières d'excellence sont aux mains d'entreprises étrangères, autrement dit où les activités de production se font sur le territoire national quand celles qui ont trait à la recherche et au développement sont centralisées au niveau des maisons mères, toute dévaluation «ne saurait être qu'un remède miracle de courte durée, alors que la réussite de notre politique de développement national exige une vision constructive de long terme», pour reprendre une diatribe de Karim El Aynaoui lors de sa réaction sur cette question au dernier Forum de Paris. Sur ce point, l'argumentaire développé sommairement par Baraka voudrait que la structure de nos importations étant constituée principalement par les produits pétroliers et céréaliers, le scénario attendu d'un renchérissement des importations suivi systématiquement d'un rabattement de la consommation interne sur les produits nationaux, soit pour le moins biaisé. Techniquement, une dévaluation se traduirait par une augmentation de la facture énergétique, qui se traduirait par une hausse des coûts de production, ce qui limitera in fine la baisse espérée des prix à l'export, d'autant qu'entre temps, la production nationale serait incapable de servir de relai temporaire. Dans ce cas, c'est le pouvoir d'achat qui s'en trouvera amoindri. Une manière de dire, pour l'un comme pour l'autre, qu'à défaut de remédier aux symptômes, mieux vaut s'attaquer directement à la cause du problème. En attendant, la question de la gestion des déficits à court terme reste d'actualité. La volatilité du prix des facteurs de production, le déclin continu des secteurs du textile et de l'agroalimentaire, la perte de parts de marché sur ces segments à l'international, la couverture du déficit de la balance des paiements, sont autant de problèmes de fond, engageant un large pan de l'économie marocaine, qui ne pourraient être «mis à l'écart», le temps que la stratégie industrielle nationale arrive à maturité. Il s'agit d'un «casse-tête chinois», auquel Nizar Baraka et toute l'équipe gouvernementale devront s'atteler dans les plus brefs délais. Mohamed Berrada, Economiste et ancien ministre. «Il faut avoir une vision globale de politique économique à long terme» Les Echos quotidien : La question de la dévaluation du dirham refait surface sur la scène économique nationale, sans qu'il y ait pourtant un débat sérieux sur la question. Est-ce le moment propice pour trancher sur cette problématique ? Mohamed Berrada : C'est toujours délicat de parler de dévaluation. Ce n'est pas propre au Maroc d'ailleurs, car tous les pays du monde y sont assujettis. Le fait est que toute annonce de dévaluation ou d'ouverture de discussion sur cette question donne lieu à des spéculations réelles toujours négatives pour l'économie concernée. Toutefois, il faut bien se garder d'avoir un jugement certain et figé sur la question. Ce qu'il faut se dire, c'est que toute dévaluation doit être appréciée à l'aune de deux volets importants. Le premier volet est social. Toute dévaluation finit, en effet, par avoir un effet d'appréciation des prix domestiques, sans oublier son impact à la hausse sur les taux d'intérêt. Le second volet est d'ordre économique. On s'attend sur ce chapitre à ce qu'une dévaluation encourage la production nationale, en favorisant le comportement des exportations. Or, pour que cet effet soit réalisable, il faudrait au préalable être engagé sérieusement dans une politique économique qui le permette la réalisation de cet objectif. Autrement dit, il faut se doter d'une vision globale de politique économique à long terme. Un des arguments favorables à la dévaluation voudrait qu'une dévaluation améliore la compétitivité d'une économie. Or, avant de lorgner la compétitivité, ne pensez-vous pas qu'il faille s'atteler d'abord à la compétitivité de nos secteurs productifs ? Cette question de la compétitivité est essentielle. Faut-il rappeler que le Maroc, dans son désir d'améliorer son commerce extérieur, a entamé un processus de libéralisation de son économie qui est déjà pas mal avancé ? Ce qui en a résulté jusqu'à présent est que cette ouverture a quelque peu bouleversé la structure de nos échanges, et on voit très bien comment notre économie a été envahie par les produits importés. On a juste oublié entre temps de renforcer la compétitivité de nos entreprises et de nos secteurs productifs. Pour revenir à la question de la dévaluation, celle-ci n'est qu'un instrument parmi d'autres pour améliorer la compétitivité nationale. Le fonds du problème, comme je l'ai déjà dit, se pose en termes de vision. Il faut savoir d'abord ce que l'on veut faire en matière de politique économique, et ensuite choisir les moyens, outils et instruments de conduite qui y siéent. Pourtant, depuis une décennie, une politique de développement des «métiers-monde» a été lancée, à la faveur de plusieurs plans sectoriels ambitieux, et reconduits d'ailleurs de quinquennat en quinquennat. C'est la nature de ces plans qui est à l'origine du problème, ou plutôt le rythme de conduite de ces derniers ? Je suis convaincu que l'origine du problème réside dans le choix de notre politique économique. Il semblerait, qu'à l'heure actuelle, ce choix se soit porté sur une politique axée sur la consommation, ce qui me paraît au passage dangereux pour notre balance commerciale, puisque ce sont les produits importés qui seront favorisés. Pour aborder la question par l'autre bout, la question n'est évidemment pas de savoir si on dévalue ou pas, mais de se demander pourquoi l'économie marocaine n'exporte pas assez. Il faut pour cela établir une politique industrielle créatrice de valeur. Vous êtes donc favorable à une politique de l'offre ? Certainement. Seule une politique de l'offre qui s'attaque à la compétitivité de nos entreprises nationales est à même d'encourager la production nationale, et par extension, la compétitivité de l'économie dans son ensemble. Par ailleurs, il est certain que plusieurs efforts ont été entrepris dans ce sens. La création de zones franches, de zones industrielles et tout ce qui s'y rapporte, ont été des initiatives intéressantes sur le papier. Mais quand on se rend sur le terrain, la réalité est souvent tout autre. Pour dire les choses simplement, on a quelque part donné des avantages à des «choses» qui n'existent pas. L'impression que j'en ai finalement est que l'industrie ne semble pas prioritaire, quelle que soit l'échelle d'analyse, communale, régionale ou même nationale. Je le répète, il faut un plan d'urgence pour l'industrie marocaine. C'est là l'origine essentielle du problème de notre économie. Sans cela, la question de la dévaluation n'est pas essentielle.