Mohammed Akaaboune, professeur à l'Université Mohammed V - Rabat, décortique avec la clarté qui le caractérise les justifications et les implications des baisses historiques du taux directeur qui est de 2,5% actuellement. Le spécialiste de la politique monétaire expose les arguments qui l'incitent à tempérer l'optimisme d'un impact positif de la baisse du taux directeur sur la relance des crédits bancaires. Dans la foulée, Akaaboune bât en brèche l'idée largement répandue selon laquelle les banques ne joueraient pas le jeu en finançant l'activité par l'octroi de crédits. Il écarte les risques de déflation dans l'immédiat, tout en appelant à la vigilance en raison des facteurs non maîtrisables, même si les prévisions économiques tablent sur une année 2015 florissante. Le professeur salue tout de même l'action de BAM destinée à faciliter l'accès des TPE au financement. Du reste, il reste convaincu que la réduction du taux directeur et celle du taux de la réserve monétaire constituent des mesures passives, sans grand impact sur l'économie marocaine. Finances News Hebdo : Que vous inspire la décision inédite prise par BAM, celle de baisser à deux reprises et de façon successive (septembre et décembre 2014) le taux directeur qui est de 2,5% actuellement ? Mohammed Akaaboune : La décision de Bank Al-Maghrib de baisser le taux directeur se justifie par la faiblesse du taux d'inflation par rapport à un taux d'inflation jugé «normal» (pour ne pas dire ciblé) et la faiblesse du taux de croissance économique par rapport au taux de croissance potentiel. Comme le taux de croissance réalisé est faible et le taux d'inflation observé est également faible, les deux différences sont négatives, elles se traduisent dans la logique de la règle de Taylor-par une diminution du taux directeur. Cette baisse s'inscrit dans la logique de la politique monétaire conventionnelle et libérale utilisant des instruments indirects de régulation monétaire et qui est pratiquée par Bank Al-Maghrib depuis le début des années 1990 après avoir délaissé les instruments directs. Dans ce cadre, la Banque centrale pratique une politique incitative n'ayant pas le moyen d'imposer aux banques des mesures coercitives. C'est ainsi qu'elle a abaissé son taux directeur qui constitue l'instrument principal de sa politique monétaire pour influencer à la baisse le taux du marché interbancaire (objectif opérationnel), ce qui devrait en principe se traduire par la baisse des taux débiteurs bancaires et donc favoriser la relance de l'activité économique à travers l'accroissement des crédits. Il faut noter que la banque centrale dispose de trois taux qu'elle a abaissés, ces taux constituent le mécanisme du corridor, il s'agit : du taux directeur qui est passé à 2,5% et autour duquel doit fluctuer le taux du marché interbancaire (il était de 3% avant septembre 2014) ; du taux des facilités de dépôt à 24 heures qui est actuellement de 1,5% (il était de 2% avant septembre 2014). Ce taux constitue le taux plancher au dessous duquel le taux interbancaire ne peut pas baisser. Une banque ayant un excédent de liquidités ne peut prêter à une banque ayant un besoin à moins de 1,5% au jour le jour car la banque excédentaire trouvera toujours la possibilité de placer cet excédent pour 24h à 1,5% auprès de Bank Al-Maghrib ; du taux des avances à 24 heures qui est actuellement de 3,5% (il était de 4% avant septembre 2014) et qui constitue le taux plafond que le taux du marché interbancaire ne peut dépasser. Une banque ayant besoin de liquidités ne peut payer à une banque ayant un excédent plus de 3,5% pour 24 heures car la banque déficitaire trouvera toujours des avances pour 24h à 3,5% auprès de Bank Al-Maghrib ; Les deux taux (plafond et plancher) constituent donc un corridor à l'intérieur duquel fluctue le taux du marché interbancaire au jour le jour autour du taux directeur. BAM injecte ou retire des liquidités pour maintenir le taux interbancaire au jour le jour entre les deux limites. La banque centrale fixe le taux directeur qui constitue une sorte de repère pour les agents économiques et d'indicateur sur la nature de la politique monétaire qui sera menée, on parle d'effet d'annonce. en cas de tensions inflationnistes, le taux directeur sera augmenté indiquant la volonté de la banque centrale de lutter contre l'inflation ; en cas de récession, le taux directeur sera abaissé pour accompagner les mesures de relance de l'activité économique. Dans les pays développés, les taux directeurs avoisinent 0%. Face à l'évolution de la conjoncture, Bank Al-Maghrib a réagi conformément au modèle qu'elle met en application. Comme elle a déjà réduit au minimum le taux de la réserve monétaire qui est à 2% depuis mars 2014, il ne restait dans son arsenal d'instruments conventionnels que le taux directeur qu'il était temps de revoir à la baisse. Ainsi, suite à ces deux baisses successives, nous pouvons dire qu'au niveau opérationnel, Bank Al-Maghrib a atteint son objectif puisque le taux du marché interbancaire tourne de nos jours autour de 2,5% (à titre d'exemple, le 8 janvier 2015 le taux moyen pondéré du marché interbancaire a été de 2,512%). Cependant, au niveau stratégique, et donc de l'impact macroéconomique, cette politique connait beaucoup de limites. F.N.H. : Que faudrait-il attendre de cette baisse du taux directeur notamment au niveau de l'activité économique et de l'évolution des crédits bancaires en 2015 ? En d'autres termes, les banques joueront-elles le jeu en distribuant davantage de crédits en 2015 ? M. A. : Comme nous l'avons signalé, suite à la baisse du taux directeur, nous constatons que le taux du marché interbancaire a baissé, il rejoint le niveau du taux directeur. Cependant, trois remarques doivent être soulignées : 1- Même si le taux du marché interbancaire a baissé, les taux de base bancaires restent à leur niveau (7% et plus). Il en découle un maintien des taux débiteurs facturés par les banques à leur clientèle à un niveau presque identique à la situation précédente. Ce phénomène s'explique par le fait que le refinancement auprès du marché interbancaire ne couvre qu'une infime partie des besoins de liquidités des banques. A titre d'exemple, le montant échangé entre les banques le 08/01/ 2015 n'a été que de 4.956 millions de dirhams, alors que le besoin des banques dépasse largement ce montant. 2- La baisse du taux directeur doit théoriquement réduire le coût des ressources des banques pour induire une baisse des taux débiteurs ; or, il reste que le taux de satisfaction des demandes des banques pour les appels d'offres à 7 jours est très réduit. Ainsi, le 31/12/214 à l'appel d'offres à 7 jours, les banques ont demandé 93.530 milliards de DH alors que le montant servi au taux de 2,5% n'a été que de 23.000 milliards de dirhams, soit un taux de satisfaction de 25%. De même, au cours de l'appel d'offres à 7 jours du 07/01/ 2015, les banques ont demandé un montant de 93.820 milliards de dirhams, le montant servi au taux de 2,5% n'a été que de 25.000 milliards de dirhams, le taux de satisfaction n'est que de 26,6%. Les ressources des banques ne sont donc pas essentiellement liées au taux directeur. Ceci dit, nous ne sommes pas favorables à une augmentation du taux de satisfaction mais plutôt à un changement de nature de politique monétaire (instruments et objectifs). Nous avons déjà présenté dans les précédents entretiens notre point de vue. 3- Les avances de Bank Al-Maghrib concernent le très court terme, il s'agit d'un refinancement basé sur la technique d'appel d'offres à 7 jours. C'est une modalité qui permet une injection de liquidités de façon temporaire : les banques doivent rembourser les montants avancés au terme de 7 jours, il ne s'agit pas d'une injection ferme et définitive de liquidités. On ne peut pas s'attendre donc à une relance des crédits bancaires qui nécessite la mise en place de mécanismes de financement et de refinancement plus long et plus stables. Les trois remarques précédentes font que les mesures de baisse du taux directeur prises par Bank Al-Maghrib restent limitées et ne peuvent avoir qu'un faible impact sur le circuit des crédits bancaires. Ceci dit, ces remarques constituent en quelque sorte des limites liées au mécanisme de refinancement mis en place par la banque centrale. Pour plus de détails concernant les limites de la politique monétaire au Maroc, le lecteur peut consulter notre analyse présentée dans le rapport de l'Association marocaine de sciences économiques intitulé : Questions d'économie marocaine 2012. Il est possible de voir également notre entretien avec Finances News n° 666 du 21 mars 2013 ou encore le numéro 687 du 12 septembre 2013. L'essentiel de nos remarques peut être présenté dans les points suivants : Nous ne pensons pas que les banques ne jouent pas le jeu comme c'est souvent annoncé par la presse. Les banques cherchent à financer des projets rentables ; or, face à la conjoncture de crise actuelle, ce sont les projets rentables qui risquent de manquer et non le financement. Les projets et l'activité économique dépendent des anticipations de rentabilité et du niveau de risque. Dans une conjoncture de crise, les perspectives de profit baissent et le risque s'accentue. Le fait de réduire le taux directeur ou de réduire le taux de la réserve monétaire constitue des mesures que nous avons qualifiées de passives sans grand impact sur l'économie marocaine. En effet, ces baisses se traduisent par la baisse du coût des ressources pour les banques sans s'interroger sur l'usage fait par les banques de l'argent avancé. Nous pensons qu'une sélectivité est possible en la matière. A titre d'exemple, la banque centrale peut réduire le taux de refinancement au profit des banques ayant financé les projets dont l'impact économique est certain. Les projets qui ciblent l'exportation et ceux qui sont créateurs de valeur ajoutée et d'emploi. La banque centrale ne peut pas continuer à jouer le rôle d'observateur face à un taux de chômage de 9,1%. Nous rappelons aux responsables de la politique monétaire au Maroc que la FED, la Banque centrale du pays le plus libéral du monde, a lié sa politique monétaire à la réalisation d'un objectif d'emploi. Les mesures de baisse du taux directeur de façon globale sont aveugles et risquent de favoriser les activités spéculatives à rentabilité immédiate. Ces baisses concernent les avances à très court terme (avances à 7 jours ou à 24 heures). Les banques ne peuvent pas compter sur ces ressources pour octroyer des crédits à moyen ou à long terme nécessaires pour le financement des investissements. Notons qu'à côté de cette modalité, Bank Al-Maghrib met en place les avances à plus long terme mais là encore il ne s'agit que de trois mois d'échéance. Les avances à 7 jours ne peuvent pas permettre de résorber le besoin de liquidité dans la mesure où les banques doivent rembourser les sommes avancées au terme de 7 jours. Il ne s'agit pas d'un achat ferme de titre mais d'avance à 7 jours garantie par des titres mis en pension. Il suffit de comparer le montant global demandé par les banques au début de 2015 et qui dépasse 93 milliards de dirhams au montant demandé en 2012 et qui tournait autour de 50 milliards de DH. Nous avions déjà noté que cette modalité de refinancement, au lieu de réduire le besoin de liquidité se traduit par un effet pervers que nous avons qualifié d'effet boule de neige car les banques doivent rembourser les montants avancés au terme d'une semaine augmentés des intérêts. Nous pensons que dans la conjoncture actuelle, d'autres mesures peuvent être mises en place. La baisse du taux directeur est une mesure insuffisante. Les grandes banques centrales ont toutes mis en place des mesures non conventionnelles plus directes, Bank Al-Maghrib peut mettre en place des mesures plus efficaces et plus ciblées. Nous ne pouvons pas ignorer l'effort amorcé par la Banque centrale pour aider les banques à financer les TPE mais ces mesures peuvent être renforcées et complétées par des politiques plus audacieuses La technique du réescompte et la technique de l'open market nous semblent plus efficaces car elles se traduisent par une injection ferme de liquidités. Il faut cependant souligner que la politique monétaire à elle seule, ne peut pas permettre de résoudre les problèmes macroéconomiques du Maroc. Il est nécessaire de revoir en profondeur la nature des autres politiques de l'Etat, notamment la politique budgétaire et la politique fiscale. F.N.H. : Estimez-vous qu'avec un taux d'inflation très faible au Maroc (0,4% en 2014) que les craintes liées aux risques de déflation sont-elles justifiées ? M. A. : Il faut d'abord rappeler que l'inflation est un processus de hausse générale et continue des prix. La déflation est le processus inverse. En cas d'inflation, la première conséquence est la baisse du pouvoir d'achat de la monnaie et donc la détérioration des revenus fixes. Il en découle un processus d'accélération de la demande. Les agents économiques, ayant peur de la hausse des prix cherchent à se débarrasser de la monnaie en achetant le plus possible de biens et le plus vite possible, ce qui alimente l'inflation. On dit que la monnaie brûle les mains. De plus, chaque agent économique cherche à défendre son pouvoir d'achat, il réclame alors une hausse de son revenu. Du fait de ces deux types de comportements, l'inflation devient un phénomène de hausses autoentretenues des prix : une hausse engendre d'autres. En cas de déflation qui se traduit a priori par une amélioration du pouvoir d'achat de la monnaie suite à la baisse des prix, les agents s'attendent à un processus de baisse des prix, ils retardent les décisions d'achat pour profiter des baisses futures. Ce phénomène parait bénéfique aux agents économiques mais il est très dangereux sur le plan macroéconomique. La baisse de la demande globale risque de s'accélérer, ce qui aggrave la déflation. On dit que la monnaie colle aux mains. La déflation qui est donc un phénomène autoentretenu comme l'inflation, risque alors de se traduire par une aggravation du chômage et de la récession. Puisque la déflation est un processus continu, on ne peut pour le moment, ni confirmer, ni infirmer sa présence au Maroc. Il faudrait attendre encore les résultats des tendances futures des différents indicateurs de l'évolution des prix élaborés par le HCP, à savoir l'indice des prix à la consommation et celui des prix à la production industrielle. Un seul chiffre concernant une seule année n'est pas suffisant. Au Maroc, ce qui est certain c'est que nous vivons depuis la fin des années 1990 une phase de désinflation et non de déflation. La désinflation correspond à un processus de baisse du taux d'inflation. Ce dernier devient faible mais il n'est pas encore négatif pour parler de déflation. Le taux d'inflation est de 0,4%, mais le taux d'inflation sous-jacente est toujours supérieur à 1%. F.N.H. : La plupart des prévisions macroéconomiques tablent sur une année 2015 plus florissante que l'année dernière ? Cet optimisme est-il justifié d'après vous ? M. A. : L'optimisme provient de l'observation de la conjoncture actuelle qui semble donner des signes positifs de reprise. Cependant, en économie les prévisions sont très approximatives, il est difficile de prédire l'évolution et d'affirmer que l'année sera florissante. On ne peut que souhaiter cela, mais l'économie marocaine est toujours tributaire de facteurs non maîtrisables, à savoir les aléas climatiques, la demande externe et l'évolution des prix des hydrocarbures. Dans ce sens, les résultats de la campagne agricole ne sont pas encore connus et l'économie des principaux partenaires du Maroc est toujours impactée par la crise. Enfin, la baisse du prix du pétrole n'est pas un phénomène irréversible. De ce fait, il faut toujours rester vigilant, notamment dans la conjoncture actuelle où les risques d'instabilité géopolitique pourraient avoir des conséquences coûteuses sur le plan économique.