En noyant le monde de pétrole, les Etats-Unis pèsent sciemment sur les cours. La baisse des cours de l'or noir devrait avoir un impact réel sur l'économie marocaine, notamment au niveau du budget de l'Etat et des dépenses énergétiques relatives aux importations. Comment impactera-t-elle pour autant les prix à la production (IPP) et, surtout, à la consommation (IPC) ? Si l'on peut logiquement envisager une baisse des deux, la réponse à cette interrogation n'est pas pour autant aussi évidente, comme le démontre d'ailleurs pertinemment le Pr. Tarik El Malki, enseignant-chercheur au groupe ISCAE et membre du Comité scientifique du Centre marocain de conjoncture (CMC). Analyse. Finances News Hebdo : Le cours du pétrole évolue actuellement sous la barre des 70 dollars le baril. Si cette tendance se maintient durant 2015, comment cela se traduira-t-il concrètement sur les différents agrégats macroéconomiques, étant donné que le PLF 2015 table sur un cours du baril à 103 dollars ? Tarik El Malki : Il faut tout d'abord être très prudent quant à cette diminution du prix du baril de pétrole à moins de 70 dollars. Nous ne savons pas, à l'heure où je vous parle, s'il s'agit d'une tendance de fond ou d'une simple tendance conjoncturelle. Tout porte à croire que le prix du baril va continuer de baisser en 2015, eu égard à l'atonie de la croissance dans le monde et son impact sur la demande énergétique. Mais plus encore, cette dégringolade des cours est à mon sens une arme politique qu'utilisent les Etats-Unis pour affaiblir ses principaux rivaux politiques du moment que sont la Russie, le Venezuela et l'Iran. On peut donc tout imaginer, y compris une baisse du cours à 60 dollars par exemple. Question encore incongrue il y a 4 ou 5 mois, quand le cours culminait à 115 dollars. Mais depuis, le cours, qui a déjà cédé 35 dollars, a donc déjà effectué plus de la moitié du chemin pour atteindre la cible des 60. Revenons d'abord sur les raisons de la baisse. Elle comporte certes une composante conjoncturelle, et notamment le renversement du consensus sur les perspectives de la croissance mondiale : aujourd'hui, plus personne n'espère une forte reprise pour 2015. Et, dans ce contexte, l'Agence Internationale de l'Energie prévoit que la hausse de la demande de pétrole restera bloquée à 1 million de barils supplémentaires par jour cette année et ne dépassera pas 1,2 million de barils en 2015; c'est moins que le rythme de croissance naturelle hors récession. Toutefois, ce sont bien les facteurs d'offre qui contribuent le plus au nouveau deal énergétique. Car la production grimpe. Elle dépassera 92 millions de barils jour cette année, soit une progression de 8,8% depuis 2006. C'est plus qu'il n'en faut. Et si l'offre monte, c'est parce que les options radicales des Etats-Unis en matière d'exploitation de pétrole non-conventionnel ont complètement changé la donne : la production mondiale de pétrole augmente, oui, mais simplement parce que les Américains produisent plus. Aussi, l'impact de cette baisse des cours sur l'économie marocaine peut être appréhendé de trois manières. Tout d'abord, au niveau du budget de l'Etat, dépendamment du prix auquel le Maroc a acheté son pétrole sur la base de la technique des couvertures à terme, cette baisse des cours aura un impact sur les dépenses de compensation de l'Etat, déjà en baisse pour 2015 (23 milliards de dirhams). La condition est bien évidemment que les prix de l'essence à la pompe suivent cette tendance baissière. On peut donc anticiper une réduction du déficit budgétaire qui est fixé à 4,4% du PIB, selon les objectifs tracés par le budget. Ensuite, cette baisse des cours pourrait également avoir un impact sur le poste des dépenses énergétiques au niveau des importations. Si la tendance à une légère hausse du volume des exportations se confirme (surtout pour le secteur automobile), on peut imaginer une réduction du déficit du compte courant de la balance des paiements. Enfin, et c'est là une question d'importance cruciale, quel serait l'impact de cette baisse du prix du baril du pétrole sur les prix à la production (IPP) et, surtout, à la consommation (IPC) ? On peut normalement envisager une baisse des deux, ce qui se traduirait par une amélioration de la compétitivité des entreprises et une accélération de la demande des ménages; ce qui impacterait positivement sur la croissance de l'économie. Mais il y a fort à parier que les choses ne se passent comme cela. Je m'explique. L'évolution des prix marque depuis le début de l'exercice un net fléchissement comparativement aux tendances moyennes des dernières années. Le rythme d'inflation mesuré par l'évolution de l'indice des prix à la consommation s'est réduit à 0,3 % sur la période couvant les dix premiers mois de l'année, contre 2,1% en 2013. Variable d'un trimestre à l'autre, la baisse du rythme d'inflation a été particulièrement marquée aux deux premiers trimestres où les prix ont affiché une quasi- stagnation en glissements annuels. Les projections pour le restant de l'année ne devraient pas s'écarter des tendances actuelles, avec une hausse moyenne des prix limitée à 0,4 %, en recul d'un point et demi par rapport à l'exercice précédent. Aussi, placée dans le contexte conjoncturel d'aujourd'hui, la convergence vers une inflation quasi-nulle ne manque pas de susciter des interrogations quant au caractère particulièrement marqué du phénomène et à sa cohérence avec le profil global de l'activité économique. La mise en oeuvre du système d'indexation, conjuguée à la nouvelle approche de la compensation visant l'élimination progressive des subventions aux produits pétroliers liquides devait induire une hausse sensible des charges de production et des prix. En dépit des particularités de la structure des dépenses des ménages, l'incidence sur les prix à la consommation devrait se situer à un niveau comparable à celui des coûts de production. Cette estimation suppose évidemment une répercussion mécanique des hausses des prix à la production sur la consommation finale. Il s'avère cependant, au vu des données portant sur les neuf premiers mois de l'année, que la tendance des prix à la production, au même titre que celle des prix à la consommation, ne reflète nullement les effets attendus de la levée des subventions sur les produits pétroliers. Bien au contraire même ! Aussi, avec une inflation quasi-nulle, les prix saisis aussi bien au stade de la production que de la consommation ne semblent, au vu des indicateurs précités, être affectés ni par les mesures de décompensation, ni par la hausse du coût salarial unitaire, ni par le réajustement des tarifs d'électricité, ni même par le renchérissement des matières premières importées. En dehors de l'hypothèse de gains de productivité, fort improbable au niveau actuel d'utilisation des capacités productives, la quasi-stagnation des prix à la production ne peut s'expliquer dans ces conditions qu'à travers la réduction des marges des entreprises et de leurs capacités d'investissement. Dans ce contexte assez dépressif, les entreprises ne peuvent imputer cette hausse des prix à la production au niveau des prix à la consommation dans la mesure où les résultats des dernières enquêtes de conjoncture auprès des ménages portant sur la perception de la situation économique actuelle et à venir sont, à ce titre, assez révélateurs. L'indice de confiance des ménages, calculé sur la base de cette enquête, fait état d'une dégradation de l'appréciation que les ménages portent sur la plupart des indicateurs économiques et sociaux les concernant (niveau de vie, chômage , situation financière ...). Aussi, cette anticipation peu favorable de l'activité aura certainement pour effet de limiter leurs dépenses de consommation. Cette baisse de la demande des ménages pourrait donc impacter de manière négative la production des entreprises et entraîner une baisse du niveau général des prix; avec en filigrane le spectre de la déflation ! Cette perspective aura des répercussions directes sur les revenus, la demande globale et l'emploi. La situation de l'emploi marque déjà les premiers signes de dégradation avec la hausse du taux de chômage d'un demi point au troisième trimestre de l'année. Aussi, il est urgent de saisir la portée et d'en tirer les implications quant aux orientations des politiques macroéconomiques et au choix des priorités. F.N.H. : Aujourd'hui, y a-t-il des risques géopolitiques importants qui pourraient infléchir cette tendance baissière du cours du pétrole ? T. E. M. : Comme je l'ai indiqué précédemment, en noyant le monde de pétrole, les Etats-Unis pèsent sciemment sur les cours. Il faut donc rechercher le jeu géostratégique qui sous-tend cette option. La chute des cours depuis le début de l'été aurait dû entraîner un ajustement de la production de l'Opep, suivant le schéma bien connu : assécher l'offre pour soutenir les cours. Et dans le rôle du grand régulateur : l'Arabie Saoudite. Or, cette fois ci, elle ne joue pas ce jeu-là. Bien au contraire, elle met plus de barils sur le marché. Alors, c'est vrai que peu après le printemps arabe, le gouvernement saoudien a débloqué d'importants fonds pour financer de grands plans sociaux et qu'il lui faut plus de recettes pétrolières pour équilibrer son budget. C'est vrai aussi qu'elle a intérêt, comme les Etats-Unis, à assécher les recettes pétrolières qui financent le djihad. Mais l'explication est trop courte. Autre thèse : les experts estiment que le coût marginal de production saoudien (c'est-à-dire le coût du puits le plus cher à exploiter) est compris entre 25 et 30 dollars contre 75-80 dollars du côté du pétrole de schiste. Une baisse prolongée serait donc le moyen de disqualifier la production américaine et, par là même, de couper l'herbe sous le pied la prospection en Arctique. Mais la réalité est plus complexe : d'abord parce qu'une partie de la production est déjà pré-vendue via des couvertures financières au-dessus de 85 dollars. Reste enfin une dernière hypothèse. La Russie a besoin d'un baril à 110 dollars pour boucler son budget, le Venezuela de 120, l'Iran de 140 ! Trois pays qui sont, ou ont été dans la ligne de mire des Etats-Unis se retrouvent affaiblis. A cela s'ajoutent les retombées positives pour une Europe dont la santé inquiète les Etats-Unis. Revancharde, pragmatique, l'Amérique se satisfait parfaitement des nouveaux standards des prix du pétrole et pourrait même encore consentir à ce qu'ils tombent jusqu'à 70 dollars.