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Entretien : Marché de l'emploi au 3ème trimestre 2014 : L'analyse sans concession de Mehdi Lahlou
Publié dans Finances news le 23 - 11 - 2014

D'ordre purement statistique, le taux de chômage doit être analysé sous la loupe purement marocaine, et non de manière identique aux pays à économie moderne et appareillage de comptabilité nationale performant.
Il s'agit d'un marché qui répond à un tissu de production à composante essentiellement primaire et/ou à forte demande de main-d'oeuvre pas ou peu qualifiée. Et où une très grande partie des forces vives du pays est laissée à la marge du système de production, réduisant par la même occasion sa capacité à créer de la valeur ajoutée.
Mehdi Lahlou, économiste et professeur à l'Institut national de statistiques et d'économie appliquée, décortique les caractéristiques du marché de l'emploi au Maroc.
Finances News Hebdo : A chaque fois que le Haut commissariat au plan livre ses statistiques concernant le marché de l'emploi et surtout le taux du chômage, se pose la sempiternelle question de quelle interprétation en faire. Se pose aussi le problème de la définition ou décryptage à donner à l'emploi non rémunéré et au sous-emploi...
Mehdi Lahlou : Les données communiquées par le HCP peuvent être considérées comme une espèce d'indication d'ordre purement statistique. Elles sont certes fondées, comme le soutiennent les responsables du Haut commissariat, sur les «définitions à retenir en la matière» qui sont celles de l'OIT (Organisation internationale du travail). Pour autant, elles méritent d'être analysées plus avant en tenant compte de la réalité marocaine. Soit celle d'un pays en voie de développement où les notions de travail effectif ou de population à la recherche d'un emploi ou de rémunération ne sont pas approchées de façon identique que dans les pays à économie moderne et appareillage de comptabilité nationale performant.
Selon le HCP , «Compte tenu de l'évolution de la population active – soit la population en âge de travailler et qui est à la recherche d'un emploi, le taux de chômage est passé (entre le 3ième trimestre 2013 et la même période en 2014), de 9,1% à 9,6% au niveau national, de 14% à 14,5% en milieu urbain et de 3,7% à 4,1% en milieu rural. Parmi la tranche d'âge 15 à 24 ans, il est passé de 19,1 à 20,6% et parmi les détenteurs de diplômes de 16,5% à 16,8%».
Si les quotients ci-dessus sont cohérents quant à la concordance qui s'en dégage entre taux de chômage en milieu rural, taux de chômage parmi les jeunes et les détenteurs de diplômes, taux de chômage parmi les «sans diplômes» (4,6 % en moyenne) et parmi les personnes disposant d'un diplôme (16,8 % en moyenne), deux notions méritent une attention particulière. Elles portent sur «le travail non rémunéré» et le «sous-emploi» dont l'occurrence est bien la cause d'une sorte d'incrédulité tenace fondée sur le fait, par exemple, qu'en termes de taux de chômage, le Maroc ferait mieux que la France, entre autres pays, dont 10,5 % de la population active est en chômage, ou encore que l'Espagne, dont c'est le quart de la population active qui ne trouve pas d'emploi.
F.N.H. : Aujourd'hui, quelle méthode fiable faut-il adopter pour un calcul du taux réel du chômage au Maroc et de son évolution ?
M. L. : En réalité, il n'existe pas de méthode fiable à 100% pour appréhender le marché de l'emploi. Tout dépend de la qualité des définitions retenues, du personnel chargé du suivi, du système de comptage mis en place, tant de l'appareil statistique lui-même que des autres systèmes concernés par l'évolution de la situation du marché de l'emploi, dont notamment les organismes d'indemnisation du chômage (comme Pôle Emploi en France, par exemple).
Dans une économie comme celle du Maroc où la part de l'informel est encore très importante, où beaucoup de secteurs de production – de l'agriculture, à l'artisanat, au BTP ou aux services domestiques - ne sont pas soumis à adhésion au système de sécurité sociale, où ce système lui-même est souvent contourné par de très nombreuses entreprises et où la notion de travail chez les personnes enquêtées est parfois bien vague (autant en termes de durée que de rémunération), les chiffres/taux bruts tels que collectés et publiés ne disent pas grand-chose de par eux-mêmes...
C'est ainsi que les taux de chômage moyens publiés dans notre pays, trimestriellement ou annuellement, ne peuvent être considérés que comme de simples références statistiques. Des références relatives à une économie à structure hybride, avec un secteur formel restreint et des composantes informelles qui ne se réduisent pas, bien au contraire. Dans ce sens, ce sont plutôt les données complémentaires, considérées le plus souvent par le grand public comme marginales, presque sans valeur, qui sont les plus importantes... Parmi celles-là figurent en premier lieu les notions de «emploi rémunéré» et son pendant «emploi non rémunéré» ou «population active en sous emploi».
A elles deux, ces deux dernières notions recouvrent respectivement 2,396 millions de personnes et 1,146 million de personnes, ce qui n'est pas rien.
Or, économiquement parlant, être occupé sans avoir de salaire/rémunération, cela relève de l'économie non marchande, celle du don, essentiellement dans sa forme familiale – qui a tendance à être la règle dans le milieu rural, avec tous les travaux domestiques, la corvée de l'eau ou le gardiennage de petits troupeaux de bétail, toutes taches le plus souvent assurées par les femmes ou les jeunes filles non scolarisées - ou de situations d'apprentissage, très répandues dans l'artisanat, notamment, soit des situations où les personnes pertinentes sont censées apprendre plutôt que produire. Dans les deux cas – mais il en existe beaucoup d'autres - l'analyste se situe hors la norme économique qui est celle d'une économie moderne où à «tout emploi» doit correspondre «une rémunération», et aussi des cotisations sociales.
F.N.H. : S'agit-il là d'une caractéristique propre à cette réalité marocaine du marché de l'emploi au Maroc par rapport à une économie moderne ?
M. L. : C'est principalement cette variable qui marque l'une des plus importantes différences entre le marché de l'emploi au Maroc, et le même marché dans les pays européens, en Amérique du Nord ou au Japon, par exemple. C'est aussi cette variable qui détermine, par ailleurs, la faible productivité générale du travail au Maroc, en plus de la prégnance du sous-emploi, autant en milieu rural qu'en milieu urbain.
A ce propos, en ce qui concerne la population active en situation de «sous-emploi», il s'agirait, en l'absence de toute indication officielle, de personnes actives qui travailleraient une ou deux heures par jour, un ou deux jours par semaine, une ou deux semaines par mois ou un ou deux mois par an... mais cela pourrait aussi correspondre à des personnes qui seraient payées beaucoup moins que le salaire minimum garanti (SMIG). Evidemment, de telles indications ne sont ni faciles à collecter ni aisées à vérifier. Pourtant, on sait bien que certains secteurs en crise ou qui opèrent à flux de production tendus (comme c'est souvent le cas du secteur du textile-habillement), des salariés – même du secteur formel – supposés travailler 5 jours sur 7 et 40 heures par semaine, ne travailleraient pendant de longues périodes de l'année que quelques jours par mois, à la merci qu'ils sont des commandes erratiques venant le plus souvent de donneurs d'ordre étrangers.
Pour le reste, certains «petits métiers», très fréquents en milieu urbain (comme cireurs, vendeurs à la sauvette, vendeurs de cigarettes au détail, petits porteurs et vendeurs de sacs plastiques sur les marchés, gardiens de voiture, etc.) relèvent davantage du sous-emploi que d'emplois à temps plein, autant pour ce qui concerne la durée de travail que son apport en termes financiers.
F.N.H. : Qu'en est-il de la cohérence des données catégorielles ?
M. L. : S'agissant de la «cohérence» des données catégorielles relatives aux populations en chômage ou en activité énoncée plus haut, elle réside dans le fait que toutes renvoient à la structure profonde du marché de l'emploi au Maroc, soit celle d'un marché qui répond à un tissu de production à composante essentiellement primaire (où l'essentiel des emplois disponibles l'est dans l'agriculture et activités similaires) et/ou à forte demande de main-d'oeuvre pas ou peu qualifiée (comme c'est le cas du textile-habillement ou du BTP).
Ceci fait, tout naturellement, que les personnes sans formation ou sans diplôme à faire prévaloir trouvent plus facilement du travail, quel que soit leur milieu de résidence.
Ainsi, le taux de chômage parmi ces personnes est «figé» depuis des décennies dans une fourchette comprise entre 3 et 4% (soit un taux de plein emploi). Les dernières données connues ne dérogent pas à cet état des choses, qui indique, a contrario – le marché de l'emploi étant structurellement déséquilibré – une augmentation du taux de chômage parmi les détenteurs de diplômes (passé en un an de 16,5% à 16,8%), parmi les jeunes (19,1% à 20,6%), ainsi qu'un allongement de la durée de chômage, surtout parmi les diplômés.
A ce propos, si tous les diplômés n'ont pas les mêmes formations, et que parmi eux on recense des ingénieurs de production, ou des informaticiens, ou des techniciens supérieurs, ou des statisticiens qui trouvent rapidement des débouchés une fois leurs diplômes obtenus, d'autres diplômés, sortis notamment des facultés de lettres ou de droit, ont une faible employabilité – notamment en raison du recul des recrutements opérés par l'administration. Et comme, par ailleurs, ils expriment généralement des demandes en termes de salaire ou de conditions de travail théoriquement correspondant au niveau des diplômes qu'ils ont obtenus, ils sont très souvent poussés à attendre longtemps (67,1% des chômeurs le sont depuis plus de 12 mois en milieu urbain, selon les dernières statistiques connues) avant de trouver un emploi. C'est-à-dire jusqu'au moment où ils alignent leur demande (pour ce qui concerne au moins le salaire) sur celle des personnes actives sans diplôme, ou qu'ils se retirent du marché de l'emploi, devenant ainsi «inactifs».
F.N.H. : Durée de chômage plus longue, taux élevé auprès des jeunes diplômés et des femmes,... quels sont les principaux enseignements à retenir des caractéristiques du marché marocain de l'emploi ?
M. L. : Au final, on peut retenir de la présentation de ce marché, abstraction faite du taux de chômage moyen global dont elle est la synthèse, que tous les autres indicateurs reflètent l'image d'une économie marquée du sceau des activités primaires et informelles, ainsi que d'un marché du travail, en milieu urbain notamment, où les jeunes, les diplômés, les femmes, soit une très grande partie des forces vives du pays, sont laissés à la marge du système de production. Réduisant par la même occasion sa capacité à créer de la valeur ajoutée.


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