Aucune réforme fondamentale n'ayant encore été engagée, le Maroc est en sursis puisque dépendant terriblement des aléas des marchés mondiaux. Le calme des cours mondiaux du pétrole ces derniers temps offre un répit inespéré aux responsables. La «Note» de Standard & Poor's aujourd'hui n'est pas plus crédible et il s'agit d'une note «politique» destinée à envoyer un signal au marché financier dans le cadre d'une sorte de partage des rôles dans un méga-jeu entre grands acteurs de la finance internationale. Le Royaume est un pays relativement intéressant dans le «marché international de la dette», auquel on peut encore continuer de prêter tant qu'il peut rembourser sa dette rubis sur l'ongle ! Mais ce n'est qu'un répit, estime Najib Akesbi, professeur, économiste à l'Institut agronomique et vétérinaire Hassan II de Rabat. Finances News Hebdo : JP Morgan a réitéré son appréciation positive concernant le Maroc, une position qu'elle avait déjà exprimée lors de sa dernière visite en novembre 2013. L'agence de notation Standard and Poor's (S&P) vient d'améliorer la perspective du Maroc de «négative» à «stable». Quel crédit accorder à ces notations dans le contexte économique actuel ? D'autant plus que le niveau de la dette publique atteint plus de 76% de PIB ? Najib Akesbi : D'abord, je voudrais tout de même rappeler une vérité qu'on semble vouloir oublier maintenant, alors qu'à la suite de la crise financière de 2008-2009, elle semblait bien établie, et a même fait l'objet d'un consensus au G20. Cette vérité est que ces «Agences de notation» sont structurellement en situation de conflit d'intérêt puisqu'elles s'érigent à la fois en juge et partie, étant payées par ceux-là mêmes qu'elles prétendent «évaluer» «en toute objectivité», voire en toute indépendance... Cette vérité qui avait éclaté dans le sillage de la crise des subprimes, lorsqu'on s'aperçut que Standard & Poor's avait «conçu et exécuté un système pour tromper les investisseurs», et au-delà les différentes «agences» qui avaient depuis de longues années maquillé et falsifié leur analyses, notamment dans les affaires de Enron, de Lehman Brothers, de l'assureur AIG, de la Grèce (Goldman Sachs)... Tous ces scandales qui avaient fini par émouvoir même les adeptes du néolibéralisme le plus débridé, avaient conduit les Etats du G20 à promettre d'y «mettre de l'ordre» dans les plus brefs délais... Et puis plus rien ! Tout reprend comme si de rien n'était jusqu'à la prochaine crise... Pire, ces agences ont repris du poil de la bête et, avec la complicité des grands lobbies financiers ainsi que des Etats qui partagent leurs intérêts, ont repris de plus belle leurs activités, décernant «bonnes» et «mauvaises notes» avec les mêmes règles et les mêmes «logiciels» unanimement décriés il n'y a pas si longtemps. Il faut croire que l'humanité n'apprend rien de ses erreurs, et je ne crois pas prendre beaucoup de risques en vous disant que nous sommes en 2014 simplement en train de tisser les fils de la prochaine crise financière, lorsque les mêmes causes auront fini par produire les mêmes effets... En tout cas, ce rappel était nécessaire pour vous dire que la «Note» de Standard & Poor's aujourd'hui n'est pas plus crédible qu'elle ne l'a été dans le passé. C'est une note «politique» qui est destinée à envoyer un signal au marché financier dans le cadre d'une sorte de partage des rôles dans un méga-jeu entre grands acteurs de la finance internationale. Comme je l'ai déjà expliqué lors d'un précédent entretien sur les colonnes de Finances News Hebdo, il faut savoir que dans le contexte de délabrement dans lequel se trouvent la plupart des pays arabes hors Etats du Golfe, le Maroc apparaît comme étant un «moindre mal», un pays relativement intéressant dans le «marché international de la dette», auquel on peut encore continuer de prêter tant qu'il peut rembourser sa dette rubis sur l'ongle. Pour cela, il faut donc émettre des signaux plutôt favorables, et c'est ce que fait le FMI lorsqu'il accorde sa perfide «ligne de liquidité et de précaution» ou lorsque sa Directrice générale vient au Maroc taper sur les épaules des responsables marocains et leur dire qu'ils sont sur la «bonne voie», même s'ils peuvent faire mieux... C'est également ce que fait très logiquement l'agence Standard & Poor's lorsqu'elle améliore la perspective du Maroc de «négative» à «stable», alors que rien, je dis bien absolument rien dans la situation économique et financière du pays n'autorise raisonnablement une telle «promotion». La démarche ne s'explique pas économiquement mais politiquement parce que, au préalable, et pour l'instant encore, «on» a décidé de continuer à prêter au Maroc. Vous avez évoqué les 76% du PIB de la dette publique et que précisément ni le gouvernement ni les Institutions financières internationales ne veulent voir en face, préférant s'en tenir aux 62% de la dette du Trésor, comme si la dette des établissements publiques par exemple n'avait pas la garantie de l'Etat et que de toute façon il faudra bien la rembourser en devises, en puisant donc dans les réserves de change du pays ! On peut encore évoquer les déficits de la balance commerciale et des paiements qui restent très élevés (respectivement plus de 20% et près de 8% du PIB) au regard des critères mêmes de toutes ces institutions, autrefois autrement moins «indulgentes» pour des résultats moins catastrophiques... On peut encore se rappeler que le déficit budgétaire reste nettement au-dessus de la «norme» établie par ces mêmes «gendarmes» (3% du PIB), en dépit des tripatouillages opérés dans les comptes et les procédures des finances publiques pour faire apparaître artificiellement un déficit plus faible qu'il ne l'est en réalité. En dépit surtout des cours mondiaux du pétrole qui se sont calmés ces derniers temps et offrent donc un répit inespéré aux responsables. Mais ce n'est qu'un répit car il suffirait, pour une raison ou une autre, que les cours du pétrole et des denrées alimentaires reprennent leur ascension pour que le pays replonge dans une crise peut-être encore plus aigüe que celle de 2012. Comment peut-il en être autrement alors que nous n'avons réglé aucun des grands problèmes à l'origine de tels déficits ? Dois-je en rappeler quelques-uns parmi les plus marquants ? Système fiscal, Caisse de compensation, Caisses des retraites, Statuts de la fonction publique, investissements et train de vie de l'Etat...aucune réforme fondamentale n'ayant encore été engagée, nous restons extrêmement fragiles, terriblement dépendants des aléas des marchés mondiaux, et nous ne sommes aujourd'hui qu'en sursis car les «fondamentaux» des marchés (équilibre offre / demande à moyen et long termes), du moins ceux des matières premières et des denrées alimentaires, évoluent en agissant inéluctablement dans le sens d'une reprise des hausses, ce qui ne manquerait pas de nous ramener à notre propre réalité toute crue : nos déficits redevien dront abyssaux et le FMI comme Standard&Poor's devront bien en prendre acte et reconnaître qu'une fois de plus, ils se seront «trompés»... Seulement entre-temps, notre dette aura encore atteint des sommets, et nous aurons payé des milliards et des milliards d'intérêts et de commissions, au détriment du développement de notre pays et des conditions de vie de sa population. F.N.H. : Avec un taux de croissance autour de 2,6%, tel que prévu par les conjoncturistes, cette perspective ne se révèle-t-elle pas modeste eu égard aux objectifs visés, comme l'accélération des programmes de restructuration économique et de réformes structurelles à même de replacer l'économie sur une trajectoire de compétitivité ? N. A. : Nous n'avons jusqu'à présent parlé que des déséquilibres macroéconomiques, et là vous soulevez la question des «fondamentaux» de l'économie marocaine. Or là encore, il faudrait tout de même qu'on nous explique ce qui a fondamentalement changé dans les structures de l'économie marocaine pour qu'il soit permis d'espérer une amélioration sensible et durable de la situation. Au-delà de sa faiblesse, le taux de croissance que vous évoquez reste, presque 60 ans après l'indépendance du pays, largement déterminé par le PIB agricole, lui-même encore essentiellement déterminé par les aléas climatiques, en dépit de toutes les balivernes dont on nous abreuve sur les «bienfaits» de la «politique des barrages» ou du «Plan Maroc Vert». En ce qui concerne le secteur secondaire, chacun peut constater, à la seule vue des pertes d'emplois et de la baisse de sa part dans le PIB, que l'économie marocaine réussit l'exploit de se désindustrialiser avant même de s'être vraiment industrialisée ! Et ce n'est pas la énième version du Plan «Emergence» qui risque de donner de meilleurs résultats que celles qui l'ont précédée (aucun spécialiste ne s'est hasardé à donner le moindre crédit à l'objectif annoncé d'augmenter la part de l'industrie dans le PIB de 14 à 23% d'ici l'an 2020, ou encore à celui de créer 500.000 emplois industriels en 6 ou 7 ans là où depuis 5 ans le secteur perd chaque année entre 25 et 30.000 emplois) ! Et que dire de l'économie de rente qui continue de faire des ravages, de l'informel qui ne cesse de prendre de l'ampleur, des ressources naturelles qui se dégradent très dangereusement, de la non-compétitivité globale du tissu productif du pays, du chômage dont le taux est sans doute plus élevé que ce qu'en disent les statistiques officielles en raison de biais méthodologiques connus ? etc, etc... F.N.H. : Alors que certains rapports font état de perspectives favorables de la croissance économique nationale, essentiellement en raison du dynamisme soutenu des activités tertiaires et par la bonne performance des nouvelles industries, d'autres semblent plus modérés en raison, entre autres, de la hausse du taux de chômage et du faible dynamisme industriel. Quels sont vos propres pronostics ? N. A. : Au lieu de me livrer au petit jeu des «pronostics», je préfère pour ma part me concentrer sur l'analyse des grands problèmes structurels de l'économie marocaine, sur les questions de fond et les tendances lourdes qui durent pour certaines depuis des décennies et dont on ne voit pas, à moins de faits nouveaux décisifs, voire miraculeux, comment elles pourraient s'inverser dans les cinq ou dix prochaines années. Tous les problèmes que j'ai déjà évoqués sont de cet ordre. Quant à la «bonne performance des nouvelles industries» comme vous dites, attention ! Attention à ne pas entretenir de nouvelles illusions ou de nouveaux mirages ! L'industrie automobile par exemple dont on nous dit qu'elle est en train de nous transformer en puissance exportatrice mondiale... Eh bien, il ne s'agit que d'un modèle low cost venu au Maroc avant tout pour la faiblesse du coût de sa main-d'oeuvre et les formidables possibilités logistiques offertes, au demeurant largement financées par les deniers publics. Mais surtout, il faut savoir que cette «industrie» revient à de la simple sous-traitance internationale dont la valeur ajoutée locale reste trop faible pour enclencher une véritable dynamique de «remontée des filières», ou d'intégration de la chaîne de valeur, génératrice d'emplois et de revenus en conséquence. On sait qu'en ce qui concerne l'usine Renault de Tanger-Med par exemple, le taux de valeur ajoutée locale ne dépasse guère 40%. Concrètement, cela veut dire que lorsqu'on veut nous faire croire que cette usine a exporté 100 euros, il faut qu'on nous dise aussi que, au préalable, les mêmes 100 euros avaient déjà nécessité 60 euros d'importations, et la valeur que nous avons vraiment «ajoutée» au Maroc n'est que de 40... Ce «gain net» est-il suffisant pour justifier tout ce tintamarre ? Quelle stratégie industrielle durable construire sur la base d'un modèle low cost par essence trop dépendant de «coût des facteurs» dont la compétitivité est constamment remise en cause par de nouveaux pays prêts à pousser le dumping social et fiscal jusqu'à l'absurde ? Comment concilier entre la logique d'un tel modèle et l'impératif d'élargir le marché intérieur, développer la classe moyenne ? F.N.H. : D'aucuns estiment qu'il faut accélérer le train des programmes de restructurations économiques et de réformes structurelles. Plus facile à dire qu'à faire. Aujourd'hui qu'est-ce qui bloque ce «train de réformes» ? N. A. : Je ne cesse de répéter que le premier et vrai obstacle au développement de ce pays est son propre système politique, et la première réforme qui s'impose n'est pas économique mais politique... Deux ans après ladite réforme de la Constitution, qui peut prétendre que celle-ci a réglé quoi que ce soit de significatif dans ce pays ? Les mêmes tares et les mêmes obstacles (au développement du pays) sont toujours là, visibles à l'oeil nu, béants ! Pour s'en tenir ici à la seule dimension économique, chacun peut aujourd'hui encore constater que le seul programme à l'oeuvre est celui du Palais, étalé à longueur de journaux télévisés tous les soirs... En face vous avez un Chef de gouvernement qui passe son temps à polémiquer avec tout le monde, et un gouvernement qui s'épuise à promettre des réformes qu'il n'arrive pas à réaliser parce que, là il faudrait un «consensus» ( !), là ce serait trop sensible et il faudrait laisser le temps au temps, ou là encore il y aurait trop de «Aafarits» et de «tamasihs» pour s'y risquer... Au total, ce gouvernement est à mi-parcours et l'Histoire n'aura encore rien retenu de substantiel à son actif. Pire, quelques initiatives prises çà et là sont de vraies régressions. Exemple : la réforme de la Caisse de compensation devait passer par la distribution de revenus directs puis la libéralisation des prix... Or là, le gouvernement «oublie» les revenus et décrète les hausses des prix ! Autrement dit, on revient tout bonnement aux «solutions» des programmes d'ajustement structurel des années 80 du siècle passé, lorsque la «réforme» de la Caisse de compensation ne signifiait que la pseudo «vérité des prix» et donc leur hausse continue. On croyait avoir dépassé cette vision anachronique, mais non ! Ce gouvernement nous y ramène. Autre exemple : On sait maintenant que la prétendue «fiscalisation» de l'agriculture ne reviendra en fait à mettre à contribution (selon les propres déclarations du ministre des Finances) que près de 200 exploitations cette année, chiffre qui pourrait s'élever à 2.000 exploitations en 2020, soit à peine 0,13%, oui vous avez bien entendu ou lu : 0,13% des exploitations agricoles du pays ! On s'est ainsi arrangé pour permettre à une bonne partie des moyens et gros exploitants de rester totalement et éternellement exonérés de l'impôt. Et même les «très-très gros» qui voudront bien payer quelque chose, on s'est arrangé pour les gratifier d'une imposition à taux réduit, au moment où l'on nous explique qu'il faudrait absolument réduire les «dépenses fiscales» ! Bref, un pas en avant, deux pas en arrière... Voilà l'impression que laissent les quelques initiatives que prend ce gouvernement, lorsqu'il finit par les prendre... Pour revenir à la dimension politique des réformes, on voit bien le «décalage», soigneusement entretenu par «l'Etat profond» : Seul le Palais fait des choses et tout le reste n'est qu'agitation et bavardage ! Le problème est que «ce que fait» le Palais n'a été validé par aucune élection et ses auteurs ne sont comptables devant personne, pour le meilleur comme pour le pire. On reste donc dans ce «grand malentendu» : Des «chantiers» qui avancent mais que personne ne discute, et des réformes absolument impératives pour le pays, mais qui n'avancent pas parce qu'elles sont endossées par un gouvernement qui ne peut -et ne veut- pleinement gouverner... On voit bien où est le problème de fond comme on voit bien que la Constitution ne l'a nullement réglé. Et tant qu'on n'aura pas réglé ce problème très politique et très institutionnel, on continuera à tourner en rond.