Saad Hassani étend ses échiquiers sur les cimaises de Loft Art Gallery pour la deuxième fois. Voici quelques lignes sur un peintre discret. Par R. K. Houdaïfa
Ce qui était une aspiration vague est devenu soudain une nécessité, lorsqu'il a découvert, l'année où il a obtenu son baccalauréat, les musées espagnols. Le sort en est jeté ! Il tourna favorablement. Se nourrissant de l'existence, Hassani a pleinement rassasié son besoin de faire œuvre, sans s'enserrer dans le corset réducteur d'un style ni de se claustrer dans les dogmes d'une école ou d'un courant. Un pavé dans le jardin des catalogueurs. Né en 1948 à Rabat, une première exposition personnelle lui est a été donnée dès ses débuts – à l'âge de 16/18 ans. Ensuite, il mit le cap vers d'autres terres. L'Espagne d'abord, puis le reste de l'Europe. Il fréquenta les galeries, découvrit l'Ecole de Paris, l'art brut, les expressionnistes abstraits, se passionne pour Matisse, Paul Klee, Gharbaoui, Cherkaoui... Il s'installe à Casablanca en 1972, face à la mer, pour, dans la solitude, «recueillir des débris dans le paysage». Proche des artistes de l'Ecole de Casablanca, il peint une fresque murale, en 1978, à la première édition du festival international d'Asilah. Une ville où il reviendra très régulièrement pour y travailler dans le calme et la sérénité. Il rencontre Antonio Saura (à Cuenca) et découvre Miares et surtout Tapiés (au Musée d'art abstrait du village) à l'heure où il exposait à la Fondation Miro à Madrid en 1980. Deux ans plus tard, il visite la Documenta de Kassel en compagnie de Gordillo. A la fin des années quatre-vingt, la belle mécanique de la peinture marocaine commençait à se gripper : tant et tant d'espaces étaient voués à la disparition. Il fallait sauver les meubles. Hassani s'est découvert une âme de messie. Il créa la galerie Al Manar au cœur du Dawliz, et en fait un lieu d'échanges, de débats. L'aventure tourna court. Après deux ans de bons et loyaux services, il rendit son tablier. Hassani se remit à peindre dans la solitude bienfaisante d'un atelier appelé à la démolition. C'est dans ce climat d'évanescence génératrice de boulimie qu'il concevra des œuvres qui, sur papier marouflé, seraient exhibées à la galerie Meltem. Pour le support, il faisait beaucoup d'huile sur papier. Ceci lui permît de travailler par étapes jusqu'à parvenir à une masse colorée et légèrement satinée. Quand c'est fait sur papier, l'huile permet d'obtenir une texture qui a une résonnance très sensuelle. Théoricien, Hassani l'est visiblement, non pas par vocation, mais parce qu'il est passionné par les défis que pose la peinture à ceux qui l'exercent. Penser et travailler le médium pour un espace défini, souvent exceptionnel, le tient en éveil et l'amuse. Embrasser ses intuitions aussi. «Non moins lyrique, mais hantée par des figures disparates est l'expérience plastique de Saad Hassani. Peintre en perpétuel mouvement, elle sublime le monde et le voue à une fragmentation hybride. Aussi, les figures semblent-elles raconter par bribes le récit inachevé de la tragédie humaine, du rapport impossible et pourtant nécessaire du masculin et du féminin. D'autres travaux expérimentent le jeu de la lumière et de l'ombre, du recouvrement et du grattage, afin de mettre à nu la corporalité de l'être et ses fragments signifiants. D'autres encore invitent aux jeux et aux enjeux du rapport aléatoire à l'existence, du déchirement, du questionnement incessant de soi et de l'autre», lit-on dans 30 ans de mécénat : histoire d'une collection. A partir de 1990, son travail s'éloigne de l'expressionnisme abstrait pour retourner à une forme plus figurative. Il expérimenta la sculpture, les pigments naturels, travailla l'éphémère sur le sable d'une plage de Oualidia. En 1997, installé à Paris à la Cité des arts, l'artiste débute ses recherches picturales sur l'univers du jeu d'échecs dont il est un joueur averti. Par des jeux de transparence et d'effacement, les pions (tour et cheval en tête), apparaissent et disparaissent au gré des toiles. Le rapport au temps est perceptible dans la succession de couches et de recouvrements. Il montre en 2010 à Villa Delaporte Corps pluriel, l'aboutissement d'une recherche sur la représentation du corps et de son rapport aux questionnements essentiels de la peinture, qu'il développe ensuite en 2011/2012 lors de l'exposition «Corps singuliers» à la galerie Arcanes de Rabat, marquant ainsi un élan neuf dans un parcours qui depuis plus de quarante ans n'a cessé de se renouveler. De surprendre. Tout au long de sa carrière, Saâd Hassani développe une touche picturale qui lui est propre selon la technique de l'effacement. Les strates de couleurs s'ajoutent les unes aux autres, font disparaître un motif pour en dévoiler un autre. Ainsi, au fil des coups de pinceaux se révèle le sujet, parfois tangible comme dans la série de l'Echiquier, souvent énigmatique dans ses toiles les plus abstraites. Les toiles les plus récentes s'attachent plus à la couleur et à sa force vibratoire. Hassani est indiscutablement un être à part dans la communauté artistique marocaine. Quand ses pairs couraient les galeries, les fondations et autres lieux d'expositions pour s'y planter, lui, il s'enfermait douillettement dans son logis et n'en déloge qu'à son corps défendant. Jugez-en : une fois qu'il a rendu son tablier de galeriste à Al Manar, il observe une retraite mutique de six ans. Un bail. En décembre 1995, sous l'insistance amicale des responsables de la galerie Meltem, il daigne enfin s'extirper de sa tour d'ivoire. L'augure d'un grand retour ? L'exposition terminée, il replonge, avec ses cliques et ses claques, dans l'anonymat. Il expose à la Galerie AlifBa en 1996. Août 1998, il refait surface, mais à Lisbonne, à l'occasion de l'exposition universelle, arborant une toile-voilier gigantissime. Une œuvre monumentale. Une voile de 210 m2. Il n'a ressurgi que pour se faire plaisir d'autant plus qu'il s'agissait d'un rêve qui le titillait depuis l'enfance. L'effacement du peintre serait-il le seul moyen d'entretenir une distance par rapport à son travail et de réfléchir dessus. Peut-être rêve-t-il de se faire oublier au profit de sa peinture…quoique, ses brusques évanouissements dans la nature ne le font jamais tomber dans l'oubli. Reconstituer l'itinéraire d'une existence à la fois discrète et profuse que celle de Saad Hassani relève d'une gageure insurmontable. Tout au plus, nous avons essayé d'en évoquer à coup d'aile les aspérités. Et elles sont foisonnantes. Palmarès édifiant En 1999, la Galerie nationale de Bab Rouah à Rabat lui consacre une exposition personnelle, un catalogue est édité à cette occasion aux Editions Obvision avec des textes de Farid Zahi et d'Edmond Amran El Maleh. En mai 2002, il organise en collaboration avec l'écrivain Bernard Collet une exposition de trois peintres français dans son atelier du Foundouk Bashko : Pierre Buraglio, Bernard Garcier, René Schlosser. Un livre paraît aux Editions la Fosse aux ours à Lyon : Casa Central atelier de Saâd Hassani, avec des textes de Tahar Ben Jelloun, Bernard Collet et Didier Folléas. C'est dire que la littérature occupe une place importante dans son travail. Il expose dans ce même atelier en 2003 une série de tondos, puis participe en 2005 à Rotterdam à «Art contemporain au Maroc». La galerie de Bab Rouah à Rabat organise alors une importante exposition personnelle et édite un catalogue avec des textes de Jamal Boushaba, «Requiem pour un thème», et de Bernard Collet «Grammaire du silence». En 2006, il montre des œuvres récentes à la galerie Venise Cadre à Casablanca puis à l'Espace Actua Fondation Attijariwafa bank qui lui consacre une exposition rétrospective : «Parcours 1997-2006». Un coffret est édité à cette occasion. En février 2008, il expose à la Galerie Tindouf à Marrakech, un catalogue est édité avec un texte de Tahar Ben Jelloun : «L'ombre du silence». En novembre, il (re)prend d'assaut la galerie Venise Cadre, mais pour montrer ses travaux récents. Il participe en 2009 à l'exposition inaugurale de la galerie Villa Delaporte à Casablanca puis à l'exposition collective Corps et figures du corps organisée par La Société Générale à Casablanca où il montre une série d'œuvres de la fin des années 70…
*Hassani Solo Show, jusqu'au 25 avril à la Loft Art Gallery, à Casablanca.