■ Une entreprise n'acquiert le statut et le titre d'une entreprise familiale qu'une fois la deuxième transmission générationnelle réussie. ■ Si la transmission n'est pas bien préparée, le devenir, ou du moins le caractère familial de l'entreprise, risque d'être mis en danger. ■ Nombre d'entreprises marocaines créées au lendemain de l'indépendance, ou après la marocanisation des années 70, sont dans une phase de transition générationnelle. ■ Tour d'horizon avec Mouhcine Ayouche, coach certifié ACC et co-fondateur de BMH Coach. ✔ Finances News Hebdo : Si vous deviez donner une définition à l'entreprise familiale marocaine, quelle serait-elle ? ✔ Mouhcine Ayouche : Les entreprises familiales au Maroc sont celles dont le capital et le management sont détenus par une même famille. On pourrait dans quelques cas trouver deux familles dans la même entreprise, mais ce sont deux familles qui ont aussi des liens familiaux; et donc une entreprise familiale est celle dont les rênes financières et managériales sont tenues par une même famille. On peut rarement, à mon sens, distinguer au Maroc le management de la détention du capital en parlant d'entreprise familiale. Maintenant, il faut faire une distinction au départ, entre affaire personnelle et entreprise familiale. Une entreprise n'acquiert le statut et le titre d'une d'entreprise familiale qu'une fois la deuxième transmission générationnelle réussie, sinon une entreprise fondée par une personne et gérée par cette personne, pendant la durée de vie de cette dernière, n'est pas automatiquement une entreprise familiale. On parle dans ce cas d'affaire ou d'entreprise personnelle. C'est seulement à la première, voire la deuxième transmission qu'on va pouvoir parler d'entreprise familiale. Imaginez le cas où une affaire personnelle est cédée au décès de son fondateur à d'autres propriétaires en dehors de la famille : quel que soit le mode de cession, elle n'aura pas acquis ce caractère d'entreprise familiale. D'ailleurs, nous avons vu dans l'histoire du Maroc des affaires personnelles de grande taille qui ne sont pas transformées en entreprises familiales. ✔ F. N. H. : Comme toute entreprise, ces dernières doivent faire face à plusieurs défis, quels sont-ils d'après vous ? ✔ M. A. : Le premier et grand défi est sans conteste celui de la pérennité et de la continuité. Mais pour ces entreprises, cette question va se poser à deux niveaux différents : il y a la pérennité de l'entreprise, et puis il y a la pérennité de l'entreprise dans la famille. Si l'entreprise continue en dehors de la famille, le problème va encore se poser car nous ne sommes plus devant une entreprise familiale, nous serons plutôt devant une affaire individuelle qui va perdre son caractère familial. Donc, le grand défi est celui de la pérennité et de la transmission et c'est là où des efforts doivent être faits. Selon des éléments que nous avons aujourd'hui, à défaut d'une étude scientifique, les transmissions se font de manière spécifique. C'est au petit bonheur la chance, puisque chaque groupe va développer ses propres modes de transmission. Or, il faudrait s'inspirer de ce qui se passe à travers le monde ; il y a des entreprises familiales qui sont vieilles de plusieurs siècles et qui ont gardé ce caractère parce qu'elles ont mis en place des modes de transmission qui n'ont cessé de s'élaborer et de se perfectionner à travers les expériences d'autres entreprises. Maintenant, je voudrais également parler de la nuance sur la représentation que l'on se ferait d'une entreprise familiale. Il faut éviter tout préjugé : une entreprise n'est pas forcément performante si elle est cotée à la Bourse et est forcément défaillante si elle est familiale. La sociologie des entreprises nous démontre que pour une économie comme la nôtre, mais aussi pour des économies aussi développées et prospères et ouvertes que celles des USA ou de la France, les entreprises familiales peuvent êtres extrêmement performantes sans qu'elles soient forcément cotées à la Bourse ou être hors du circuit familial. Si nous nous limitons à ce genre de préjugés, nous risquons de faire des erreurs d'analyse. Une entreprise familiale peut être parfaitement performante et une entreprise non familiale pourrait ne pas être performante. Il faut éviter ce genre de préjugés qui ont longtemps prévalu au Maroc parmi les économistes et les sociologues des entreprises. ✔ F. N. H. : Il est primordial de former et d'informer les cédants potentiels sur l'intérêt d'une transmission préparée et sur le danger de ne rien faire ; comment peut-on procéder, selon vous, sachant que la famille marocaine reste très fermée face à ce genre de questions ? ✔ M. A. : Il faut à ce niveau distinguer la transmission du patrimoine de la transmission de l'entreprise. Je pense que dans la tradition marocaine, à quelques exceptions bien entendu, il y a une préparation de la transmission du patrimoine. Que ce soit de manière directe, verbalisée, formalisée ou de manière indirecte. Pour ce qui est de la transmission de l'entreprise, il est vrai qu'il n'y a pas de tradition, il n'y a pas de formalisme établi et c'est pour cela qu'il y a une prise de conscience à avoir à ce niveau-là. Il est vrai cependant que nous avons au Maroc quelques grands groupes familiaux qui ont réussi une première et même une deuxième transmission. Nombre d'entreprises marocaines créées au lendemain de l'indépendance, ou après la marocanisation des années 70, sont dans une phase de transition générationnelle. Et c'est là où la sensibilisation, la prise de conscience de la nécessité de mettre en place des formes structurées de transmission, devient importante. Elles sont donc dans une phase de transmission et c'est pour cela qu'il est intéressant de s'occuper de cette question-là et de sensibiliser les différentes générations de l'entreprise à ces questions de transmission. Parce qu'aujourd'hui les entreprises familiales sont gérées par deux, voire trois générations de la même famille avec la permanence de la présence active du fondateur. Et ce qui se passe dans ce cas c'est qu'on se retrouve avec le fondateur qui est encore aux commandes, la deuxième génération qui est dans l'entreprise avec des modes managériaux différents… La transition et, partant, la transmission doit être gérée au mieux. ✔ F. N. H. : Quels sont les problèmes que peut rencontrer une société lors de la transmission aux futurs dirigeants ? ✔ M. A. : Si la transmission n'est pas bien préparée entre toutes les parties prenantes qui ne sont pas forcément toutes dans l'entreprise, le devenir ou du moins le caractère familial de l'entreprise risque d'être mis en danger. Par exemple, vous pouvez trouver une entreprise familiale avec le fondateur qui est en posture de père avec un ou deux de ses enfants qui sont dans l'entreprise : deux ou trois autres qui sont en dehors de l'entreprise, les actions détenues par le père fondateur font partie du patrimoine du père qui vont donc être transmises par héritage à des descendants ou ayants-droit ne faisant pas partie de l'entreprise. Les parties prenantes dans la transmission ne font pas toujours partie intégrante de l'entreprise, c'est pour cela que la transmission doit être bien cadrée. L'autre aspect auquel il faudrait rester attentif réside dans le fait que l'on ne transmet pas uniquement la propriété mais également, voire surtout, le pouvoir au sein de l'entreprise. De transmission en transmission, les acteurs vont être diversifiés et leur nombre va grandir, d'où la nécessité du conseil de famille comme espace idoine de préparation et de gestion de la transmission. Y seront traitées des décisions stratégiques du genre : transmission et répartition du capital, transmission du management, mode de désignation, place et rôle des «pièces rapportées»… A cet égard, l'expérience a démontré que pour les entreprises familiales qui ont duré, l'association des pièces rapportées, du moins dans le conseil de famille, est plutôt bénéfique parce que dès la troisième génération, on ne va plus parler de frères et sœurs, mais de cousins et cousines et autres neveux. ✔ F. N. H. : Votre conseil aux dirigeants d'entreprises familiales ? ✔ M. A. : Dans le parcours d'un entrepreneur, le fait d'avoir créé et réussi une affaire individuelle est extrêmement important et a un sens pour lui (le fondateur va souvent parler de son entreprise comme étant son bébé). Aussi, il me semble que les questions de transmission sont autant, sinon plus importantes que la création et la réussite de l'entreprise, sinon c'est l'œuvre d'une vie qui risque de ne pas perdurer. L'entreprise pourra continuer sa vie, il se peut qu'il y ait un acheteur en dehors de la famille, une fusion-absorption… Enfin, plusieurs mesures sont là pour permettre à l'entreprise de durer, mais ces solutions ne permettront nullement de transmettre une entreprise familiale. Donc, mon conseil serait de donner autant, si ce n'est plus d'importance aux questions de transmission, de les travailler, de les verbaliser le moment venu avec tous les acteurs, en ayant une vision claire de cette transmission. Il faudrait éviter de transmettre l'entreprise familiale comme une des composantes du patrimoine. Il y a des règles particulières à adopter afin d'en garantir la réussite. ■ Dossier réalisé par Wafaa Mellouk