Etablir des mesures antidumping n'a rien d'exceptionnel; c'est même devenu la règle au niveau mondial. D'autant qu'au Maroc, ces mesures, pour un secteur comme l'acier, sont de l'ordre de 11%, alors que pour un marché comme celui de l'UE, elles sont de 30%. Amine Louali, Directeur général délégué de Maghreb Steel et président de l'Association des sidérurgistes du Maroc, revient sur l'importance de la veille économique et stratégique pour une meilleure connaissance des évolutions et une maîtrise de la défense commerciale du Maroc.
Finances News Hebdo : Quels sont les derniers développements du différend opposant le Maroc à la Turquie concernant les mesures antidumping sur l'acier laminé à chaud, porté actuellement devant l'OMC ? Amine Louali : Il faut préciser qu'il s'agit d'un différend technique. La Turquie, qui exportait entre 100.000 et 150.000 tonnes d'acier vers le Maroc, ce qui équivaut à ce qu'elle exportait aux Etats Unis, joue toute la panoplie des recours possibles au sein de l'OMC pour faire sauter les mesures antidumping instaurées par le Maroc. La Turquie est organisée pour traiter ce genre de différend et le Maroc s'est mobilisé pour aller au bout de cette démarche. C'est une procédure qui n'a rien d'exceptionnel, qui dure au minimum deux ans, et qui peut aller jusqu'à six à sept ans. Autant dire que d'ici son aboutissement, la mesure antidumping serait arrivée à échéance entre fin 2018 et 2019. Pour revenir à votre question, les tentatives de médiation n'ayant pas abouti, il y a eu la mise en place d'un groupe d'experts pour traiter ce dossier sur l'aspect technique devant l'organe de règlement des différends de l'OMC. On en aura encore pour un an à un an et demi de va-et-vient pour que ce panel d'experts puisse rendre ses conclusions. F.N.H. : Pour rappeler le cas de Maghreb Steel, quels sont les signes précurseurs relevant une situation de dumping ? Plus précisément, comment établir le lien de causalité entre les importations et les dommages subis par une industrie donnée ? A. L. : Le dumping est réglementé dans le sens où le pays entame une procédure contre un acteur identifié, qui commercialise ses produits à l'export soit à un prix inférieur aux coûts de production, soit inférieur au prix pratiqué sur son propre marché national, en provoquant préjudice à un secteur donné. Ce sont là les trois éléments à réunir pour déclencher la procédure de mise en place de mesure antidumping. Pour notre secteur, deux ou trois acteurs turcs ont été identifiés comme appliquant des prix bas à l'export, et le préjudice a été établi, puisque face à ces importations à bas prix, Maghreb Steel, seul producteur, se retrouvait avec une part de marché de l'ordre de 40% pour une capacité installée qui est censée tourner deux ou trois fois ce niveau-là. La conclusion finale, entérinée par l'OMC, est qu'il y a eu effectivement du dumping, d'où la mise en place par le Maroc de ces mesures anti-dumping sur l'acier laminé à chaud. F.N.H. : Il paraît que c'est une pratique des plus ordinaires pour ce secteur ? A. L. : Justement, pour avoir une vue d'ensemble, nous avons commandé au cabinet McKinsey de faire un recensement des mesures mises en place dans l'acier. Ce qu'il faut savoir, c'est l'un des secteurs les plus protégés au monde, suivi de celui des produits chimiques. Nous avons pu constater que depuis 2011, les mesures de protection sont ainsi passées de 266 à 424 mesures. Il s'agit d'un secteur stratégique, très capitalistique où la tendance de dumping est très forte. Ce qui justifie l'augmentation considérable des mesures antidumping. Rien qu'en 2016, on note 36 nouvelles mesures émanant essentiellement des Etats-Unis, de l'Union européenne et de la Russie. C'est devenu la norme pour ce secteur ! Nous avons également pu observer que sur les deux dernières années, certains marchés ont été fermés, notamment le marché américain, puisque la part de la vente de la production locale est passée de 80% à 94%. Pareil pour l'Europe. Inversement, en Afrique, cette part est passée de 49 à 34% face à la pression des importations.
A lire sur le même thème : Défense commerciale : le Maroc, ce dindon de la farce F.N.H. : Certains estiment qu'il s'agit plus d'un problème de compétitivité de nos produits et de notre industrie que de dumping. Qu'en pensez-vous ?
A. L. : Il se trouve que nous ne sommes pas outillés pour faire face à ce niveau de «compétition» plutôt commerciale, pas seulement à l'export, mais aussi pour protéger l'acquis national. Nous faisons face à des machines de guerre qui, entre barrières non tarifaires, mesures antidumping etc., rendent difficile l'accès à leurs marchés. C'est le cas de la Turquie, avec un marché de 36 millions de tonnes d'acier : Elle figure au 14ème rang en termes de mesures de défense commerciale active à fin 2016, selon les chiffres de la Banque mondiale. Les Etats-Unis et l'UE occupent respectivement le premier et le 4e rangs. Alors que chez nous, on parle de rente en évoquant les mesures antidumping installées pour le secteur au lieu de réfléchir à des moyens pour accompagner les fleurons de l'industrie marocaine. Parmi elle, Maghreb Steel, qui a investi 6 milliards de DH, l'un des plus importants investissements industriels au Maroc depuis l'indépendance, pour développer le marché local, notamment en déployant de nouvelles gammes de produits. Mais, surtout, en protégeant les emplois dans le secteur industriel. C'est pour dire que la situation du Maroc en établissant ces mesures n'a rien d'exceptionnel, c'est devenu la règle au niveau mondial. D'autant qu'au Maroc, ces mesures pour le secteur sont de l'ordre de 11%, alors que pour un marché comme celui de l'UE, elles sont de 30%. F.N.H. : Est-ce que votre voix est audible auprès des autorités et, surtout, ces mesures ont-elles eu l'effet escompté ? A. L. : Notre ministre de tutelle, Moulay Hafid Elalamy, a pris cette mesure courageuse en 2014 et il a eu la démonstration de la pertinence de cette décision à travers les résultats du secteur. Depuis trois ans, avec la mise en place de mesures de sauvegarde, le tissu industriel se porte très bien, (emplois maintenus, avec des opportunités importantes d'investissements), malgré la contraction en raison du marché de la construction auquel nous sommes intimement liés, qui souffre d'une conjoncture pas très favorable. En effet, nous assistons à la réalisation d'importants investissements par nos clients dans des secteurs comme l'automobile, la construction et les énergies renouvelables. Ils savent que nous sommes présents et proches pour satisfaire leurs besoins, ce que les revendeurs ne sauraient faire. Nous jouons par conséquent le rôle de locomotive pour tout un secteur qui doit sortir de la commodité pour aller vers plus de valeur ajoutée et des produits plus qualitatifs. L'industrialisation du Maroc passe par des locomotives qui tirent leur écosystème, à l'image de l'automobile pour l'aéronautique. On constate que nous sortons d'un marché de commodities vers des niches de spécialisation. C'est l'un des aspects vertueux de cet élan autour du secteur. F.N.H. : Cette mesure touchera à sa fin entre 2018 et 2019. Quid de l'avenir ? A. L. : Il faut rappeler qu'on installe ce genre de mesures en attendant que le marché se redresse. Dans ce sens, deux scénarios sont à retenir. Le premier est que le marché se redresse et là, il y a des signaux positifs depuis un an sur la résorption de l'excédent mondial de production, ce qui logiquement conduirait à ne plus être dans une logique de dumping. Auquel cas, il n'y aura pas de reconduction de ces mesures antidumping. Soit, et c'est là le deuxième scénario, on continuera à être sur un marché excédentaire où tout le monde joue le même jeu. Je ne vois pas pourquoi le Maroc s'en priverait. A notre niveau, nous nous inscrivons dans une veille économique et stratégique pour suivre les tendances mondiales et nous essayons de communiquer avec les autorités, soit à travers le contact direct, soit à travers la plateforme «Steel Impulse» développée par l'Association des sidérurgistes au Maroc dans le cadre de ses activités de promotion et de développement du secteur de la sidérurgie au Maroc. L'idée est de s'organiser de sorte à défendre les intérêts du pays en utilisant les mêmes outils que tous les autres pays pour ne pas être le dindon de la farce ! ■