Issu de l'école publique bilingue, j'ai fait mes études à El Jadida puis à Casablanca dans les deux langues, arabe et français, du primaire au baccalauréat obtenu en 1972. Mes études universitaires, elles, se sont faites en arabe à Rabat. Il faut dire aussi, qu'à cette époque, les élèves pouvaient facilement maîtriser les deux langues grâce à des enseignants marocains et français motivés et engagés. Ces enseignants compétents aidaient les jeunes à assimiler les cours de littérature mais également ceux des matières scientifiques. Autre élément déterminant : la lecture dans les deux langues avait une place primordiale dans l'ensemble de cet apprentissage. Grâce à ce climat culturel motivant, je me suis découvert un don pour la culture et, de là, pour l'écriture. Au début de mon parcours, j'ai opté pour l'imaginaire littéraire à travers l'écriture de nouvelles en arabe dans le quotidien Al-Alam. J'étais donc plus à l'aise pour écrire en arabe, ce qui m'a encouragé à publier, à compte d'auteur, mon premier recueil de nouvelles. Puis, avec une plus grande maîtrise des techniques narratives, j'ai pu faire paraître, à compte d'éditeur, trois autres recueils en arabe dont deux en dehors du Maroc, sous l'égide de l'Union des écrivains arabes. Pendant presque une quinzaine d'années, de 1975 à 1990, j'ai constaté que la diffusion de mes écrits littéraires en arabe restait bien limitée en termes de vente, d'échange et de feed-back. Il en était d'ailleurs de même pour plusieurs de mes amis écrivains arabophones de ma génération. Les nouvellistes et les poètes en langue arabe abondaient dans un marché où le lectorat local arabophone était très réduit. Mes fréquentes discussions avec plusieurs de mes amis écrivains m'ont révélé qu'ils vivaient la même situation. Le vétéran Mohammed Zefzaf, romancier de talent, connu dans le monde arabe, nous dira, un jour, parlant de sa propre expérience, avec sa franchise habituelle mêlée d'amertume, que s'il avait écrit en une autre langue il serait devenu plus célèbre et plus riche. Ce constat hélas est bien réel. Le problème ici n'a rien à voir avec la langue mais avec le lectorat. A titre personnel, je pouvais continuer, en toute tranquillité, à mon rythme, dans mon cadre littéraire d'origine. C'est-à-dire, continuer à produire des recueils de nouvelles en arabe, qui ne seraient, en fin de compte, lus qu'entre nous, mais le hasard d'un constat, un jour, m'a fait changer d'avis. En fait, c'est à Rabat, dans les années quatre-vingts du siècle dernier, lors de mes études universitaires, que j'ai constaté de visu que les centres d'intérêt des lecteurs n'étaient pas forcément littéraires. Pour de multiples raisons sociales, culturelles et politiques, d'autres domaines plus pragmatiques captaient l'intérêt des lecteurs comme l'histoire, la sociologie, l'économie, les mémoires ou les études monographiques. Je me suis alors posé la question suivante : comment pourrais-je en tant qu'écrivain me rendre utile à ma communauté et aux générations montantes ? Cela a coïncidé, à l'époque, avec la création à El Jadida d'une Faculté des lettres. Les étudiants, futurs licenciés en histoire, étaient amenés, en fin de cursus, à écrire un mémoire sur un sujet touchant à l'histoire de la ville. Les étudiants, à cette époque, ne trouvaient localement ni documentation ni archives susceptibles de les aider dans leurs recherches. C'est pour cela que je fus contacté en 1987 par bon nombre de ces étudiants qui avaient lu mon article intitulé « El Jadida : histoire d'une ville » paru dans la défunte revue mensuelle Lamalif. Et c'est ainsi que me vint l'idée d'écrire sur l'histoire locale d'El Jadida. Ces jeunes avaient beaucoup de difficultés à dénicher la documentation nécessaire pour approfondir le sujet qu'ils avaient choisi. Mais, hormis ces jeunes, j'ai rencontré des Jdidis plus âgés qui étaient, eux aussi, à l'affût de l'histoire touchant leur environnement proche. Ces personnes se sentaient bouleversées par les changements survenus dans le paysage urbain de leur antique cité. J'ai alors proposé à groupe de ces personnes, marocaines et étrangères nées dans la ville au temps du Protectorat, de participer à une rencontre sur le thème : « L'histoire d'El Jadida racontée par ses anciens habitants ». Cette rencontre, qui eut lieu à l'Institut français, leur a permis de s'exprimer sur ce passé commun en voie de disparition. L'assistance était vivement séduite par les vibrants témoignages présentés. Cependant, détail sans doute révélateur, la majorité des témoins marocains invités n'y ont pas assisté. L'intérêt suscité par cette première rencontre avait fait qu'elle fut rééditée à deux reprises en 1988 et 1989. Ces trois tables rondes furent très appréciées. J'ai donc profité de mon séjour à Rabat pour faire un premier inventaire des écrits sur El Jadida et les Doukkala à la Bibliothèque nationale, au centre de documentation La Source, à la Chambre de commerce et au Centre des études arabes. Je notais dans un cahier tout ce que je pouvais trouver comme référence. C'était l'ébauche de mon premier travail bibliographique sur l'histoire d'El Jadida. Dans ces différents centres, je constatai que la documentation disponible et accessible sur les villes du Maroc était principalement en français. D'autant plus que, travaillant sur le témoignage oral en rapport avec la ville, j'ai reçu ces éléments très facilement d'anciens Français de la ville et, dans une moindre mesure, de Marocains. Le choix du français pour la rédaction de mes ouvrages d'histoire locale s'est donc naturellement imposé par son aspect pragmatique. En effet : L'ensemble de la documentation accessible étant majoritairement francophone, il me paraissait, en toute logique, plus pertinent de l'utiliser comme telle. Ceci n'excluait pas le recours à certaines documentations écrites en arabe ; - Le fait de traduire en arabe des documents accessibles en français ajouterait une difficulté supplémentaire pour le chercheur bénévole que j'étais ; - La publication en français me permettait de communiquer avec un lectorat francophone multiple et plus large. Mais il faut reconnaître aussi un autre point qui, dans mon humble parcours, me paraît déterminant : c'est ma rencontre fructueuse avec d'éminents historiens et chercheurs francophones, marocains par naissance ou par appartenance affective : Guy Martinet, Abdelkébir Khatibi et Nelcya Delanoë. L'historien Guy Martinet (1920-2003) m'avait aidé par ses conseils et ses corrections et m'avait encadré dans l'animation de rencontres notamment à Casablanca et El Jadida. Quant à Abdelkébir Khatibi (1938-2009), sociologue et romancier originaire d'El Jadida, il m'a, à plusieurs reprises, encouragé à continuer mes recherches sur la mémoire locale. Il joua d'ailleurs, un rôle déterminant pour la parution de ma bibliographie. Enfin, Nelcya Delanoë, professeur d'histoire à l'Université française, et originaire d'une famille jdidie, m'a souvent conseillé et a également préfacé l'un de mes livres. S'il est un autre point très réconfortant, c'est bien l'échange avec mes lecteurs. Certains m'abordent dans la rue pour me signifier qu'ils ont découvert dans mes ouvrages des facettes cachées de leur ville qu'ils ignoraient jusque-là ou même sur leurs familles. L'autres, notamment des Français, m'écrivent leurs impressions et leurs sentiments sur mes travaux en me remerciant d'avoir eu le mérite de m'intéresser à cette mémoire commune. Mémoire qui, au fil des ans, risquait de disparaître à tout jamais.